Un moment clé pour l’avenir de la France et de la gauche

Pas de doute possible… La partie qui se joue sur le sort de la loi El Khomri, à l’aube de la dernière année d’un quinquennat catastrophique, va déterminer l’avenir. Pour la première fois depuis quatre ans, le réveil du monde du travail et de la jeunesse tend à rebattre les cartes d’un jeu politique et social où nous paraissions condamnés à passer notre tour. C’est si vrai que l’exécutif, au sein duquel les craquements n’auront cessé de se faire entendre ces derniers temps, s’est trouvé contraint de réorganiser en catastrophe son dispositif.%%%

((/public/photos/.10_mars_03_s.jpg|10_mars_03.jpg|L|10_mars_03.jpg, mar. 2016))
((/public/photos/.10_mars_05_s.jpg|10_mars_05.jpg|L|10_mars_05.jpg, mar. 2016))

Oh ! Si l’on a simplement l’honnêteté d’examiner soigneusement les annonces du Premier ministre devant les « partenaires sociaux », le 14 mars, on conviendra aisément que le compte n’y est pas. Certes, le gouvernement aura reculé sur les points qui, par leur ultralibéralisme franchement assumé, avait provoqué la protestation unanime des organisations syndicales. Ainsi, le plafonnement initialement prévu des indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif n’aurait-il plus qu’une valeur ”« indicative »”. De même, l’allongement du temps de travail des apprentis se verrait-il supprimé du projet législatif ; les marges de manœuvre laissées aux patrons des petites et moyennes entreprises seraient-elles un peu encadrées, avec notamment la nécessité pour eux d’en passer par un accord pour appliquer le ”« forfait jours »” ; l’instance judiciaire compétente pourrait-elle vérifier la situation d’une multinationale en cas de licenciements économiques dans l’un de ses filiales ; la garantie jeunes deviendrait-elle un droit ”« universel »” pour les privés d’emploi ou de formation. Mais le cœur de la régression qu’orchestrerait cette prétendue réforme, si du moins elle venait à être maintenue par le pouvoir et adoptée par la représentation nationale, n’en demeure pas moins.

La hiérarchie des normes jusqu’alors en vigueur serait menacée d’anéantissement, les accords de branche ne conservant de validité que dans les cas où des accords d’entreprise n’auraient pas fixé d’autres règles, y compris si les salariés étaient pénalisés par ceux-ci. Par conséquent, l’accord d’entreprise, échelon où le rapport de force est dans les circonstances actuelles le plus favorable aux chefs d’entreprise, deviendrait la principale source du droit du travail. Au demeurant, même dans les domaines où ”« rétropédalage »” il y aura eu, pour reprendre l’expression de Philippe Martinez, le diable sera bel et bien allé se nicher dans les détails. Comme lorsqu’il est prévu que, évacué par la porte, le ”« plafond »” des indemnités prud’homales reviendrait par la fenêtre du décret d’application de la loi, dans la fourchette initialement fixée par le gouvernement, soit de trois à quinze moins de rémunération. Ou comme lorsque la ”« garantie jeunes »” n’est censée améliorer le sort que de 50 000 jeunes supplémentaires. Ou comme lorsque le juge censé examiner les conditions des licenciements économiques ne se voit attribuer aucun moyen véritable de procéder aux investigations susceptibles de débusquer d’éventuelles fraudes (ce qui revient à les laisser s’opérer sans restriction aucune). Ou encore comme lorsque l’on envisage de faire passer le ”« compte formation »,” disposition phare du fameux ”« compte personnel d’activité »”, à 450 heures sur la durée d’une vie active pour les hommes et les femmes dépourvus de diplômes, sans accompagner cette mesure de la moindre obligation pour les employeurs, en matière par exemple de garanties salariales ou de transcription de ce droit nouveau dans les grilles conventionnelles.

Il est bien trop tôt pour dire si la manœuvre orchestrée par le champion toute catégorie du jeu de bonneteau, je veux parler du personnage qui préside aux destinées de la nation depuis l’Élysée, sera suffisante pour contrarier l’envol d’un mouvement prometteur, diviser le syndicalisme, égarer une partie de l’opinion. Pour l’heure, si la communication de l’exécutif sera effectivement parvenue à installer l’idée que le front des organisations de travailleurs serait définitivement fracturé entre un pôle ”« réformiste »” et un pôle ”« révolutionnaire »” (vision des choses qui n’est pas sans faire écho au discours vallsiste sur les ”« deux gauches irréconciliables »”…), elle n’en aura pas moins échoué à faire rentrer étudiants et lycéens dans leurs amphis et salles de classe. Au vu des chiffres, et sachant que ce 14 mars les manifestations ne comptaient que très peu de salariés, la mobilisation des jeunes aura manifestement franchi un nouveau palier.

D’ores et déjà, il est donc permis d’affirmer que quelque chose a bougé dans les profondeurs du pays. J’ai eu, le 10 mars, au lendemain de la première journée organisée en faveur du retrait d’un projet indigne, l’occasion d’en débattre à Toulouse avec Gérard Filoche, membre du bureau national du Parti socialiste et fondateur de la revue ”Démocratie et socialisme” (photos). La rencontre avait été organisée à l’initiative de mes camarades de la fédération communiste de Haute-Garonne qui, outre Gérard et moi-même, avaient invité la magistrature Odile Barral à faire le lien entre la casse du code du travail et les mesures liberticides simultanément proposées par le gouvernement, l’échange étant animé par mon amie Dominique Satgé, pour le PCF départemental, et Claude Touchefeu, pour ”Démocratie et socialisme”. Ce soir-là, les quelque 300 participants, un vrai succès par les temps qui courent, auront témoigné d’un incontestable changement de climat et de la soif de réflexion collective que le nouveau contexte suscite parmi les fractions militantes de la gauche. Ce sont les échanges de cette soirée qui m’auront inspiré cette note.

LES QUATRE TRAITS D’UN CHANGEMENT DE SITUATION

Quatre grands traits témoignent de la très rapide modification de la conjoncture française. Un, il est manifeste que notre société en arrive à présent aux limites de ce qu’elle peut supporter (ou, du moins, accepter). Cela faisait exactement dix ans que le mouvement populaire n’avait plus enregistré le moindre succès, et encore, à l’époque du contrat première embauche (comme cela avait d’ailleurs été aussi le cas, en 1995, de la mobilisation contre la loi Juppé), c’était en obtenant le retrait d’un projet menaçant la jeunesse d’un recul dangereux, non en arrachant de nouveaux droits. Durant ces années, destruction des protections collectives héritées de la Libération et remise en cause de conquêtes vieilles parfois de plusieurs décennies, essor du chômage de masse et précarisation de l’emploi, fermetures d’entreprises et multiplication des licenciements, attaques contre les services publics ou pertes incessantes de pouvoir d’achat pour les salariés se seront conjugués pour rendre la France toujours plus dure à ceux qui n’ont que leur travail pour subsister. Dès lors que, dans le même temps, on distribuait sans compter des dividendes en hausse constante aux actionnaires des grands groupes, que les banques affichaient des profits insolents tout en empochant les cadeaux que leur consentait la puissance publique (211 millions distribués aux divers établissements, au titre du crédit d’impôt compétitivité-emploi sur la seule année 2015), que l’opulence d’une poignée d’oligarques n’avait jamais atteint pareille ampleur (à l’image d’un Monsieur Gattaz qui, tout en appelant à liquider le code du travail, n’hésite pas à faire progresser de 29% sa rémunération de PDG de Radiall), le sentiment d’injustice n’aura cessé de croître. Le projet de « loi travail » aura, de ce point de vue, constitué la goutte d’eau faisant déborder un vase plus que plein…

Deux, ce dont atteste le mouvement montant des profondeurs d’un peuple durement brutalisé par les orientations mises en œuvre au sommet de l’État, c’est que la France ne s’est jamais convertie aux préceptes du néolibéralisme. Le matraquage d’une idéologie néoconservatrice relayée par des médias aux mains de quelques géants de la communication aura bien pu instiller dans les esprits l’idée qu’il n’existerait plus d’alternative à la domination sans partage de la finance et des marchés, comme à la compétition de tous contre tous… Les pertes d’acquis ayant accompagné les échecs à répétition du mouvement social auront bien pu distendre les solidarités de classe… La dérive d’un clan gouvernemental ayant piétiné toutes les attentes du vote de 2012 aura bien pu répandre le découragement et priver le camp progressiste de l’élan qui lui aurait permis de résister et d’ouvrir la voie à d’autres possibles… Il sera demeuré, au fond des consciences, tel un passé qui n’entend pas passer, l’attachement aux principes républicains de justice, d’égalité et de souveraineté du peuple. L’erreur de François Hollande et Manuel Valls aura, pour cette raison, consisté à croire que ce ressort était définitivement brisé et qu’ils pouvaient se lancer, au soir d’un quinquennat à bout de souffle, dans une attaque croisée contre plusieurs des fondements de la République. Des déclarations honteuses du Premier ministre face à l’arrivée sur le Vieux Continent de centaines de milliers de réfugiés tentant de sauver leurs vies, à la mise en cause de ”« l’ordre public social »” tel que l’avait restauré et étendu le programme du Conseil national de la Résistance, sans omettre cette sinistre déchéance de nationalité portant atteinte au principe du traitement identique des citoyens quelles que soient leurs origines, ils auront négligé que la France avait le progressisme républicain pour identité fondatrice, et que l’histoire de la gauche s’avérait indissociable de celle de la République. En s’aventurant sur ce terrain piégé, pour satisfaire les demandes du Medef autant que les dogmes édictés depuis Bruxelles, à moins que ce ne soit pour récupérer les thèmes jugés porteurs de la droite, les gouvernants auront fini par provoquer la confrontation avec la rue qu’ils redoutaient tellement.

Trois, c’est ce qui aura amené, pour la première fois depuis le printemps 2012, et avec une ampleur inédite lorsqu’un gouvernement trahissait le mandat qui lui avait été confié avant d’accéder aux commandes, à une rupture profonde entre le peuple de gauche et ceux qui étaient censés le représenter. Avec, pour facteur aggravant, que ces derniers se seront crus autorisés à afficher l’ambition d’en finir avec ce qui sépare la gauche de la droite, afin de favoriser au plus vite l’émergence d’une sorte de Parti démocrate qui, inspiré de Tony Blair ou Matteo Renzi, s’affranchirait complètement des idéaux émancipateurs du mouvement ouvrier. À la crise morale qu’avait, dans un premier temps, provoqué l’annonce de la révision constitutionnelle, se sera ensuite ajoutée la défiance politique. Une défiance engendrée, tout à la fois, par le retour du monde du travail sur le devant de la scène, aux côtés d’une jeunesse qui avait été la force motrice de la défaite infligée à la droite voici quatre ans, et par la menace d’un séisme qui verrait la gauche, toutes composantes confondues, éliminée du second tour de la présidentielle à venir, avant de se voir marginalisée pour longtemps dans la vie publique. Initiée par l’appel à une ”« primaire des gauches et des écologistes »”, la dynamique de ce sursaut se sera très vite concrétisée par la présence, dans les manifestations, de forces militantes s’étant longtemps situées dans l’orbite de la rue de Solferino, jusqu’au Mouvement des jeunes socialistes lui-même et, plus encore, par l’âpre affrontement dont le Parti socialiste comme ses groupes parlementaires s’avèrent présentement le théâtre.

Quatre, le ras-le bol de toute une société, la revitalisation de l’exigence sociale, le soulèvement des consciences de gauche auront eu pour catalyseur l’appropriation des nouvelles technologies de la communication par une série de secteurs citoyens. Par l’un de ces retournements dont l’histoire a le secret, ces instruments, dont il aura été longtemps de bon ton de considérer qu’ils concouraient à l’individualisation poussée du corps social et au recul de l’action collective, se seront révélés le vecteur d’affirmation de la majorité populaire opposée à la loi El Khomri. La pétition lancée sur Internet pour le retrait de cette dernière, avec son 1,3 million de signataires, auront à cet égard aidé à surmonter une impuissance à ce point ressentie qu’elle avait, à plusieurs reprises ces dernières années, interdit aux mobilisations d’acquérir la puissance suffisante pour peser sur la situation. Une société doutant jusqu’alors de ses capacités de changer le cours des choses aura, du même coup, redécouvert la force qu’elle représentait vraiment. Ce qui n’aura pas tardé à se traduire en un mouvement populaire susceptible, d’ici la journée du 31 mars, de s’inscrire dans la continuité de ceux qui firent de notre Hexagone un exemple européen de rébellion à un système niant jusqu’à leur dignité aux êtres humains. L’expérience aura, n’en doutons pas, des prolongements dans la période qui vient…

L’URGENCE D’UNE PERSPECTIVE POLITIQUE CRÉDIBLE

Pour me résumer, nous entrons de toute évidence dans un nouveau moment politique, déterminant pour le devenir du pays, de la République, de la gauche. La lutte des jeunes, qui n’aura pas connu la décrue espérée par la caste des « décideurs », prouve qu’une victoire peut être remportée contre une ”doxa” dont l’unique finalité consiste, au fond, à nous faire remonter le temps en annihilant 150 ans de combat pour qu’une existence digne devienne la réalité des politiques publiques. C’est si vrai que l’Élysée et Matignon multiplient les gestes, fussent-ils parfaitement symboliques, en direction des catégories dont ils avaient jusqu’alors délibérément ignoré les revendications, tels les fonctionnaires auxquels ils accordent un léger desserrement de leur point d’indice. C’est si vrai également que les ayatollahs de la pensée unique dominante trempent frénétiquement leurs plumes dans le vitriol, pour fustiger un corps social qui ne veut pas plier devant leurs injonctions, dénoncer l’attachement réputé archaïque de la jeunesse à ”« l’emploi à vie »”, insulter à tout-va ceux qui récusent leurs doctes propos, bref pour sauver la loi signée par Madame El Khomri.

Rien n’est cependant joué. La confrontation s’annonce même particulièrement sévère, tant les enjeux se révèlent considérables. Finalement, le bilan du passage de François Hollande à la présidence de la République se résume facilement. Il aura anéanti, divisé, détruit : anéanti l’espoir d’un changement des conditions quotidiennes d’existence de nos concitoyens, divisé les forces populaires autant que les confédérations syndicales, détruit jusqu’à son propre parti… Tout cela pèse négativement lorsque vient à l’ordre du jour la convergence des revendications et la synergie des luttes, indispensables à l’enclenchement d’une contre-offensive à la hauteur.

Beaucoup, à commencer par les prolongements qu’aura l’énergie fabuleuse que l’on voit actuellement se déployer dans les cortèges, va dépendre de l’affirmation d’un début de réponse politique. Une réponse dont la crédibilité soit suffisante pour armer les mobilisations de la conviction qu’une autre logique est non seulement indispensable, mais possible à arracher ici et maintenant. Le rassemblement d’une gauche en révolte contre la ligne des gouvernants en apparaît la condition. Cette unité reconstituée suppose que tous fassent front, de la rue jusqu’au Parlement, pour obtenir le retrait du projet « travail ». Elle ne deviendra toutefois réalité que si commencent à se dégager les axes structurants d’une plate-forme commune à toutes celles et tous ceux qui partagent le refus de la soumission aux puissances d’argent et d’une dérégulation généralisée, par-delà les différences qui peuvent par ailleurs les séparer.

VITE, UN GRAND DÉBAT POUR L’ALTERNATIVE !

En ce sens, les mobilisations présentes viennent élargir la brèche qu’avaient, au mois de janvier, ouvert les signataires de l’appel à la ”« primaire des gauches »”. Cette dernière initiative aura ouvert un processus encourageant. Rien d’autre qu’un processus, à cette étape, tant reste à aborder la question des contenus, de ce ”« socle d’entrée »” dans la ”« primaire »” évoqué à juste titre par le texte initiateur. Mais il aura déjà eu pour effet de contredire le scénario qui paraissait, jusqu’à la fin de l’an passé, devoir s’imposer à la gauche profonde. Plus, il aura implicitement mis en lumière l’impressionnant isolement d’un pouvoir qui n’a plus le soutien de la grande majorité de ses électeurs et électrices (c’est ce dont témoigne le dernier ”« baromètre »” OpinionWay, en révélant que François Hollande ne bénéficie plus que de 31% d’opinions favorables parmi ses supporters de 2012, la cote de Manuel Valls n’étant guère plus élevée, à 32%).

Dans un nouvel appel, publié le 13 mars, les promoteurs de l’idée de ”« primaire »” exhortent les partis à prendre vite leurs responsabilités, dénonçant avec leurs mots la ”« surenchère »” d’un exécutif qui tend à acter ”« définitivement la cassure au sein de la gauche et, de ce fait, sa disparition durable de la scène politique française, non seulement lors de l’élection présidentielle mais aussi lors des autres échéances et notamment des élections législatives à venir »”. Et d’ajouter : ”« Nous refusons que la gauche et les écologistes soient pris en otage par ces logiques destructrices. »” Le décor est, ce faisant, correctement planté. Reste à passer aux travaux pratiques, afin de vérifier qu’une base commune, en rupture avec les orientations délétères et dévastatrices mises en pratique depuis quatre ans, peut aboutir, aujourd’hui à l’union dans les luttes et, demain à une candidature de gauche renouant avec les aspirations essentielles de notre peuple.

Ni résignation au moindre mal que voudrait représenter un social-libéralisme en faillite, ni confluence sur le plus petit dénominateur commun qui se révélerait vite impuissant à inverser le cours des choses, ni repliement sur l’espace d’une radicalité abstraite qui enfermerait dans l’impasse de la minorisation, voilà le chemin qu’il nous incombe d’explorer. Cela passe par un vaste débat dans tout le pays, à l’image de la consultation que le Parti communiste souhaite organiser, d’ici l’été, avec un demi-million de citoyens, et par des états-généraux de l’alternative à gauche qui se structureraient de l’échelon des circonscriptions législatives jusqu’au plan national. Aller vers la société du « zéro chômage », reprendre le pouvoir à la finance, faire refluer l’inégalité, redistribuer audacieusement les richesses, rendre aux citoyens leur souveraineté, sortir des traités conduisant à la déréliction de l’idée même d’Europe : c’est aujourd’hui l’objectif…

Christian_Picquet

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