Rien n’est joué… mais rien n’est plus impossible

Cette bataille des chiffres, dans laquelle d’aucuns se complaisent pour tenter de minimiser l’importance de la journée du 31 mars, représente une diversion lamentable. Car il est au moins un point sur lequel se rejoignent services officiels et organisations syndicales : il y avait bien plus de manifestants, dans les rues du pays, que lors des précédents rendez-vous du mois de mars. Au demeurant, si j’en juge par ce que j’ai vu personnellement, à Toulouse, avec cet impressionnant défilé de dizaines de milliers de jeunes et de salariés, il est plutôt réaliste de considérer que la barre symbolique du million de manifestants a été franchie, dans le cadre des 250 initiatives décomptées à l’échelon national pour exiger le retrait de la « loi travail ». Pour le reste, en se livrant à la comparaison futile des manifestations actuelles avec celles de 2006 contre le « contrat première embauche », à l’instar de Jean-Marie Le Guen, les émissaires gouvernementaux se rassurent à bon compte.

D’abord, parce que nous sommes encore dans la phase nécessairement compliquée de construction de l’action, et qu’il faut du temps pour que les salariés et la jeunesse se forgent la conscience collective qu’ils ont cette fois les moyens de l’emporter, après tant d’années de défaites essuyées et de reculs répétés. Ensuite, parce que le mouvement social doit surmonter ces difficultés redoutables que représentent l’affrontement à un pouvoir se revendiquant de la gauche et, plus encore, la division que les manœuvres du président de la République et de son Premier ministre sont parvenues à creuser dans les rangs du syndicalisme. Enfin, parce qu’il n’est jamais simple de résister à une propagande médiatico-idéologique visant à installer dans les esprits l’idée que la France serait la dernière à ne pas se soumettre à la sacro-sainte ”« réforme du marché du travail »”, autrement dit à la précarisation massive du salariat et à la destruction de ses droits. Pourtant, deux facteurs au moins ouvrent au mouvement populaire une possibilité de victoire.

Le projet, auquel Madame El Khomri semble vouloir à toute force attacher son nom, voit le jour au moment où le libéralisme qui l’inspire affiche ses échecs patents. Nulle part, le dogme de la rentabilité maximale pour les actionnaires et de la compétitivité à outrance n’a permis de relancer durablement l’économie et de créer autre chose que des emplois au rabais. Même le fameux ”« miracle »” espagnol ou italien, censé avoir fait baisser le taux de chômage grâce à une batterie de mesures assez semblables à celles préconisées par la « loi travail », s’est surtout révélé comme un mirage aux alouettes, avec ses boulots faiblement rémunérés et la liquidation de protections sociales conquises de haute lutte. Cela explique que le discours exhortant les travailleurs, actifs ou futurs, à renoncer à des acquis essentiels pour offrir une prétendue ”« souplesse »” aux employeurs ne parvienne pas à convaincre. Chaque sondage attestant que deux Français sur trois rejettent le plan gouvernemental, l’exécutif ne peut ainsi, pour la première fois depuis quatre ans, se prévaloir d’une adhésion de l’opinion pour mieux se montrer intransigeant aux revendications du mouvement social.

Par ailleurs, lorsque Nicolas Sarkozy voyait, en 2010, des millions d’hommes et de femmes se dresser contre la casse du système des retraites, à l’occasion de sept journées d’action mémorables, ce n’était pas son propre électorat qu’il affrontait. François Hollande, lui, a choisi de déclarer la guerre à celles et ceux qui l’ont porté aux affaires, au risque de ne plus disposer que de l’appui de la Commission de Bruxelles, du grand patronat et d’une droite qui contemple avec délectation son perpétuel affaiblissement. Ce qui lui a probablement fait perdre ses dernières chances de décrocher un nouveau bail à l’Élysée, en obtenant le ralliement, au moins résigné, de la majorité des électeurs progressistes. Bien sûr, il imagine manifestement pouvoir ”in fine” bénéficier d’un réflexe de « vote utile » face à la menace d’un second tour de présidentielle qui laisserait droite et extrême droite seules en lice. Certes, il spécule certainement sur l’inexistence, à cette étape du moins, d’une alternative susceptible de rassembler la gauche sur une autre ligne que celle qui a conduit aux désastres des dernières années. Cela dit, il peut bien commencer à planter le décor d’une future campagne, ces calculs s’avèrent des plus risqués, tant la rupture est devenue abyssale avec le peuple de gauche.

Voilà qui crée des conditions favorables à un mouvement qui prendrait son plein essor à l’occasion de nouveaux rendez-vous, les deux prochains étant d’ores et déjà prévus les 5 et 9 avril. La réouverture des négociations avec l’Unef, annoncée ce jour par le locataire de Matignon, souligne la fébrilité d’un pouvoir qui se sent fragile et isolé. Raison de plus pour que toutes les énergies disponibles s’engagent à présent dans la bataille. Une bataille qui va nécessairement devoir se déployer sur la durée et gagner en ampleur en franchissant, une à une, chacune des étapes qui le séparent du débat parlementaire du mois de mai.

Mais une confrontation d’une semblable dimension appelle impérativement un prolongement politique, et elle interpelle donc la gauche dans son ensemble. À commencer, puisqu’un large pan de cette dernière se trouve déjà impliquée dans le soutien aux travailleurs et à la jeunesse, par le Parti socialiste. Si, du moins, il ne veut pas se voir lui-même emporté par le discrédit frappant le premier personnage de l’État. En Haute-Garonne, en compagnie du secrétaire départemental du PCF, Pierre Lacaze, j’ai pris l’initiative de m’adresser publiquement à la fédération ainsi qu’aux parlementaires socialistes. Comme nous l’avons déclaré à l’occasion de cette prise de position, largement reprise par ”La Dépêche” du 25 mars : ”« On ne peut pas, ensemble, dans la ville de Toulouse, dans le département, au niveau de la région, combattre la droite et ses thèses inégalitaires et libérales et ensuite au niveau national faire le contraire et voter la loi.” (…) ”Il est de la responsabilité de toutes celles et tous ceux qui veulent demeurer fidèles à ce qui fait la raison d’être de la gauche d’être aux côtés des mobilisations. C’est le choix qu’a fait le Parti communiste français, c’est ce qui guidera le choix de ses groupes parlementaires. C’est également ce qui l’amène à s’adresser solennellement aux militants, responsables et élus des autres partis de la gauche.” (…) ”Il faut ouvrir à gauche une perspective de rassemblement qui s’oppose aux choix actuels de François Hollande et Manuel Valls. »”

Pour le peuple, pour le mouvement social, pour les luttes si indispensables à la défense du progrès et de la démocratie, pour la gauche, la partie révèle cruciale. Rien n’est joué, mais rien n’est plus impossible.

Christian_Picquet

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