Une grande dame nous a quittés
Comme beaucoup, si j’en juge par ce que je lis sur les « réseaux sociaux », la disparition de Maya (Merija) Surduts m’aura laissé littéralement assommé. Il se trouve, en effet, que cette haute figure du féminisme français – connue pour avoir été l’une des animatrices du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac), avant de devenir la présidente du Collectif national des droits des femmes – n’aura cessé d’accompagner mon propre périple militant de ces quarante dernières années.
Ce n’est d’ailleurs pas seulement sa qualité de personnalité féministe de premier plan qui reste gravé dans ma mémoire de ces tumultueuses années 1970, à l’occasion desquelles je fis sa connaissance. Certes, chez moi, impliqué comme je l’étais dans les aventures des services d’ordre de la gauche révolutionnaire, le souvenir demeure fort de ces moments où, pour faire triompher le droit des femmes à disposer de leurs corps, il fallait déjouer la surveillance et les pressions d’une police qui nous collait aux basques. Les hommes et les femmes de ma génération se remémorent encore comment, à l’époque, sur ordre du pouvoir, les argousins mettaient entre parenthèses leurs guerres de services pour tenter de saisir les bobines du film ”Histoires d’A” (« A » pour avortement, un documentaire militant dénonçant la condition faite aux femmes par une société peinant à sortir de l’après-guerre…). Comment la défense de la liberté d’expression se payait fréquemment de coups de matraque généreusement et conjointement distribués par les commandos d’extrême droite et les compagnies de CRS. Et quelle joie était la nôtre lorsque des salles combles réussissaient à défier, autour de ces projections imposées en toute illégalité, les tenants de la réaction, du conservatisme clérical et de l’ordre moral. La loi Veil, qui devait par la suite voir le jour, porte à jamais la marque de ce combat, au service duquel Maya avait mis toute son énergie.
Cela étant, c’est aussi notre communauté d’engagements politiques qui m’unissait à Maya Surduts. Revenue de Cuba, où elle s’était engagée au service de la révolution avant de déplaire pour son indépendance d’esprit à la direction castriste, c’est à l’Organisation communiste Révolution (issue, en 1971, d’une tendance de la Ligue communiste), que je l’avais pour la première fois découverte. Par la suite, nos parcours ne cessèrent de se ressembler, de s’écarter plus ou moins longuement, puis de se recouper de nouveau. Elle avait ainsi, bien après moi, au milieu des années 1980, décidé de rejoindre la Ligue communiste révolutionnaire, s’investissant dans les courants s’employant à orienter cette organisation dans le sens de la plus grande ouverture possible, siégeant très longtemps à son comité central. En désaccord avec le sectarisme gauchiste qui devait amener « la Ligue » à noyer ses plus beaux acquis dans l’aventure du NPA, elle avait accompagné dès le départ, quoique avec la distance que suscitaient chez elle toutes les désillusions accumulées après Mai 68, l’expérience de la Gauche unitaire et du Front de gauche.
Comme l’a écrit, dans un message Internet, un militant de ces années-là, avec Maya, idées et convictions morales ne s’effaçaient jamais derrière les querelles de pouvoir, les manœuvres mesquines ou les calculs à courte vue. Le pessimisme ne tardait jamais, dans nos incessants dialogues, à surgir, parfois avec tonitruance. Cela marquait son lien indestructible à cette culture juive laïque qui nous était, là encore, commune. Lettone d’origine, réfugiée en France, elle m’avait plus d’une fois relaté comme elle avait dû se cacher, avec les siens, pour échapper à la traque de l’occupant hitlérien et de la Milice. Mais le pessimisme de cette intelligence acérée se voyait toujours refoulé par cet incroyable optimisme de la volonté qui la fit combattre en première ligne, jusqu’à son dernier souffle, à 79 ans.
Maya Surduts, ce furent donc, successivement et au-delà de cette détermination féministe qui lui était chevillée au corps, la participation à toutes les initiatives lancées pour faire avancer les droits du plus grand nombre et la demande d’égalité, promouvoir la solidarité avec les peuples en danger, ouvrir au pays une perspective de renouveau. Je pourrais en citer des appels ou des événements auxquels elle se sera rattachée, ne se dérobant jamais aux sollicitations qu’on lui adressait, des « États-généraux du mouvement social » lancés par Pierre Bourdieu et quelques autres dans la foulée de l’irruption populaire de décembre 1995, aux batailles pour le droit des Palestiniens à vivre dans un État souverain, en passant pour la reconnaissance de la dignité des sans-papiers, et sans oublier le lancement de Ras-l’Front aux premiers temps de l’ascension – qui l’inquiétait tant – du national-lepénisme.
J’ai lu, ici ou là, quelques allusions, mi-perfides mi-affectueuses, au caractère entier, pour ne pas dire à l’intransigeance flamboyante de Maya. Oui, les fulgurances de cette grande dame auront marqué plus d’un esprit et plus d’une assemblée, y compris dans les allées du pouvoir si j’en juge par les termes de l’hommage que vient de lui rendre Laurence Rossignol. Elles n’allèrent d’ailleurs pas sans lui valoir quelques inimitiés, pour ne pas parler quelques solides détestations, y compris dans les rangs féministes. On ne saurait, pour autant, négliger la grande subtilité et, plus encore, le solide réalisme politique dont elle sut faire preuve pour faire progresser, fusse modestement et à travers la pression systématiquement organisée sur les cadres institutionnels, les revendications qu’elle portait.
Aujourd’hui, alors que nos valeurs d’égalité et de solidarité subissent le choc de cette brutale révolution néoconservatrice qui cherche à les anéantir, lorsque notre camp vit à l’heure des plus graves périls, cette belle et noble voix s’est éteinte. Sans pouvoir se mêler au début de réveil social et d’effervescence citoyenne que catalyse le refus de la loi El Khomri. Elle va nous manquer. Abominablement.