Dix réflexions sur la reconstruction unitaire de la gauche
Un débat des plus essentiels s’est ouvert au sein de la gauche. Il porte, rien moins, sur le devenir de celle-ci, pour ne pas dire sur la survivance même d’un camp jusqu’alors repéré, par le plus grand nombre de nos concitoyens, au travers de son combat pour la justice, la dignité, le progrès et l’égalité. Il intervient également en un moment où se profilent de nouveaux défis, d’une ampleur et d’une complexité telles qu’ils ne peuvent être relevés avec les réflexes et grilles d’analyse du passé. Un moment où il importe de savoir revisiter les leçons des époques et expériences précédentes, d’oser faire preuve de lucidité pour apprécier des difficultés inconnues jusqu’à ce jour, d’ouvrir le gigantesque chantier qui permettra de se doter d’un logiciel entièrement reformaté.
On le sait, la menace de disparition d’une gauche à l’ambition majoritaire fait présentement fleurir les initiatives. La moindre n’est pas l’appel à une ”« primaire des gauches et des écologistes »”, laquelle interpelle l’ensemble des formations progressistes. D’autant qu’elle se conjugue à un réveil du mouvement social et de la mobilisation de la jeunesse qui, pour la première fois depuis 2012, peut déboucher sur une victoire avec le retrait de la loi El Khomri. Et que cette résurgence des luttes se prolonge en un renouveau des engagements citoyens et même en une recherche d’autres pratiques politiques à gauche, ce que manifeste notamment le phénomène des « Nuits debout ».
Particulièrement déterminants seront, dans ce cadre, les rendez-vous que se sont donné les différents partis de la gauche ce semestre, et singulièrement les congrès d’Europe écologie-Les Verts et du Parti communiste. C’est, pour des raisons évidentes, ce dernier qui me concerne le plus directement. Sa préparation est en cours, ayant déjà vu la tenue de plusieurs séminaires du comité exécutif national ainsi que de trois conseils nationaux. Si le rendez-vous de la présidentielle figure naturellement au menu des discussions, celles-ci porteront également sur les enjeux de la période : le sens du combat communiste, le projet du PCF pour la France, les transformations du parti lui-même. En guise de contribution personnelle à cette réflexion, qui intéresse bien au-delà des seuls adhérents et adhérentes communistes, je veux reprendre dans cette note, en les développant, le fil de mes interventions lors des réunions de l’exécutif ainsi que devant le conseil national. Par commodité, et avec le souci de faciliter la lecture de cette réflexion, je l’aurai structurée en dix remarques.
1. LA PREMIÈRE CRISE MAJEURE DE LA MONDIALISATION LIBÉRALE
Le premier des enjeux du moment présent porte, du moins à mes yeux, sur l’impérieuse nécessité d’appréhender, dans toute son ampleur, le basculement de situation auquel nous nous voyons confrontés, à l’échelle nationale autant qu’internationale. Il s’impose, plus précisément, de prendre l’exacte mesure de cette réalité nouvelle, appelée à durer : nous vivons la première crise majeure de la mondialisation libérale.
Au-delà de ses origines immédiates et de la manière dont il y aura été répondu par les gouvernements et institutions financières, la secousse de 2007-2008 aura révélé que l’humanité, sous l’effet de la financiarisation de l’économie et du développement démentiel des activités spéculatives de toute nature, se trouvait désormais placée face à des tendances récessives récurrentes, au ralentissement de l’activité mondiale jusque dans les pays considérés jusque-là comme « émergents » (les rapports des institutions internationales, comme les travaux d’économistes réputés, y compris lorsqu’il s’agit de partisans convaincus du bien-fondé de solutions libérales, s’accordent significativement sur ce point) et, surtout, à cette menace permanente de nouveaux krachs encore plus dévastateurs que le précédent. Cette instabilité perdurante ne se limite toutefois pas à la sphère de l’économie. Elle se combine avec une crise écologique mettant en péril les conditions mêmes de l’activité humaine. Une crise qui voit désormais s’enchevêtrer la faillite d’un système de production et de consommation incapable de satisfaire les besoins de l’humanité, les retombées du pillage des ressources naturelles de la planète par les firmes multinationales, les effets des pratiques industrielles et agricoles dictées par ces dernières, les conséquences des désastres climatiques et des pollutions qui rejaillissent sur la santé et la vie quotidienne des populations, les implications de conceptions urbanistiques conduites de manière parfaitement anarchique…
Plus généralement, parce que c’est un modèle se voulant global qui atteint aujourd’hui ses limites, je veux parler de celui sous lequel nous vivons depuis quelques décennies avec la toute-puissance conquise par les réseaux tentaculaires d’un capital transnationalisé comme jamais dans l’histoire, il s’ensuit un bouleversement complet de la configuration internationale. L’hégémonie nord-américaine n’est plus qu’un lointain souvenir, alors qu’elle avait succédé à la dislocation des pays du « socialisme réel » et tendait à assurer à « l’Empire » une certaine maîtrise de l’ordre planétaire. S’imbriquent à présent plusieurs éléments dessinant un univers de convulsions paroxystiques : des confrontations économiques, autant que diplomatiques ou militaires, entre États et ensembles géopolitiques, à travers lesquelles se joue l’établissement de nouvelles hiérarchies de dépendance sur le globe ; le chaos dans lequel un certain nombre de régions de la planète auront fini par sombrer, à l’instar d’une partie de l’Afrique et du monde arabo-musulman ; le gigantesque développement de flux migratoires provoqués par les guerres, les dictatures, la misère ou les catastrophes climatiques ; l’affaissement généralisé de ces structures de régulation qu’étaient jadis les États ; la déstabilisation, qui caractérise une série de constructions supranationales, à l’image d’une Union européenne minée par une panne de projet dévastatrice et en proie à l’hégémonisme de la puissance qui en a tiré les principaux bénéfices, à savoir l’Allemagne ; la montée en puissance de formations ultraréactionnaires, voire ouvertement ethnicistes, qui fait renaître, ici et là, le spectre d’authentiques catastrophes pour les populations concernées ; le surgissement, du volcan proche-oriental, d’un totalitarisme islamiste qui se prolonge en ce terrorisme devenu global, dont la France ou la Belgique viennent d’éprouver les abominations, mais qui concerne plus encore une série de pays et de populations de l’aire arabo-musulmane.
Cette nouvelle donne, avec laquelle il va nous falloir vivre pour de longues années, esquisse devant l’espèce humaine, un horizon de concurrences déchaînées, de régressions civilisationnelles, de conflits armés. Elle remet, de ce fait, à l’ordre du jour l’action universelle pour la paix, un développement soutenable, la démocratie…
2. LE POIDS DES DÉFAITES SUBIES POUR NOTRE CAMP
Pareille montée des périls signe, de toute évidence, la défaite, ayant ponctué la dernière partie du siècle écoulé, du combat pour la raison, la justice et le droit. La dislocation des États bureaucratiques de l’Est européen n’aura, en effet, nulle part vu naître les ferments d’une régénérescence de l’idéal du socialisme et du communisme. Le capital y ayant trouvé l’opportunité de faire souffler sur le monde une véritable révolution de l’ordre productif et d’impulser une réorganisation de l’exploitation salariale, phénomènes qui menacent de s’aggraver maintenant avec le développement du numérique et de l’économie immatérielle, les forces progressistes en auront, du même coup et un peu partout, enregistré une impressionnante succession d’échecs. Il n’est, pour en prendre toute la dimension, que de relever le reflux des vagues progressistes qui s’étaient levées, d’abord en Amérique latine puis au Proche-Orient arabe, et les défaites politiques qui s’en seront suivies sur ces continents. Cela aura dégagé un vaste espace au développement de courants conservateurs, nationalistes, intégristes ou carrément fascisants, se nourrissant tous de l’éloignement des perspectives émancipatrices, d’une désorientation généralisée, de l’affaiblissement du combat social.
Dans les pays développés, et singulièrement dans cette vieille Europe où la puissance du mouvement ouvrier organisé eût pu faciliter l’apparition de contre-tendances, c’est sur de lourds revers que se sera achevée chacune des grandes batailles populaires ayant secoué la plupart des pays. Des revers qui auront, en retour, encouragé l’acceptation des exigences du nouveau capitalisme de la part d’un large pan de la social-démocratie, du monde intellectuel et même du syndicalisme. De sorte que, sur la toile de fond de cette dégradation considérable du rapport des forces, et en corrélation avec une contre-révolution conservatrice ayant profondément pénétré les esprits, c’est la possibilité même du changement social qui se trouve mise en doute chez un très grand nombre d’hommes et de femmes.
Pour le dire encore plus nettement, c’est la perception qu’ont les classes travailleuses et populaires, le salariat dans sa diversité, de leur place et de leur rôle moteur dans les processus de transformation du monde qui se révèle, dans la foulée, durement atteinte. Et c’est parce que leurs démarches et leurs projets se révèlent dorénavant largement percutés par les coordonnées de la nouvelle période, parce que leurs relations se sont formidablement distendues avec leurs bases sociales (au fil, pour les uns, des revers accumulés par le monde du travail et, pour les autres, de leurs renoncements ou reniements) que toutes les forces de gauche se voient à présent interpellées.
Autant dire que nous nous retrouvons, sur notre continent en particulier, confrontés à un enchaînement de défis. Celui de l’élaboration d’une stratégie pertinente face à la globalisation capitaliste, telle qu’elle se s’organise désormais… De la construction d’outils adaptés au déclenchement d’une contre-offensive qu’il importe de concevoir sur la durée… De la visée apte à souder un bloc social renouvelé les classes et catégories ayant intérêt à la rupture avec le système dominant… De l’enclenchement de la bataille idéologique rendue indispensable par la désorientation qui s’est, à la longue, emparée des consciences… De la recomposition d’une gauche à même de s’unir de nouveau au service du monde du travail… D’une certaine manière, le grave échec essuyé par nos camarades de Syriza, dans leur tentative courageuse de faire reculer l’oligarchie européenne, autant que les dilemmes qui se posent dorénavant aux formations anti-austérité du Portugal ou d’Espagne qui viennent d’être portées par des résultats électoraux prometteurs, témoignent de l’immensité de la tâche à accomplir.
Si le chemin pour parvenir au but sera inévitablement long – d’autant plus long que tarderont à revoir le jour de puissantes mobilisations à même de renouveler l’expérience sociale de millions d’hommes et de femmes –, il est cependant possible de s’y engager sans plus attendre. Parce que sont en train de se dissiper les illusions grâce auxquelles le néolibéralisme avait pu l’emporter voilà quelques décennies… Parce qu’il devient de plus en plus patent que le nouvel ordre du monde n’est porteur que de désastres et de régressions… Parce que l’accompagnement social du nouvel âge du capitalisme ne sera parvenu, partout où il aura été tenté, qu’à diviser les gauches, pour ne pas dire à les anéantir et à les priver d’appuis populaires… Parce que des contre-tendances se font jour, sous la forme de ces reclassements qui commencent, un peu partout, à s’opérer.
Le phénomène Bernie Sanders aux États-Unis, l’accession de Jeremy Corbyn à la tête du Labour britannique, la place acquise par les courants anti-austérité au sein des gauches d’Espagne ou du Portugal, les secousses agitant la plupart des social-démocraties du Vieux Continent en apparaissent les expressions embryonnaires. Moins que jamais, il ne saurait être question de camper sur des radicalisations abstraites, sur une opposition incantatoire aux lignes de renoncement ayant conduit les peuples aux plus graves déboires. L’objectif est plutôt de relever les gauches de chaque pays, de les reconstruire dans leur ensemble, de les doter de nouveaux instruments d’échanges et de coordination, afin qu’elles redeviennent au plus vite des forces défendant une offre majoritaire de changement politique et social. Une nouvelle espérance, pour tout dire…
3. LA FRANCE À UN TOURNANT DE SON HISTOIRE
S’agissant spécifiquement de notre pays, les données évoquées précédemment se traduisent sous la forme de deux tendances contradictoires. Pour la première fois depuis l’élection de François Hollande et d’une nouvelle majorité à l’Assemblée nationale, la conjugaison de la déchéance de nationalité et de la loi El Khomri pulvérisant le code du travail aura servi d’électrochoc. Elle aura provoqué le retour à l’action collective d’une série de secteurs citoyens et sociaux.
À l’heure où ces lignes sont écrites, il serait hasardeux d’oser un pronostic sur l’issue de la confrontation en cours. Le refus massif de la dérive du pouvoir en place n’efface pas des années d’impuissance ressentie par le peuple travailleur et les nouvelles générations. Pour autant, le million de signatures obtenu au bas de la pétition exigeant le retrait de la « loi travail », l’effervescence gagnant la jeunesse et le monde salarial, les centaines de milliers de manifestants retrouvant le chemin de la rue, l’entrée en dissidence de milieux et catégories se retrouvant jusqu’alors dans l’orbite du Parti socialiste, le phénomène des « Nuits debout » exprimant une ample aspiration au renouvellement de la politique modifient substantiellement le climat dans l’Hexagone. S’il devient envisageable de faire reculer un exécutif n’ayant cessé de jouer sur les divisions du mouvement populaire, la question se trouve reposée du débouché politique apte à dynamiser les mobilisations et à les faire confluer dans un combat global. Et c’est dans l’urgence qu’il convient de lui apporter un début de réponse…
Le réveil social et citoyen se heurte néanmoins à une décomposition éminemment dangereuse de la République. Quelles que soient les conditions dans lesquelles il se conclura, l’actuel quinquennat aura représenté un saut qualitatif dans la concrétisation de cette tendance lourde. La trahison des attentes nées de la défaite de Nicolas Sarkozy, avec la mise en œuvre d’une politique de « l’offre » comme des prescriptions austéritaires du pacte budgétaire européen, aura achevé de couper le socialisme français d’une très grande partie de son électorat populaire. Sa substance militante se sera considérablement amenuisée, tandis que les défaites accusées à l’occasion des consultations de 2014 et 2015 auront littéralement déchiré l’implantation territoriale qui avait fait son influence au fil du temps. Cela dit, faute d’une offre suffisamment crédible pour s’imposer comme une relève de ce qui était jusqu’à présent la force dominante de la gauche, c’est l’ensemble de cette dernière qui se retrouve au bord du précipice. La menace plane de sa possible élimination du second tour de la prochaine présidentielle, qui précéderait sa marginalisation dans l’Assemblée nationale élue dans la foulée, et la laisserait pour de très longues années spectatrice d’un jeu politique polarisé par une droite extrémisée et une extrême droite ayant acquis le statut de force de pouvoir.
Voilà qui ne dessine pas simplement une désagrégation de la V° République, dont le lent mais constant pourrissement nourrit la fracture que l’on sait entre les citoyens et ceux qui sont censés les représenter. C’est à l’ébranlement des fondements mêmes de notre construction républicaine que nous assistons. À preuve, le débat sur la déchéance de nationalité : lorsqu’un gouvernement démocratiquement élu, ”a fortiori” lorsqu’il s’est installé aux manettes grâce à l’engagement des énergies rassemblées du peuple de gauche, s’en prend à cette clé de voûte de notre vivre-ensemble qu’est le principe d’égalité de tous devant la loi – par-delà des origines et des cultures par définition différentes –, l’Hexagone s’approche du seuil où le pire devient possible. L’histoire contemporaine, sans exception aucune, n’en fait-elle pas foi ? Et la place qu’occupe, au cœur de notre vie publique, un Front national en capacité d’imprimer sa marque aux confrontations politiques et idéologiques, ne vient-elle pas confirmer le lent mais récurrent affaissement des principes républicains ?
Ce dernier parti affiche, en effet, sa volonté de réorganiser la société sur une ligne de partage ethnique (la trop fameuse ”« priorité nationale »”). Il s’emploie à disputer à la gauche et au mouvement ouvrier leurs thématiques identifiantes autant que leurs secteurs traditionnels d’influence (les ouvriers, les privés d’emploi, les exclus de la dictature marchande et financière, une part croissante de la jeunesse). Ce faisant, il se rattache incontestablement à une nouvelle variété de fascisme. En proposant une réponse dévoyée, mais à la prétention globale, à la crise française, il apparaît désormais à une large fraction de l’électorat comme une possible solution à ses difficultés. Son accession aux affaires, seul ou dans le cadre d’une coalition qui l’unirait à une fraction du camp conservateur, sanctionnerait la défaite de la République. Une débâcle qui ne serait pas sans rappeler celle de la fin des années 1930…
J’ai déjà beaucoup écrit, ici, sur ce que je considère être le grand péril planant sur notre pays (voir, en particulier, ma note du 21 décembre dernier), et je ne crois pas utile de m’y appesantir davantage. Sauf, cependant, pour souligner qu’il découle deux effets de cet engrenage. En premier lieu, à droite, c’est à la recherche d’une issue autoritaire à la crise nationale que l’on s’attelle, la caractéristique de ladite recherche étant qu’elle s’effectue le plus souvent, non seulement sur la base de solutions néolibérales poussées à leurs extrémités, mais de thèmes que le national-lepénisme a placés dans le débat public au cours des trente dernières années. Ensuite, de l’autre côté de l’échiquier, c’est la volonté de dynamitage de ce qui sépare la droite de la gauche que l’on voit s’affirmer, ce qui peut avoir pour principale conséquence de liquider le Parti socialiste et ce qui le reliait encore au combat transformateur du mouvement ouvrier. L’objectif, clairement assumé chez un Manuel Valls, s’avère d’accoucher d’une nouvelle formation « démocrate » s’inspirant, au choix, du New Labour de Tony Blair ou du Parti démocratique dont Matteo Renzi assume aujourd’hui la direction en Italie. Ne nous y trompons pas : c’est d’une configuration inconnue de la plupart des générations vivantes de Français que nous sommes maintenant menacés. Avec pour principal effet de déposséder un peu plus, sur le champ politique, le monde du travail de représentations à même d’accéder à la direction du pays. Autant dire qu’il serait criminel de ne pas savoir affronter de semblables périls…
4. À GAUCHE, UNE CRISE POSANT LA QUESTION DE L’AVENIR
Dans le contexte d’une crise française devenue globale, ses différentes dimensions s’articulant au point de rendre explosive la situation du pays, la crise de la gauche, de latente et convulsive qu’elle était, se sera totalement ouverte à partir du débat sur la déchéance de nationalité. Une fois de plus, c’est sur la question de la République et de ses bases fondatrices qu’une bataille politique d’immense ampleur se sera amorcée.
Comme cela s’est produit à plusieurs reprises dans notre histoire, ce n’est pas, dans un premier temps, sur la question sociale qu’une fracture irrémédiable aura commencé de se creuser au sein du camp progressiste. Mais sur le principe d’égalité, au fondement de l’édification républicaine de la France. Parce que c’est ce principe d’égalité entre les citoyens qui aura été frontalement attaquée par la révision constitutionnelle tentée par François Hollande et Manuel Valls, sur fond de dérive liberticide sans précédent depuis la guerre d’Algérie, c’est l’identité historique de la gauche qui aura été mise en cause. Cela dit, parce que c’est également autour du principe d’égalité sociale qu’avait été construit le programme du Conseil national de la Résistance, dont la logique de « l’offre » achève de détruire l’héritage avec l’attaque portée maintenant au code du travail, c’est sur l’ensemble de son orientation libérale et autoritaire que le clan gouvernemental se sera vu ensuite contesté dans sa légitimité, jusqu’au cœur du Parti socialiste. Un mouvement irréversible s’est, du même coup, amorcé : l’exécutif aura divorcé de la majorité de la gauche, comme toutes les enquêtes d’opinion, sans exception, en font foi.
C’est, très naturellement, du fait de sa place institutionnelle et politique, au sein du Parti socialiste que l’affrontement se réfracte avec la plus grande âpreté. Depuis quelque deux décennies, sous l’impact d’un social-libéralisme toujours plus accentué, il n’aura cessé de se couper de sa base sociale, celle sur laquelle il avait fondé sa reconstruction à partir du congrès d’Épinay, en 1971 : un large pan du salariat et de la jeunesse, une grande partie des professions artistiques et intellectuelles, divers secteurs du monde syndical ou associatif… Il aura vu se transformer qualitativement son encadrement, ses grands élus et ses sommets directionnels, ceux-ci se confondant de plus en plus avec les représentants d’une haute technocratie d’État intrinsèquement liée à l’univers de la finance et acquis à la vulgate néolibérale. Chacun de ses passages aux affaires se sera, de ce fait, traduit par une débandade plus lourde que la précédente, sapant inexorablement sa fonctionnalité de parti d’alternance ayant vocation à profiter des mécanismes de la bipolarisation en permanence reproduits par la V° République. L’actuel quinquennat, avec la mise en œuvre d’une orientation ayant devancé toutes les exigences du monde des affaires, aura porté cette dynamique à son paroxysme.
Mais l’héritage du mouvement ouvrier français et de ses combats fondateurs n’ayant jamais autorisé que la social-démocratie aille jusqu’au terme de sa mue en un vague centre gauche, cette famille politique aura pu conserver une position dominante à gauche. Elle se retrouve dorénavant devant une alternative déterminante, pour elle-même comme pour le reste de la gauche : ou consentir à la rupture définitive avec tout ce qui la liait encore à sa tradition originelle et aux aspirations du corps social au progrès, ce qui la priverait, probablement pour longtemps, de tout espoir de retrouver le pouvoir, à l’image de ce qui est arrivé à la plupart de ses homologues européens ; ou se poser la question d’un changement de cap, voire de cette refondation d’un nouveau Parti socialiste dont on entend de plus en plus parler, afin d’affronter les coordonnées du nouveau siècle et d’un ordre néolibéral définitivement sorti de son « âge d’or ». La polarisation de ses débats internes depuis le congrès de Poitiers, voici un an, dessine l’affrontement de ces deux lignes : d’un côté, un Manuel Valls prônant l’acceptation sans fard de la « modernité » néolibérale, doublée d’une adaptation à nombre des grandes thématiques idéologiques du néoconservatisme (de l’affirmation d’un discours d’ordre à une dérive identitaire à peine croyable, qui l’une et l’autre reviennent à congédier l’exigence d’égalité et de justice sociale aux sources du socialisme français) ; de l’autre, une Martine Aubry et des « frondeurs » défendant l’idée d’un ”« nouveau moment social-démocrate »” renouant avec la régulation publique de l’économie et l’idée de redistribution, pour retrouver ce faisant le chemin des salariés et de leurs organisations.
Voilà qui soulève, en des termes nouveaux, le problème crucial du devenir, et pour tout dire de l’existence maintenue, d’une gauche portant l’idéal de progrès et d’émancipation tout en restant animée d’une ambition majoritaire. Celles et ceux qui refusent, souvent depuis des lustres, de se dérober à la contestation de l’ordre libéral-capitaliste en tant que tel peineront peut-être à se retrouver dans les termes où est formulé le clivage traversant la « vieille maison » socialiste. Il n’empêche ! Demeurer dans l’indifférence devant ce qui se joue à travers un choc de lignes aussi opposées constituerait une grave faute politique. Car c’est l’avenir et la reconstruction d’un rapport de force à la hauteur des circonstances qui s’avèrent en jeu. Pour me montrer encore plus précis, à travers les confrontations et restructurations en cours, ce n’est pas simplement l’issue des rendez-vous électoraux de 2017 qui se joue, qu’elle qu’en soit par ailleurs l’importance décisive. C’est la renaissance, sur la durée, d’une perspective rouvrant un chemin d’espoir à la France et à son peuple.
5. SORTIR DES IMPASSES DU REPLI SUR UNE « PETITE GAUCHE »
On ne répondra pas à une semblable configuration en s’obstinant à reproduire la stratégie dans laquelle le Front de gauche s’est laissé enfermer au lendemain du rendez-vous de 2012. Ayant été l’un des artisans de cette expérience, qui se donnait à l’origine pour objectif de réorganiser la gauche tout entière sur une nouvelle ligne directrice, celle de l’alternative aux impasses du libéral-capitalisme, je me sens dans l’obligation de formuler une solennelle mise en garde.
Rien de bon ne sortira du repli sur l’affirmation d’une « petite gauche » se caractérisant surtout par ses postures étroitement protestataires, ses dénonciations virulentes du reste de la gauche, son ignorance du besoin d’unité éprouvé par le peuple de gauche et du contenu qui pourrait rendre possible cette aspiration, ses analyses « hors-sol » de la réalité. La belle construction unitaire née en 2009 a définitivement dilapidé son capital de départ, en semblant renoncer à ce qu’elle portait à ses débuts, pour se scléroser dans une radicalisation aussi atemporelle qu’impuissante à faire bouger les lignes à l’intérieur de notre camp social et politique. Ce qui lui aura au final interdit d’incarner, à une large échelle, une perspective utile à celles et ceux dont elle voulait pourtant porter les intérêts. C’est d’ailleurs pour avoir partagé ces errements que d’autres formations en quête d’une alternative à l’austérité auront, à l’identique, accumulé reculs électoraux et déconvenues politiques depuis quatre ans, au point qu’à la gauche de la rue de Solferino, tout le monde soit devenu illisible…
J’entends bien, ici et là, certains expliquer qu’il ne faut surtout pas « enterrer » le Front de gauche, voire qu’il conviendrait d’en ”« rallumer les étincelles »”. Ceux-là n’ont pas tort de déplorer un immense gâchis. Si, néanmoins, cette attitude compréhensible revenait à faire l’impasse sur les raisons pour lesquelles une convergence aussi prometteuse aura été victime d’une « sortie de route » dès les législatives de juin 2012 (avec le calamiteux slogan du ”« Front contre Front »”, Front de gauche contre Front national, mis en avant à l’occasion de la campagne de Jean-Luc Mélenchon à Hénin-Beaumont), c’est à un isolement mortifère, à une minorisation sur une très longue phase, que nous nous condamnerions. Et si cela devait se concrétiser par le ralliement à la candidature (maintenant irrévocable) de Jean-Luc Mélenchon en 2017, celle-ci étant considérée comme la seule « en situation » d’aborder cette échéance compliquée, on me permettra de crier « casse-cou » !
Que le talent du fondateur du Parti de gauche ne puisse être contesté, chacun en conviendra aisément. Il n’en va toutefois pas de même de l’orientation dont il aura été le responsable direct et qui, pour ne prendre que cet exemple, aura amené 34% à peine des électeurs du Front de gauche en avril 2012 à se mobiliser en faveur de ses listes aux européennes deux ans plus tard, ce qui témoigne de l’impitoyable dégringolade où nous aurons été entraînés. À tout le moins, un tel échec, alors que le bilan du pouvoir en place se révèle littéralement calamiteux, aurait exigé que toutes les composantes engagées dans l’expérience aient le courage de tirer ensemble un bilan sans faux-fuyants de sept années d’action commune. Ce que je n’aurai, avec mes amis de l’ex-Gauche unitaire, cessé de demander à partir des municipales de 2014. En pure perte !
Surtout, on ne saurait à présent consentir à une fuite en avant aventureuse, qui accentuerait les errements stratégiques dont nous pouvons maintenant mesurer les résultats. Je ne peux, pour ma part, me reconnaître en une candidature déclarée sans concertation préalable avec quiconque, s’inscrivant au demeurant dans une logique présidentialiste aux antipodes du combat pour une VI° République. Une candidature se présentant, du coup, comme au-dessus des partis pour mieux afficher sa prétention à incarner, autour d’un homme, un mouvement appelé à dépasser les organisations existantes et leurs dizaines de milliers de militants. Une candidature s’écartant de tout ce qui avait fait la force propulsive initiale du Front de gauche, lorsqu’elle cède à la facilité de rhétoriques pour le moins contestables, et lorsqu’elle prétend congédier le clivage entre la gauche et la droite à l’instant même où la gauche tout entière se révèle l’objet d’une féroce bataille qui déterminera son futur. Gare aux illusions sondagières, dont les scrutins présidentiels ont déjà fourni maints exemples ! Sans qu’elle repose sur une solide base partagée, une dynamique collectivement construite et, surtout, une proposition osant se poser la question du pouvoir, une campagne peut parfaitement être créditée d’un résultat prometteur lors de son lancement… pour terminer avec un score de témoignage à l’arrivée…
6. PROPOSER UN NOUVEAU CAP À LA FRANCE
Je tire, de toutes ces remarques, une première conséquence. Dans les circonstances présentes, c’est de la décomposition de la République, précédemment évoquée, que naît la crise d’identité française, cette crise que d’aucuns voudraient tant assimiler à un problème de « métissage » de notre Hexagone ou de place qu’y occupe désormais l’islam. Il est de ce fait devenu impératif, pour qui entend redéfinir une perspective progressiste audible, de porter avec audace un projet pour la France.
Parler de la France, je le sais, apparaîtra incongru à certains, qui se veulent porteurs d’une rupture radicale avec le système. De bonne foi sans doute, ceux-là confondent volontiers l’attention apportée au devenir de notre réalité nationale avec un renoncement à l’internationalisme professé depuis toujours par le mouvement ouvrier. Ils en arrivent ainsi à ignorer les problèmes que pose la nouvelle configuration du monde. Si, comme je viens de l’exprimer, nous vivons bien la première crise majeure de la globalisation néolibérale, les questions nationales redeviennent un peu partout des enjeux de première importance. Et si, comme n’importe qui peut le relever, notre pays à l’instar de ses voisins européens subit un processus de démantèlement de son État national – donc, de la capacité d’intervention de sa puissance publique et de ses services publics au service de l’intérêt général –, lequel aboutit à priver ses citoyens de leur souveraineté démocratique, il serait suicidaire de ne pas se préoccuper de la reformulation d’un récit national. À moins, bien sûr, que l’on se résigne implicitement à voir cette dimension préemptée par l’extrême droite et les forces les plus réactionnaires de notre société, lesquelles cherchent à dévoyer la crise hexagonale vers le nationalisme belliqueux, le repli ethnique, la xénophobie. Au surplus, la simple observation des expériences ayant vu le surgissement de formations anti-austérité influentes en Europe, celles de la Grèce et de l’Espagne en particulier, démontre bien quelle importance revêt la réhabilitation des souverainetés nationale et populaire, lorsque l’on veut porter un discours crédible, témoignant d’une volonté de gouverner.
Renoncer devant une bataille politique et idéologique essentielle serait d’autant plus absurde que notre nation s’est, précisément, depuis sa Grande Révolution, forgée dans la récusation des hystéries racialistes autant que de la sacralisation de ses origines ethniques ou religieuses, voulant au contraire faire souffler un message universaliste au-delà de ses frontières. C’est d’ailleurs ce qui aura conféré cette tonalité fraternelle à l’émotion collective et aux grandes initiatives de rue ayant répondu, en janvier et novembre de l’an passé, au terrorisme jihadiste. C’est encore la raison pour laquelle les crimes barbares perpétrés à Paris auront eu un tel retentissement planétaire, confirmant aux yeux de nos concitoyens que leur pays occupait toujours une place particulière dans le concert international. C’est enfin, aujourd’hui autant qu’hier, ce qui pourra redonner à la France un rôle d’avant-garde dans la bataille pour sauver l’idée européenne de la déréliction où l’entraînent les marchés et la finance, mais aussi pour faire entendre des propositions fortes afin que toute la planète entre enfin dans une nouvelle ère développement solidaire et de relations pacifiques.
Pour le dire avec d’autres mots, parler de la France à son peuple ne consiste nullement à s’abandonner au retour frileux sur les frontières, à l’exaltation de racines mythifiées, ou à la dérive vers des formes de pensée essentialiste. C’est, au contraire, retrouver l’esprit de cette ”« patrie de l’universel »” dont parlait Jules Michelet, pour transcender les appartenances étriquées et porter, sur le Vieux Continent autant que sur l’ensemble du globe, les principes de l’égalité sociale, de la dignité des êtres humains, du droit de ces derniers à déterminer librement leur destin, bref de l’émancipation individuelle et collective.
Je ne peux ici résister à l’envie de citer le regretté Bernard Marris, à travers l’ouvrage qu’il laissa à son éditeur quelques jours avant de se voir abattre aux côtés de ses comparses de la rédaction de ”Charlie” (”Et si on aimant la France”, chez Grasset). Lui, le libertaire, l’écolo citoyen du monde, l’économiste iconoclaste résumait si bien un constat auquel il ne s’attendait manifestement pas quelques années auparavant : ”« La Douce France, la France typée, si différenciée qu’un humoriste proposait de mettre les villes à la campagne, la France des banlieues et du centre, de la zone et des beaux quartiers, des paysans et des urbains, des ouvriers des cités prolétaires et des artisans des villes, qui savaient se fondre dans un peuple frondeur et factieux, cette France recouvre aujourd’hui de larges pans… de rien. De néant géographique. D’isolement et de solitude.” (…) ”Quand j’étais à l’école primaire, ce ‘’On est en république !’’ était, je me souviens, crié à tort et à travers. Il résumait et indiquait tout : la liberté, le refus de l’autorité, de la contrainte, le désir, l’envie, le futur.” (…) ”‘’On est en république !’’ exprimait aussi l’égalité de tous. Tous nous étions patriotes, mais la République était indissociable de la France. Tocqueville, qui ne se laisse pas facilement éblouir, reconnaît que le peuple français sut réaliser la fusion extraordinaire de la liberté et de l’égalité au moment de la Grande Révolution. En est-il de même aujourd’hui, ou bien la patrie et la République se délitent-elles dans les esprits, ceux des nantis parce qu’ils sont européens, fédéralistes et mondialistes, et ceux des marginalisés, parce qu’ils sentent que le socle républicain s’effrite (le service public, la protection sociale), tandis que la nation elle-même se dilue dans l’Europe, le monde ou les régions, voire les ‘’territoires’’ ? »”
7. ROUVRIR À LA GAUCHE LE CHEMIN DU RASSEMBLEMENT
Je tire une autre conclusion des développements formulés précédemment : dans toutes ses composantes, la gauche se trouve à présent à une croisée de chemins. L’heure n’est évidemment plus à l’illusion rassurante, encore véhiculée du côté de l’Élysée ou de Matignon, qu’une reprise économique permettrait, d’ici 2017, de récupérer le terrain perdu depuis le début du quinquennat. Elle n’est pas davantage, dans la gauche anti-austérité, à la croyance chimérique qu’un Syriza ou un Podemos ”« à la française »”, sans parler d’un phénomène du type Bernie Sanders, pourraient prochainement naître sur les ruines de la social-démocratie. Elle est à un sursaut unitaire de la gauche, en ses forces vives, sur une orientation qui le permette.
À cet égard, tout nous ramène à un débat traversant la gauche européenne et le mouvement ouvrier depuis des lustres. J’ai toujours été de celles et ceux qui considéraient que la classe des travailleurs, les salariés, le peuple, la jeunesse, c’est-à-dire toutes celles et tous ceux qui possèdent un intérêt commun à en finir avec les exploitations et les dominations, n’auront jamais trouvé la voie de grandes avancées qu’en surmontant les divisions qui les paralysaient face à un adversaire sachant généralement demeurer uni sur l’essentiel. En certains moments exceptionnels, ceux de poussées révolutionnaires, l’unité aura pu se construire dans le creuset de l’auto-organisation populaire. Sinon, le problème se sera systématiquement posé de la manière de rassembler le camp social et politique qui est le nôtre, en parvenant à surmonter ce qui sépare ses principaux courants. N’est-il pas incroyable de devoir le rappeler alors que nous nous préparons à célébrer le quatre-vingtième anniversaire du Front populaire ? Pour atteindre cet objectif, il aura toutefois fallu fonder ladite unité sur un contenu correspondant aux besoins de la grande majorité du peuple. Non sur le plus petit dénominateur commun… Encore moins sur la tentative, qui inspire d’évidence, ces temps-ci, l’action de certains, d’évacuer bilans et débats pour mieux assurer la réélection de François Hollande en 2017…
Je sais que cette question a tôt fait de déchaîner les passions. Il n’empêche ! Une gauche de combat n’aura aucune chance de reprendre l’offensive si toutes les forces voulant échapper au naufrage, ce naufrage dont les menace la servilité face au néolibéralisme, ne parviennent pas à conjuguer leurs efforts. Surtout dans un contexte aussi difficile que celui que nous connaissons. Parce que c’est le pire qui guette, si les postulats de haine, d’exclusion, de destruction de l’identité républicaine de la France viennent à l’emporter. Parce que la ligne mise en œuvre au sommet de l’État depuis presque quatre ans ne cesse de creuser les divisions au sein de la gauche comme du syndicalisme. Parce que cette politique ne dispose pas plus de majorité dans le peuple que dans l’électorat socialiste. Parce que, par-delà les formes dont on l’habille, la théorie de « deux gauches » repliées sur elles-mêmes et irréductiblement opposées l’une à l’autre représente la meilleure aide que l’on puisse apporter à un exécutif à la peine (ce n’est d’ailleurs pas par hasard si cette funeste thèse, à l’origine formulée par Olivier Besancenot, se voit dorénavant reprise par un Premier ministre rêvant de dépasser le clivage entre droite et gauche).
C’est ce qui avait conduit l’organisation dont je portais la parole, Gauche unitaire, à proposer six ans durant que le Front de gauche fasse systématiquement sien une proposition de convergence de la gauche sur une base de rupture avec la toute-puissance des marchés et le social-libéralisme. C’est ce qui doit amener, à présent, toutes celles et tous ceux qui ont conscience que l’avenir même de la gauche se révèle en cause, à reprendre ce flambeau, en s’attelant à construire le rebond unitaire indispensable. Un rebond qui puisse, déjà, sur le terrain, résister à la destruction des dispositifs de solidarité qu’ont engagée les nouvelles équipes municipales de droite à partir de 2014, et que se proposent présentement de poursuivre les équipes conservatrices installées à la tête d’une majorité de Conseils départementaux et de Régions. Un rebond qui permette encore d’enclencher la contre-offensive idéologique qu’appelle l’apparition de plus en plus prononcée d’un puissant bloc droitier, que dominent les thématiques du Front national. Un rebond qui aide à la remise en mouvement d’un peuple ayant vu reculer sa confiance en ses capacités de changer le cours des choses par ses luttes, se réfugiant dans l’abstention à chaque échéance électorale, ou laissant sa colère se dévoyer dans le vote pour son pire ennemi, l’extrême droite. Un rebond qui, sans prétendre régler tous les désaccords, serait au moins capable de rassembler la plus grande partie de la gauche à partir d’une plate-forme relevant de l’extrême urgence. C’est, pour le résumer crûment, ce que recouvre la discussion ouverte depuis trois mois sur ”« une primaire des gauches et des écologistes »”. J’y reviendrai.
8. PORTER LA PERSPECTIVE D’UN NOUVEAU « PACTE RÉPUBLICAIN »
À la confluence de la réponse à apporter à la crise française et de l’unité à reconstruire du camp progressiste, il y a la grande bataille indispensable en faveur d’un nouveau « pacte républicain ». Un « contrat », pour le dire autrement, qui s’inscrirait dans la continuité de celui de la Libération, aujourd’hui largement mis en cause par l’offensive du libéral-capitalisme. Cette conviction me paraît actuellement grandir, et j’aurai eu plaisir de retrouver une préoccupation similaire sous la plume de l’ami Patrick Le Hyaric dans son éditorial du 14 janvier de ”L’Humanité-Dimanche” : ”« La République, son contenu, les valeurs qu’elle porte sont donc placés au cœur d’un débat politique et idéologique féroce. Les nombreuses balafres qu’elle a subies imposent de se remobiliser pour une République qui soit fondée réellement sur ses grandes institutions sociales, garantes de l’égalité face aux besoins fondamentaux du travail, de la santé, du logement, de la mobilité, de l’éducation et de la culture. »”
La République est le grand challenge de l’instant historique présent, chacun peut le constater à la place que prend ce thème dans le débat public, à la fois contre le terrorisme totalitaire, devant le danger de voir l’extrême droite s’emparer des destinées du pays, ou encore pour exprimer la résistance du corps social aux contre-réformes libérales. Comme à l’occasion de chacune des grandes secousses qu’a connues la France, c’est autour de la défense et de la régénérescence de notre construction républicaine, non en ses formes instituées mais dans ses valeurs et principes directeurs, que s’ordonnent de nouveau les chocs politiques (par exemple sur la déchéance de nationalité), les affrontements sociaux (comme c’est le cas à propos de la « loi travail »), les confrontations d’idées (face à la multiplication des productions intellectuelles néoconservatrices). Il serait dès lors, ici encore, dramatique de laisser cette thématique instrumentalisée par la droite ou le clan gouvernemental, pour ne pas parler des tentatives de dévoiement émanant du Front national. Car chacune de ces forces ne rêve, avec ses caractéristiques particulières bien sûr, qu’à légitimer au moyen de la référence à la République des solutions sécuritaires, autoritaires ou carrément xénophobes.
La formulation d’un nouveau « pacte républicain » peut, ce faisant, devenir la traduction directement politique du travail initié ces derniers mois par le Parti communiste autour du document ”La France en commun”. Dans son rapport devant le conseil national des 16 et 17 janvier, Pierre Laurent avait suggéré de concentrer la réflexion des communistes autour de quatre thèmes : le travail, l’emploi et l’éducation pour une société sans chômage ; une société du bien-vivre et du bien commun ; la refondation démocratique de la République, une France d’égalité ouverte et respectée ; la paix et la sécurité pour la France, en Europe et dans le monde. Il pourrait, selon moi, en découler quelques axes forts, à même de retenir l’intérêt de nos concitoyens, emblématiques d’une volonté de sortie de la crise et de la régression, amorces d’une démarche d’union du peuple et de la gauche. Un « contrat » pour une République réelle, sociale, démocratique, écologique, si l’on veut lui trouver un intitulé.
Je jette ici quelques-uns des points qui pourraient structurer une telle offre programmatique, en guise de simple contribution à un travail d’élaboration qui devra nécessairement solliciter le concours de toutes les expériences : le retour de la puissance publique, seul à même de garantir l’intérêt général, de remettre en cause la toute-puissance de l’oligarchie financière, de replacer les banques et le développement économique sous le contrôle de la société ; un plan massif de relance, d’investissement et de réindustrialisation de la France, créateur d’emplois et adossé à la conversion écologique de l’économie ; un « Plan Marshall » au profit des quartiers populaires et de l’égalité des territoires pour faire refluer l’exclusion, les discriminations, les ghettoïsations urbaines ; l’instauration d’une véritable sécurisation des parcours professionnels, assurant à tous les salariés un socle de droit fondamentaux, opposable aux employeurs et valable tout au long de la vie active ; une grande réforme fiscale de justice, engageant la redistribution des richesses et permettant de financer les mesures d’urgence sociale et écologique qui s’imposent ; une refondation démocratique et laïque de l’école, afin d’en faire de nouveau le pilier central d’une République de l’égalité sociale et de l’émancipation par le savoir ; une politique européenne ouvrant aux peuples les moyens d’une coopération libératrice des rets de l’austérité et de la déréglementation libérale ; un changement institutionnel sortant le pays des dérives du présidentialisme, de l’atrophie de la citoyenneté, de trop d’errements liberticides ; la réappropriation par la France, sur le théâtre international et dans le cadre d’une ONU rénovée, d’un message structuré autour d’une logique de paix, de développement solidaire, de démocratie…
9. UN PCF AU CŒUR DE L’HISTOIRE POPULAIRE FRANÇAISE ET DE LA GAUCHE
Parvenu à ce stade de ma réflexion, il me faut dire quelques mots de la place que le Parti communiste peut et doit, selon moi, occuper face à la gigantesque succession d’épreuves qui s’annonce. Ce n’est pas seulement au regard de l’épuisement d’un Front de gauche n’ayant pas su tenir ses promesses de réorganisation de la gauche tout entière, pas seulement pour tirer la conclusion logique de l’appréciation selon laquelle l’heure n’était vraiment plus aux éparpillements synonymes de délitements, que l’ex-Gauche unitaire aura décidé, en juin 2015, de se regrouper avec le PCF. C’est en fonction de la conviction que son histoire, pour tourmentée qu’elle ait pu être, conférait de nouveau au communisme français un rôle particulier, et pour tout dire essentiel.
Naturellement, il ne manquera pas de voix pour me faire remarquer que le PCF aura été la première victime du ressac amorcé depuis quelques décennies, ainsi que de la perte de crédit qui en aura découlé de l’horizon du socialisme et du communisme. J’en conviens volontiers, comme je n’ignore nullement que le parti dont je suis désormais adhérent ne saurait s’imaginer un avenir solitaire, en ce que celui-ci l’amènerait à se retrancher des restructurations progressistes de demain, et qu’il lui interdirait de chercher à les féconder de son apport et de son expérience.
Je sais qu’il paraîtra étrange à certains de me voir écrire que le Parti communiste dispose d’outils essentiels pour contribuer au reformatage d’un logiciel adapté à une période de convulsions aiguës. Comment, cependant, ignorer qu’il aura conquis son influence, au XX° siècle, en prenant une place primordiale dans le surgissement de ces grands moments d’espoir que furent successivement, pour la France et pour la gauche, le Front populaire, le programme du Conseil national de la Résistance et la dynamique d’union impulsée par le Programme commun ? Je ne prétends certes pas faire l’impasse sur le bilan de ces expériences et sur les erreurs, parfois magistrales, qui y furent commises, y compris de la part du PCF. Je n’en relève pas moins que c’est également cet héritage qui permet à ses réseaux militants, comme à son implantation sociale, de conserver à présent cette capacité irremplaçable de saisir la réalité du pays et de travailler à lui ouvrir une issue positive. Autant dire que les décisions que sera amené à prendre son prochain congrès seront d’une importance dépassant de très loin son aire d’influence…
Un dernier mot sur ce point. Comme j’aurai tenté d’en convaincre au fil des lignes précédentes, nous venons d’entrer dans une phase décisive de redistribution des cartes sur le champ politique français. À bien y regarder, à gauche, c’est au sein de l’espace qu’auront historiquement vertébré le Parti socialiste et le Parti communiste, celui des principaux partis du mouvement ouvrier en résumé, que se concentrent les enjeux déterminants du futur. Aussi importants aient été ses apports à une réflexion novatrice, l’écologie politique se sera fracassée sur ses alliances aux conditions d’un social-libéralisme lui-même emporté par sa gestion à courte vue d’un système menaçant l’humanité de gigantesque séismes. L’extrême gauche n’aura survécu qu’à l’état d’organisations aussi résiduelles que férocement concurrentes. La mouvance « alternative » n’aura jamais su dépasser les postures de témoignage la caractérisant depuis ses origines. Les diverses scissions de la social-démocratie auront toutes échoué à bousculer la place prédominante de celle-ci, quoique son lent et régulier affaiblissement se soit soldé par d’innombrables départs d’adhérents et pertes d’audience. Même le divorce présent des gouvernants et de ceux qui les soutiennent encore d’avec l’électorat populaire, qui fait de la rue de Solferino l’épicentre du maelström balayant la gauche, se heurte à de si nombreux obstacles qu’une recomposition en est ralentie d’autant. Et, pour importants que soient le réveil social en cours ainsi que l’ébullition citoyenne que catalysent les « Nuits debout », une réponse politique globale ne saurait en surgir directement, tant les clarifications à opérer doivent triompher d’années de reculs, d’éparpillements et de désorientations.
Il n’en apparaît que plus déterminant que cette référence persistante du peuple de gauche que demeure le PCF sache se hisser à la hauteur des enjeux. Qu’il se saisisse de la nouvelle opportunité qui se présente à lui pour redevenir l’aile marchante des processus qui se cherchent, la force motrice de l’émergence d’une solution de changement au service de notre peuple. Les communistes doivent se convaincre que c’est possible et en manifester la volonté…
10.POUR 2017 ET APRÈS : LE DÉFI DE L’AUDACE
De ce qui précède, il me paraît découler que le rendez-vous de 2017 nous met au défi de l’audace et de l’inventivité. Chacun l’aura compris, je considère qu’il est de la plus grande importance d’entrer sans hésitations dans le débat traversant la gauche dans son ensemble. D’évidence, l’affrontement va maintenant s’y focaliser entre deux options : la recomposition au centre ou l’unité des forces populaires. La volonté d’achever la mutation du Parti socialiste en un nouveau « parti démocrate » constituerait une nouvelle dégradation de la situation, un recul supplémentaire (et considérable) des rapports de force politiques et sociaux. Il n’est, par conséquent, ni possible de se désintéresser de ce qu’il adviendra de ce projet, ni envisageable de demeurer dans l’indifférence devant une présidentielle dont le second tour pourrait opposer une droite jamais aussi radicalisée dans ses fondamentaux réactionnaires et une extrême droite s’approchant dangereusement du pouvoir.
Dans la mesure où le besoin d’unité face à la droite et à l’extrême droite constitue une réalité qui ne se sera jamais démentie, y compris dans la dernière période, il semble primordial de se réapproprier la question stratégique du rassemblement de la gauche, sur un contenu qui le permette. C’est dans ce cadre qu’il faut réfléchir à de nouveaux espaces de débat et d’action, en prendre l’initiative ou y participer lorsqu’il en est proposé par d’autres, avec l’objectif qu’ils englobent des secteurs suffisamment significatifs, jusqu’au cœur du Parti socialiste, pour initier une nouvelle donne majoritaire.
S’agissant spécifiquement de la présidentielle, les forces de transformation seront balayées, marginalisées politiquement ou emportées par la pression inévitable d’un « vote utile », à moins qu’elles ne soient elles-mêmes frappées par un découragement conduisant des centaines de milliers d’hommes et de femmes à se détourner du suffrage universel, si elles ne répondent pas au double problème de cette échéance : que la gauche ne soit pas éliminée du second tour ; et que le peuple ne se retrouve pas pris en otage, du fait des mécanismes institutionnels en vigueur, par ceux qui ont anéanti les attentes de 2012. L’idée de ”« primaire des gauches et des écologistes »” se veut réponse à ces menaces. Qu’importe, de ce point de vue, qu’elle recèle de fortes limites, qu’elle charrie bien des ambiguïtés dans son intitulé, ou qu’elle demeure très incertaine dans son dénouement. C’est qu’elle soit née de la crise de la gauche qui lui confère sa place.
Il convient, pour cette raison, d’y répondre positivement. Non, bien sûr, en relayant sans réserves la notion de « primaire », en ce que son principe pourrait nourrir la personnalisation des rendez-vous électoraux, telle que l’aggrave régulièrement le fonctionnement de la V° République. Mais en ouvrant la discussion avec celles et ceux qui en sont à l’origine. D’autant que ces derniers auront d’emblée porté une forte critique de la gestion des quatre ans écoulés, que l’on peut partager dans ses grandes lignes. Plutôt que de commencer par ergoter sur le périmètre de ladite primaire (primaire de la gauche « radicale » contre primaire de toute la gauche, comme certains croient opportun de le faire), ou de se retrancher derrière des exclusives ou des anathèmes antisocialistes qui auraient pour seul effet d’occulter les véritables problèmes, il convient d’entrer de plain-pied dans l’échange sur les contenus, qu’appelle précisément la proposition, et d’y fixer des objectifs précis : qu’une dynamique citoyenne puisse en surgir, qu’elle permette au bout du compte de soumettre au pays une plate-forme réaliste autant que radicalement opposée à la logique ayant inspiré l’actuel quinquennat, et qu’elle soit un moyen de renouer avec les aspirations de notre peuple, du mouvement social, de la gauche dans ses profondeurs.
La démarche peut, de ce point de vue, se résumer aisément : lorsque environ quatre électeurs de gauche sur cinq désavouent dans les sondages la politique conduite au sommet de l’État ; dès lors que pas moins de six électeurs socialistes sur dix affirment, toujours dans les enquêtes d’opinion, ne pas vouloir renouveler leur choix du premier tour de la dernière présidentielle ; François Hollande (comme, d’ailleurs, quiconque se revendiquerait des orientations appliquées depuis quatre ans) n’est pas en état de rassembler la gauche, de mobiliser les électeurs pour battre la droite et l’extrême droite, d’empêcher que le scrutin de mai 2017 se dénoue entre le représentant des « Républicains » et Madame Le Pen. Si « primaire » il doit y avoir, c’est donc d’abord pour définir le socle d’engagements susceptible d’unir très largement autour d’un changement de cap indispensable, et d’investir la candidature qui sera le mieux à même de porter lesdits engagements devant les Français.
N’ayons donc aucune crainte de participer à un semblable processus, car il ne s’agit pour l’heure que d’un processus, dès l’instant où il présente l’inestimable intérêt de chercher à déjouer le piège mortel dont nous nous trouvions jusqu’alors menacés. Louper le coche serait, ”a contrario”, consentir à François Hollande le cadeau qu’il n’eût osé espérer au vu du rejet généralisé dont il fait l’objet. Il importe plutôt aller au bout des potentialités ouvertes, donc se mettre en situation de mener la bataille jusqu’à l’isolement définitif d’un clan gouvernemental prétendant imposer ses vues à une gauche ne se reconnaissant plus en lui.
J’entends, ici et là, des voix s’élever pour redouter que le locataire de l’Élysée finisse par s’aligner sur la ligne de départ d’une « primaire ». C’est, je le dis sans ambages, se refuser à entendre les tenants du hollandisme eux-mêmes lorsqu’ils s’emploient à en récuser la conception ou la possibilité. Ce qui, au fond, se révèle assez cohérent avec leur acceptation d’institutions faisant du tenant du titre le candidat « naturel » du PS et, au-delà, d’une gauche qu’ils entendent soumettre au chantage d’une menace d’élimination du second tour de la présidentielle. Plus généralement, s’effrayer d’une attitude ouverte à l’endroit des initiateurs de l’appel du mois de janvier, en vertu d’une attitude se voulant radicale envers le Parti socialiste, reviendrait à ignorer que l’actuel président et son pack ministériel se trouvent à ce point rejetés, y compris de leur propre parti, qu’ils seraient vraisemblablement balayés s’ils se soumettaient à un vote du peuple de gauche. Les déclarations d’un Jean-Christophe Cambadélis jurant, la main sur le cœur, qu’il accepte une telle consultation, ont d’ailleurs tôt fait d’apparaître comme une manœuvre de diversion, lorsqu’il y met pour condition que François Hollande soit le seul porteur des couleurs socialistes. Voilà pourquoi, parce que la suggestion de « primaire » aura eu pour principale conséquence de catalyser la volonté d’une candidature de gauche en rupture avec les errements du pouvoir en place, et parce qu’elle aura ouvert une séquence dont les protagonistes vont se retrouver sous l’observation, plus attentive sans doute qu’on ne l’imagine, d’une contestation sociale renaissante, il me paraît juste d’y répondre avec l’état d’esprit dont fait preuve le projet de « base commune » soumis à l’approbation du tout proche congrès du PCF.
J__’en termine enfin. En m’excusant auprès de tous les amis et amies qui me suivent de l’exceptionnelle longueur de ce papier. Mais en espérant que ces modestes apports nourriront une réflexion que je souhaite la plus large et collective possibles. Bonne lecture.__