Ce que nous dit “Nuit debout”
N’est-ce pas une très vieille leçon politique qui est en train de se confirmer, à travers le phénomène des « Nuits debout » ? J’écris cette note alors que l’initiative fête son premier mois d’occupation de la place de la République (c’est au soir d’une des premières journées d’action contre la loi El Khomri qu’elle vit le jour) et, surtout, que ceux qui s’y retrouvent chaque soir ont saisi l’occasion de la date symbolique du Premier Mai pour engager le dialogue avec les organisations syndicales ayant appelé au mouvement social en cours.
Lorsqu’un événement déchaîne les passions au point que l’on s’emploie à l’étreindre avec l’intention manifeste de l’étouffer, ou à l’inverse au point que l’on s’efforce hargneusement de le délégitimer en le dépeignant comme un ramassis de gauchistes ”« sans cerveau »” (pour reprendre la formule d’un Nicolas Sarkozy ayant, il est vrai, fait ses preuves en matière de culture ou de finesse politique…), c’est que sa seule existence dérange. Et lorsque, par surcroît, il se perpétue dans le temps et fait des émules un peu partout sur le territoire national, c’est qu’il recèle quelque chose de profond.
Ne cédons, naturellement, pas à la facilité des raisonnements analogiques ou des emportements oublieux de la réalité. « Nuit debout » s’inspire d’évidence de l’expérience des « Indignés » qui avaient, du 15 mai au 12 juin 2012, pris possession de la Puerta del Sol à Madrid. Comme aujourd’hui au cœur de Paris, la délibération des participants avait pris la forme d’assemblées générales et de commissions gérant, aussi bien, les questions d’ordre pratique soulevées par ce gigantesque espace autogéré que l’élaboration de projets alternatifs à la globalisation marchande et financière. On pourrait également évoquer les concentrations « Occupy » nées outre-Atlantique ou outre-Manche. Les similitudes s’arrêtent toutefois à des exercices de démocratie se défiant des cadres institutionnalisés ou délégataires.
Puisque l’on se réfère tant à eux, « Los Indignados » avaient vu le jour dans une Espagne tout juste sortie de l’explosion catastrophique de la bulle immobilière en 2007-2008. Où l’effondrement de l’économie avait touché des secteurs aussi névralgiques que le BTP. Où le taux de chômage affectait presque le quart de la population active, et où les expulsions de logements concernaient des centaines de milliers de familles. Où plus de la moitié des jeunes de moins de 25 ans se retrouvaient sans emplois, alors que 27,5% des enfants étaient recensés sous le seuil de pauvreté. Où la corruption frappait les partis traditionnels comme nulle part ailleurs en Europe, et où la structuration syndicale du mouvement ouvrier s’était montrée incapable de prendre la tête de la résistance à une paupérisation dramatique. C’est dans ce contexte qu’une galaxie de « plates-formes » citoyennes, de réseaux sociaux et de collectifs de toutes sortes avait pris la tête d’une immense remobilisation populaire, laquelle devait culminer avec la gigantesque manifestation du 15 mai 2011 (d’où l’appellation « 15M » que s’était donné le mouvement).
Rien de vraiment similaire dans le printemps français actuel. Pour dramatique qu’il fût pour des millions d’hommes et de femmes, le délitement social est loin d’atteindre le paroxysme que l’on connaît de l’autre côté des Pyrénées. Si la crise démocratique, et même la décomposition de la République, se révèlent sans précédent depuis la Libération, la défiance du peuple français envers ses représentants n’est guère comparable au rejet de la corruption ravageuse d’une grande partie des élites, qui motiva l’insurrection civique dont le campement de Madrid fut l’expression. Quant aux carences déjà pointées du syndicalisme espagnol, on ne les retrouve nullement du côté des confédérations françaises, la majorité d’entre elles ayant tout de même pris la tête du combat pour le retrait de la « loi travail ». Des différences d’autant plus grandes que, dans notre Hexagone, l’ascension d’un Front national devenu, au fil du temps, une force postulant au pouvoir en se nourrissant de la détresse d’un large pan des classes travailleuses et populaires, vient brouiller les perceptions et réactions de l’opinion, ce qui hypothèque des réorganisations politiques et sociales telles qu’en a connu l’Espagne ces dernières années. Pointer les dissemblances, pour grandes qu’elles fussent, ne saurait pour autant amener à ignorer la très grande importance de ce que dit « Nuit debout », de l’état de notre société autant que de ce qui monte de ses profondeurs.
UNE DEMANDE DE RENOUVEAU POLITIQUE ET DÉMOCRATIQUE
Ni les affrontements ultraminoritaires qui ponctuent parfois les rassemblements nocturnes, ni l’exploitation médiatique de l’expulsion d’un philosophe néoconservateur manifestement venu pour susciter des réactions incontrôlables de la part d’une frange du public, ne suffisent à priver ces rendez-vous à répétition de leur légitimité. Même l’opprobre ayant un temps poursuivi quiconque souhaitait assumer son appartenance politique ou syndicale, ou encore l’existence d’une direction assez peu transparente – que pointe, excipant de sa qualité d’ancien soixante-huitard, le cinéaste Romain Goupil quand il écrit, dans ”Le Monde” du 20 avril : ”« Je veux bien continuer à faire semblant qu’il n’y a pas de ‘’direction du mouvement’’, mais je sais pertinemment par vieille expérience que c’est faux et manipulatoire. La ‘’direction’’ est contre ‘’toute direction’’ pour mieux conserver la ‘’bonne’’ direction »” – apparaît simplement comme une conséquence assez inévitable d’un processus assembléiste né dans l’urgence et qui se cherche toujours.
Que ses contempteurs le veuillent ou non, cette action, surgie dans le prolongement de la lutte contre la casse du droit du travail, est d’abord, par son succès et sa durée, un symptôme. D’un pays qu’asphyxie la course sans fin à la compétitivité des firmes et à la rentabilité du capital. Du caractère insupportable d’inégalités qui vont croissantes, d’un chômage de masse et d’une précarité qui accompagnent la réduction du coût prétendument trop élevé du travail, d’un pouvoir d’achat en berne tandis que les dividendes se révèlent en hausse constante pour les actionnaires. De la faillite patente d’un libéralisme promoteur de la financiarisation effrénée de l’économie, du moins-disant social, d’un dogme austéritaire exigeant l’équilibre budgétaire à tout prix autant que la diminution impérative de la dette, toutes orientations qui n’ont jamais réussi qu’à plonger les nations concernées dans la spirale des récessions, des krachs financiers et de la désindustrialisation. D’une démocratie qui s’atrophie dans le même temps que la souveraineté des peuples cède le pas à celle des marchés et des institutions opaques du capitalisme transnationalisé. D’une gauche qui ne fait plus espérer de l’avenir, dominée qu’elle se trouve par des lignes se détournant de son combat originel contre toutes les exploitations et toutes les dominations.
D’aucuns, tel le directeur de la rédaction de ”Marianne”, Joseph Macé-Scaron, peuvent bien ironiser sur le fait que l’on votât, place de la République, en faveur de ”« l’embauche des six millions de chômeurs »” ou de la ”« semaine de 25 heures »”, ou de ”« l’abolition de la propriété privée »”. Ils ne doivent pas oublier que, avant de mettre dans le débat public revendications sociales et plates-formes politiques adaptées à la réalité des rapports de force, tous les mouvements d’émancipation cherchèrent leur inspiration dans de grandes utopies créatrices, le syndicalisme ouvrier et les formations socialistes des premiers temps ayant, par exemple, commencé par poser le principe de l’abolition du salariat. Quant à la présence, aux marges des concentrations citoyennes, des survivances d’une extrême gauche s’étourdissant elle-même de sa radicalité, sans parler du grenouillage de ces prêcheurs d’un néoracisme nauséabond que sont notamment les animateurs des « Indigènes de la République », ils ne sauraient occulter la profondeur – et la justesse – des aspirations qui se font jour à la fin d’un quinquennat qui restera, dans les mémoires, marqué par une ineffaçable trahison.
À un moment où tout un chacun sent bien que la gauche peut se retrouver marginalisée pour des années, se lève donc un mouvement revendiquant une autre répartition des richesses, des mécanismes de protection collective enracinés dans des normes sociales et environnementales de haut niveau, un autre modèle de production et de consommation, la réhabilitation de la puissance publique au service de l’Humain. Un mouvement se retrouvant, encore, dans l’exigence de la souveraineté à refonder des citoyens comme de la priorité à donner au contrôle des mécanismes délibératifs, afin que le peuple redevînt acteur de son destin et pût se soustraire à l’omnipotence des oligarchies autant qu’à la tutelle des pouvoirs personnels. Un mouvement s’exprimant, enfin, pour une Europe qui cessât d’être un carcan disciplinaire pour les nations membres, qui devînt un espace d’avancées sociales et écologiques s’opposant au libre-échangisme et à la concurrence de tous contre tous, qui fût un exemple de réalisation des prescriptions incluses dès 1948 dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui servît de levier à l’instauration d’une logique de développement soutenable, de démocratie et de paix sur l’ensemble de la planète. C’est, à bien y regarder, ce que nous disent, en creux et par-delà quelques outrances de bien faible importance, les participants des « Nuits debout ».
L’ALTERNATIVE POLITIQUE QUI SE CHERCHE
Que nul ne s’y trompe néanmoins : si un semblable phénomène résonne comme un appel au surgissement d’une nouvelle perspective progressiste, la dynamique des actuels rassemblements nocturnes n’y suffira pas. Le chemin reste même très long pour parvenir au but. Fruits d’années de reculs et de divisions, les désynchronisations marquent ainsi tous les combats actuels de leur empreinte : entre le monde du travail dans sa réalité majoritaire et les secteurs sociaux qui entretiennent la flamme des assemblés générales quotidiennes sur diverses places de France (si la présence de professions intellectuelles ou de personnes issues de classes moyennes menacées de précarisation signe le grand intérêt de cette ébullition, ouvriers et employés sont à l’inverse peu nombreux à s’y joindre) ; entre une opinion qui soutient massivement la demande de retrait du texte de Madame El Khomri et la lenteur avec laquelle les manifestations montent en puissance, trait qui se retrouve dans le nombre encore limité de celles et ceux qui occupent nuitamment les rues (nous sommes encore loin des grandes mobilisations sociales depuis 20 ans en France, comme des foules impressionnantes réunies sur la Puerta del Sol voici quatre ans) ; entre les fractions étudiantes et lycéennes engagées aux côtés des salariés et le reste d’une jeunesse qui, pour inquiète qu’elle fût de son devenir, peine à reprendre confiance en ses forces…
Voilà pourquoi risquent d’être déçus ceux qui rêvent d’un élan se traduisant, au plan politique, en un ”« Podemos à la française »”. Pour ne pas parler d’un phénomène semblable à celui qui permet présentement à un Bernie Sanders, dans le prolongement d’« Occupy Wall Street », de se propulser au rang des principaux protagonistes de la prochaine présidentielle américaine. D’ailleurs, chez nos voisins espagnols, l’irruption d’un nouveau parti, devenu le troisième du pays et talonnant la social-démocratie aux dernières élections législatives, ne procéda pas directement des concentrations citoyennes de Madrid. Elle fut plutôt le fruit de l’initiative spécifique d’un noyau de jeunes intellectuels, venus pour beaucoup de la mouvance communiste ou anticapitaliste (en l’occurrence Izquierda Anticapitalista, sortie de l’implosion de la IV° Internationale), et très influencés par les expériences de transformation conduites en Amérique latine. Ce sont eux qui eurent l’intelligence de présenter leur formation comme la ”« traduction politique »” des « Indignés », et qui se voulurent d’emblée en rupture avec les mécanismes de représentation partisans, tels qu’ils avaient le jour à la chute de la dictature franquiste.
Si le succès eût tôt fait d’accompagner ce renouvellement de l’offre politique et le rajeunissement corollaire des figures de la vie publique outre-Pyrénées, si Podemos sut faire grandir son influence grâce à son ambition majoritaire affichée – en 2014, Pablo Iglesias comparait sa démarche à ”« ce que n’importe quelle formation social-démocrate en Europe aurait dit il y a 30 ou 40 ans »” –, il ne réussit ni à se doter d’une vie démocratique interne à la hauteur des aspirations lui ayant donné naissance, ni à élaborer une stratégie efficiente de conquête d’une position dirigeante à gauche. D’où le malaise apparu, ces derniers mois, Iglesias et ses camarades n’ayant cessé d’osciller entre des attitudes contradictoires lorsque, à l’issue du scrutin législatif, la question se posa de chasser la droite de la tête du pays et de constituer une nouvelle majorité de rassemblement de la gauche sur un programme de refus de l’austérité. Contrairement à l’approche qui avait, quelques mois auparavant, guidé le Bloc de gauche et le Parti communiste au Portugal, et qui avait permis de mettre un terme au règne du pouvoir conservateur… Mais c’est là l’objet d’une autre discussion, sur laquelle je reviendrai ultérieurement.
FAIRE ÉMERGER UN NOUVEL ESPACE DE DÉBAT ET D’ACTION
Nos « Nuits debout » ont, en ce qui les concerne, pour effet hautement bénéfique d’interpeller l’ensemble de celles et ceux qui cherchent à faire émerger une alternative, aussi offensive dans ses propositions que déterminée à se poser, dans une relation repensée avec le peuple, le problème du pouvoir. Qu’ils viennent de la mouvance anti-austérité, qu’ils appartiennent à cette majorité d’adhérents ou sympathisants du Parti socialiste en révolte contre les capitulations du hollandisme, qu’ils portent l’héritage de l’écologie politique, qu’ils soient simplement des acteurs sociaux ou des citoyens « non encartés », tous doivent s’atteler sans plus attendre au travail visant à relever la gauche et la France.
Le chemin à explorer dans ce cadre doit, tout à la fois, s’épargner les facilités de l’entre-soi qu’affectionnent en général les adeptes d’une « petite gauche », se garder du suivisme envers toute problématique qui proclame son refus des constructions « institutionnelles », se défier des errements calamiteux et de la marginalisation auquel mène inexorablement l’autoproclamation. Il appelle, au contraire, un nouvel espace de débat et d’action commune, où les enjeux de contenu doivent être priorisés et à travers lequel doit être recherché le rassemblement le plus large possible, de la gauche comme du peuple.
C’est, me semble-t-il, l’intuition qui guide le Parti communiste lorsqu’il se fixe pour objectif l’ouverture d’un processus permettant à des centaines de milliers de citoyens de se réapproprier la chose publique. C’est également l’intention qu’a laissé transparaître l’appel à une ”« primaire des gauches et des écologistes »”. C’est, surtout, ce qui ressort de la multiplicité des initiatives fleurissant sur le terrain, témoignant d’un intérêt renaissant pour la politique. Je viens, personnellement, d’en avoir un énième aperçu à Châtellerault, où la section communiste m’avait convié à un débat sur la France de demain, aux côtés d’un syndicaliste CGT, Daniel Sanchez, et de la maire de Queaux, Gisèle Jean. Pas un participant n’avait quitté la salle lorsque la réunion prit fin… bien plus tard qu’il n’était prévu. Une marque de la soif d’échanges et de réflexions pluralistes qui se manifeste un peu partout.
Si les « Nuits debout » doivent devenir pour nous une source d’encouragement, c’est en ce qu’elles soulignent l’impérieuse nécessité de faire mouvement. Pour que convergent en un même essor toutes les contestations d’un ordre devenu inacceptable pour le plus grand nombre. Pour que la colère ne finisse pas par s’abandonner aux sirènes sans scrupules de l’extrême droite. Pour sauver la gauche du désastre qu’on lui prépare, si rien ne vient très vite changer la donne. Pour qu’un espoir renaisse enfin, au terme d’années de marasme, de désillusions, d’impuissance ressentie.