Face à une dérive irréversible, l’amorce d’un sursaut prometteur…

C’est un point de non retour qui aura été atteint ce 10 mai. En dégainant l’article 49-3 de la Constitution, parce qu’il savait ne pas disposer de majorité sur les articles de sa « loi travail », l’exécutif n’aura pas seulement affiché son mépris du Parlement et bafoué du même coup la démocratie. Il aura, en se coupant de ses propres soutiens au Palais-Bourbon, ce qui constitue un fait sans beaucoup de précédents dans l’histoire de la République, ouvert une crise politique aux retombées imprévisibles sur la dernière année du quinquennat.

Pour justifier la procédure de l’adoption sans débat du texte défendu par Madame El Khomri, les bouches à feu du gouvernement dénoncent ”«l’obstruction»” dont se seraient rendus coupables une partie des députés de gauche. Outre que ladite ”« obstruction »” fait intégralement partie des méthodes à travers lesquelles peut parfois s’exercer la souveraineté du Parlement sur des législations considérées déterminantes, l’argument se révèle parfaitement inexact. Si le Conseil des ministres aura décidé d’interrompre brutalement les discussions de l’Assemblée nationale, jusqu’à ne pas permettre qu’un seul vote pût intervenir sur l’article 1 de la loi, c’est qu’il ne se trouvait pas suffisamment de députés socialistes pour faire acte de présence dans l’Hémicycle et soutenir son point de vue. Jusqu’alors, le chef du groupe majoritaire n’avait guère de difficultés à requérir la présence de députés « dans la ligne » afin de repousser les amendements contraires aux désidératas venus du sommet de l’État. Cette fois, ils n’étaient qu’une poignée à se montrer prêts à assumer, en séance et devant les caméras, leur soutien aux dispositions qui leur étaient proposées.

De sorte que, bien qu’il se voulût un acte d’autorité destiné à mettre un terme à la contestation d’une loi authentiquement réactionnaire, le recours au 49-3 enregistre plutôt l’isolement des gouvernants. Isolement, d’abord, face à un pays qui, de sondage en sondage, répète à 70% son refus de mesures balayant un siècle et plus de conquêtes syndicales, à commencer par cette fameuse hiérarchie des normes qui n’était rien d’autre que l’héritage d’un Front populaire ayant, voici 80 ans, instauré les conventions collectives dans le but de… protéger les travailleurs. Isolement, encore, face à un peuple de gauche qui ne cesse de signifier, avec les moyens à sa disposition, son exaspération devant une gestion ayant piétiné l’ensemble de ses promesses de changement. Isolement, enfin, face à cette majorité de militants et d’élus de gauche dont on voudrait qu’ils finissent par s’incliner devant la volonté de petits marquis claquemurés dans leurs palais nationaux, après avoir troqué leur fidélité envers les électeurs contre la soumission au fait du Prince.

N’ignorons pas la véritable portée de ce 49-3. Il se veut, même si nombre de députés socialistes n’en ont peut-être pas encore conscience, un acte de rupture, une entreprise de scission de la gauche. Sinon, on ne peut s’expliquer les propos martiaux des amis de François Hollande ou Manuel Valls, se promettant de mettre ”« dehors »” (ce sont les termes utilisés) les « frondeurs », ou décrétant que la cohabitation avec eux était devenu impossible au sein du même parti. Et le dessein de cette fracturation recherchée n’aura pas tardé à se dévoiler davantage lorsque le Premier ministre aura rayé d’un trait de plume ce qu’il avait, voici quelques semaines, présenté comme une prise en compte des revendications exprimées dans la rue, à savoir la taxation des contrats à durée déterminée. Parlons clairement : dans la mesure où le va-et-vient parlementaire va se poursuivre, où la majorité sénatoriale de droite va désormais s’emparer de la loi sur laquelle le Palais-Bourbon se sera vu empêché d’exprimer son opinion, où elle en durcira évidemment l’esprit ultralibéral, rien ne garantit que ce texte scélérat ne sera pas finalement adopté, en seconde lecture à l’Assemblée, un nouveau 49-3 à l’appui, dans sa version initiale. Celle qui, précisément, avait provoqué la colère du monde du travail et de la jeunesse…

Telle est bien la raison pour laquelle, les enjeux s’étant considérablement élevés, il ne faut surtout pas baisser les bras. Les députés de gauche entendant demeurer fidèles à leur mandat auront, à cet égard, eu raison de chercher à réunir le nombre de signatures nécessaire au dépôt d’une motion de censure. L’équipe gouvernementale ayant perdu toute légitimité à agir en se réclamant du vote populaire de mai et juin 2012, sa politique n’étant plus faite que de coups de force autoritaires et d’escalades libérales, son mépris de la représentation nationale comme des aspirations citoyennes ne connaissant d’évidence plus de bornes, il convenait de chercher à la renverser. À partir d’un contenu clairement orienté à gauche, afin que le chef de l’État se trouvât contraint de désigner un nouveau locataire à Matignon, lequel aurait alors à engager devant les députés sa responsabilité sur un changement de cap, plus conforme à ce qu’attend notre peuple comme le plus grand nombre de celles et ceux qu’il a désignés pour le représenter. Qu’il ait manqué deux voix seulement à l’affirmation d’un acte politique quelque part fondateur, en dépit des craintes qu’il pouvait susciter de la part de parlementaires soumis aux plus cyniques chantages, est en soi prometteur pour l’avenir.

À présent, tout doit être mis en œuvre pour que le mouvement social franchisse un nouveau palier dans son développement. L’exemple du « contrat première embauche », il y a tout juste dix ans, atteste que, même adoptée dans un premier temps grâce aux artifices littéralement despotiques dont regorge la Loi fondamentale de notre V° République, une loi peut ensuite être abrogée sous la pression d’un rapport de force grandissant. Confédérations syndicales et organisations de jeunesse viennent de rendre public leur calendrier de mobilisation pour les prochaines semaines. Si, par centaines de milliers, voire par millions, les salariés et les citoyens s’avèrent au rendez-vous, il ne fait aucun doute qu’un pouvoir aussi affaibli ne pourra longtemps s’enfermer dans l’intransigeance.

Au-delà, cette configuration aux coordonnées totalement bouleversées, vient rouvrir la réflexion sur la perspective propre à sortir la gauche d’un embourbement fatal. Ce que démontre, au fond, l’épisode du 49-3 et de la tentative de censurer ses auteurs en mélangeant toutes les couleurs de l’arc progressiste, ce rose-vert-rouge annonciateur de renouveau, c’est le besoin de retrouver un horizon d’unité pour notre camp.

Ces derniers temps, le président de la République s’était efforcé de jeter les bases de sa nouvelle candidature, en 2017, autour de la double idée selon laquelle son quinquennat ne serait pas aussi calamiteux que ne le jugent les Français, et qu’il pourrait dès lors représenter un moindre mal face à une droite emportée par ses fantasmes de régression sociale et à une extrême droite devenue la première force politique du pays. Il vient en quelques heures, prisonnier de choix qui le coupent irrémédiablement de son parti et des électeurs qu’il convoite, de torpiller lui-même son dispositif de campagne. Le pire serait maintenant de le laisser nous entraîner à sa suite dans le naufrage.

Finalement, tout ce qu’avait laissé entrevoir l’appel à ”« une primaire des gauches et des écologistes »” est en train de se confirmer… L’impossibilité, pour nos éminences ministérielles, de trouver une majorité autour de la « loi travail » nous dit que des forces disponibles à une alternative sont en train de se dégager. Les considérants de la motion de censure avortée, dans leur justesse, nous disent que les bases d’un accord existent bel et bien autour de mesures répondant aux grandes urgences de l’heure. Le fait qu’une pareille démarche ait pu accoucher d’un spectre politique allant de la tradition socialiste à celle du républicanisme social chère au Mouvement républicain et citoyen, en passant par ce qu’incarnent les groupes communiste et écologiste, nous dit qu’une candidature de gauche, très largement rassembleuse et ne se dérobant pas au défi du pouvoir, n’est plus un rêve.

Pourquoi donc ne pas s’atteler dès à présent à en construire les bases ? Par exemple, à travers des états-généraux de la gauche, cet automne, en charge d’élaborer une plate-forme d’engagements à partir de laquelle une dynamique de redressement pourrait s’amorcer ? Le débat est ouvert…

Christian_Picquet

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