François Hollande et Manuel Valls jouent avec le feu

Il paraît que l’exécutif s’est doté d’une « stratégie ». Non pour retrouver le chemin d’un peuple qui s’obstine à crier son refus de cette loi scélérate que Madame El Khomri est présentement chargée de défendre au Parlement (dernier indice de ce rejet, le sondage Ifop, publié par le ”Journal du dimanche” du 29 mai, fait apparaître que 86% des Français demandent son retrait ou, au moins, la réécriture des articles controversés). Mais pour se sortir à moindre frais du guêpier où il s’est lui-même fourré en prétendant imposer à nos concitoyens une logique sur laquelle il ne dispose même pas d’une majorité à l’Assemblée nationale. Il s’agirait, nous disent des gazettes manifestement « éclairées » par des confidences élyséennes, de ”« déconnecter »” entre eux les différents conflits sociaux, reculant là sur les conditions de travail à la SNCF, poussant ici à la ratification de l’accord portant sur le régime indemnitaire des intermittents du spectacle, dans l’objectif de sauver le cœur d’une loi qui réside, on le sait, dans la fameuse inversion de la « hiérarchie des normes ».

À bien y regarder, François Hollande fait ce qu’il a toujours fait, parce qu’il ne sait pas agir autrement. Diviser – le peuple, le monde syndical, la gauche, son propre parti, le groupe des parlementaires qui le soutiennent –, tel est son mode de gestion des affaires publiques. Et son Premier ministre se charge de l’explication de texte : ”« Si nous cédons à la rue et à la CGT, parce que nous serions obsédés à court terme par 2017, il ne resterait plus rien. »” On croirait du Sarkozy dans le texte… D’ailleurs, chacun aura pu noter, à travers le choix des mots, que pour sauver la capacité des gouvernants à ”« réformer »” la France, comme il le dit, Manuel Valls se montre prêt à sacrifier des centaines de députés socialistes et à ouvrir, ce faisant, un boulevard à une droite que l’on aura rarement connu aussi radicalisée dans ses postures ultralibérales et régressives. Tout cela pour satisfaire aux intérêts du grand patronat et de la finance (intérêts que Pierre Gattaz relaie si parfaitement, lorsqu’il traite les syndicalistes de ”« voyous »” et même de ”« terroristes »”), autant que les exhortations de la Commission de Bruxelles, laquelle, à en croire Monsieur Juncker, voit en la « loi travail » la brèche qui permettra ultérieurement d’aller bien plus loin…

Cette prétendue stratégie paiera-t-elle ? Usera-telle la combativité des secteurs mobilisés du monde du travail ? Parviendra-t-elle sur le fil, en seconde lecture au Palais-Bourbon, à faire avaliser le projet gouvernemental au moyen d’un nouveau recours à l’article 49 alinéa 3, que ne parviendrait pas à contrer le dépôt d’une motion de censure de gauche, au bas de laquelle, cette fois, il ne manquerait pas le nombre de signatures nécessaire ? Les toutes prochaines semaines le diront, avec ces temps forts que représentent les grèves dans l’énergie, le secteur du traitement des déchets ou les transports, puis la journée nationale du 14 juin. Quelle qu’en soit l’issue, que les gouvernants réussissent le pari de passer en force ou qu’ils doivent reculer, Messieurs Hollande, Valls et consorts sont d’ores et déjà certains d’enregistrer une défaite politique majeure.

Déjà illégitime, dès lors qu’elle va à l’encontre des engagements pris par le locataire de l’Élysée devant les électeurs en 2012, leur constante dérive libérale coalise contre elle les forces vives de la nation, ces travailleurs et cette jeunesse sans lesquels rien n’est et ne sera jamais possible pour quiconque se prévaut de la gauche, pour ne pas parler de ces petits entrepreneurs qui savent bien au fond d’eux-mêmes que la législation au centre de l’affrontement social actuel ne créera rigoureusement aucun emploi. Le pouvoir est nu, rejeté de toutes parts, privé de ce qu’il lui restait d’autorité, ayant perdu toute capacité de convaincre au-delà de ses derniers soutiens. Le dénouement de l’épreuve de force en cours n’en déterminera pas moins notre avenir.

Si le camp du travail et du progrès l’emporte, s’il obtient le retrait total du texte El Khomri ou la réouverture des négociations avec le front syndical, la victoire rendra confiance à des millions d’hommes et de femmes, elle redonnera du crédit à l’action collective, elle adressera un signal de résistance sans équivoque à ceux qui voudraient demain prendre le même chemin que nos actuelles têtes couronnées (la droite le sait pertinemment, elle qui ne conteste que pour la forme le projet gouvernemental, rêvant en vérité que ce dernier lui offre l’occasion d’achever l’adaptation brutale de notre Hexagone rebelle à la loi d’airain des marchés et de leurs fondés de pouvoir européens). Elle ne pourra que faciliter l’émergence à gauche d’une perspective conquérante, à l’ambition majoritaire renouvelée.

À l’inverse, si la bataille venait à être perdue, elle détériorerait encore la situation française. Il est alors à redouter que, confronté à des partis traditionnels n‘ayant à lui promettre que du sang et des larmes, et surtout privé d’un débouché politique à la hauteur de ses attentes, un nombre grandissant d’électeurs ne s’en aille chercher une solution du côté de l’extrême droite. Que l’on médite, à cet égard, le résultat de la toute récente élection présidentielle en Autriche.

Bien des commentateurs ont exprimé leur soulagement devant la victoire à l’arraché du candidat écologiste face au représentant du FPÖ, l’organisation-sœur de notre Front national. Il se sera même trouvé un éditorialiste du ”Monde”, Arnaud Leparmentier, pour oser écrire : ”« L’’’orage parfait’’ qui allait emporter l’Europe selon les plus pessimistes s’éloigne : la crise grecque est moins aiguë et l’euro requinquée ; le flux des migrants vers la Grèce s’est divisé par dix en avril à la suite de l’accord contesté avec la Turquie ; le référendum britannique s’annonce sous des auspices favorables ; et la révolte populiste autrichienne a été stoppée in extremis. Ça va mieux… en Europe. »” Il n’y aurait donc plus rien à réfléchir ? Quelle pitoyable perte de sens politique !

Certes, il aura bien manqué 31 000 voix à un mouvement dont, il y a quinze ans, la politologue Laurence Hubert disait qu’il ”« développe effectivement des tendances fascistes (…) et des idées d’extrême droite, elles-mêmes fort proches, évidemment, des idées fascistes »” (in ”Jörg Haider le successeur”, Kiron-Éditions du Félin 2000). Cela ne saurait toutefois occulter que, dans un pays dont il est de bon ton de vanter la vigueur économique, la droite traditionnelle et le Parti socialiste sortent du scrutin à l’état de structures résiduelles. Que le président finalement élu, Alexander Van der Bellen, n’est qu’un ectoplasme politique, émanation d’une écologie aseptisée parce qu’entièrement convertie au néolibéralisme. Que le mal-nommé Parti de la liberté reste donc l’unique force structurée (et structurante) du champ partidaire. Que, alors que les centres-villes comme les catégories les plus aisées lui ont fait barrage, ce sont les zones péri-urbaines ou rurales, ainsi que 86% des ouvriers, qui ont plébiscité l’extrême droite. Que tout cela ne peut que porter à son paroxysme un climat xénophobe dans une société percutée par l’intensification des flux migratoires. Et que cela ne manquera pas, dans une Autriche située au centre du Vieux Continent, cristallisant tous les bouleversements et toutes les belligérances affectant celui-ci, d’aviver les fantasmes (historiquement forts) de reconstitution d’une grande Allemagne impériale.

On m’objectera, je le sais, que nous sommes ici bien loin de la France. Pas si sûr. C’est, en effet, à l’échelle de l’ensemble de l’Union européenne que l’on voit affaiblir l’État-providence (symbole s’il en est de ce modèle social-démocrate dont l’Autriche fut longtemps un fleuron), que sont remises en cause les protections du salariat, que l’on fait sans fin flamber les inégalités et la précarité, que l’on efface les différences entre droite et gauche (au point qu’à Vienne, comme y appellent ici Manuel Valls ou son ministre Macron, les conservateurs gouvernent depuis des lustres avec les socialistes), que l’on piétine les souverainetés nationales et populaires, que l’on bafoue outrageusement le suffrage universel au bénéfice d’institutions ou élites soustraites à tout contrôle démocratique. Résultat : le ”« plafond de verre »”, que d’aucuns disaient indestructible face aux poussées des ultranationalismes réactionnaires et des néofascismes, se lézarde et peut à chaque instant céder. La France ne faisant pas exception à cette nouvelle donne, on le constate à chaque scrutin, on joue par conséquent avec le feu lorsque l’on méprise le refus des citoyens de voir anéanties des conquêtes que les générations passées avaient mis des décennies à arracher.

Il n’est qu’un enseignement à en retirer. C’est du pire que nous sommes menacés si rien ne vient relever une gauche digne de ce nom, incarnation de l’intérêt général. C’est la feuille de route de toutes celles et tous ceux qui en arrivent aujourd’hui aux mêmes conclusions. Qu’ils veuillent rester fidèles à leurs convictions socialistes, qu’ils soient des partisans d’une écologie de transformation ou d’une gauche anti-austérité, qu’ils portent l’expérience des luttes de la société, ou qu’ils entendent tout simplement sauver notre République et ses principes fondateurs…

Christian_Picquet

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