Le “Brexit”, ou la faillite de l’Europe marchande et financière
« Brexit »! L’accident majeur, pour la construction européenne telle qu’elle se déployait jusqu’alors, s’est produit ce 23 juin, avec le vote des Britanniques en faveur du retrait de l’Union. N’en minimisons surtout pas les probables conséquences en chaîne.
Pour la première fois depuis la conclusion du Traité de Rome, en 1957, alors que l’on ne cessait sans la moindre précaution d’étendre le « marché unique » et la déréglementation financière à de nouveaux États, c’est l’une des principales puissances du continent qui fait défaut. Le précédent créé ouvre inévitablement une dynamique involutive, le fossé grandissant entre les peuples et leurs élites dirigeantes s’avérant de nature à susciter de nouvelles vocations au départ. Au-delà, c’est la dislocation du Royaume Uni qui se profile, avec la séparation possible de l’Écosse et la question reposée de la réunification de l’Irlande. Sans compter que les mouvements spéculatifs que le référendum britannique va inévitablement déchaîner sur les places boursières, mouvements qui viennent notamment de voir le Dow Jones flamber quand tous les autres indices se repliaient, peut devenir le catalyseur d’une crise financière au souffle bien plus dévastateur que celle de 2007-2008.
La victoire du « Leave » n’est un coup de tonnerre que pour ceux qui s’évertuaient, contre toute évidence, à ignorer les signes de désagrégation d’un édifice tout entier dévolu à la satisfaction des exigences des transnationales et des marchés. Nous avions pourtant été un certain nombre à affirmer, l’été dernier, que l’extrême violence avec laquelle on avait répondu aux demandes des Grecs et de leurs représentants nouvellement élus n’était qu’une victoire à la Pyrrhus pour ces bonzes de Bruxelles indifférents aux souffrances des populations, ces dirigeants allemands imposant leur loi à l’ensemble européen, tous ces gouvernants ayant sacrifié les intérêts de leurs nations et de leurs peuples à la mise en œuvre des préceptes du dogme libéral.
Relisant, pour la rédaction de cette note, ce que j’écrivais le 13 juillet 2015, je suis tombé sur ces lignes : ”« Au fond, ce que démontre le bras-de-fer qui vient de s’achever, c’est avant tout qu’une Europe construite sur ses bases actuelles va à sa perte. L’arrogance et la brutalité des oligarques ne peuvent désormais plus dissimuler que l’on ne pourra plus continuer longtemps avec un euro construit sur des critères absurdes, une construction dominée par une puissance allemande acharnée à faire prévaloir ses intérêts, un endettement abyssal utilisé pour régenter les choix de chacun des pays membres, des dispositifs austéritaires qui éloignent chaque jour un peu plus l’horizon d’un redémarrage des économies” (…), ”des égoïsmes nationaux encouragés par la disparition de toute logique de solidarité, des peuples systématiquement tenus à l’écart des décisions par des conceptions profondément antidémocratiques. Une page de l’histoire continentale vient, de toute évidence, de se tourner. Parce qu’un peuple a osé dire « non » à une politique que l’on disait jusqu’alors indépassable et irréversible, on lui a répliqué avec toute la violence qu’octroie à une poignée de hiérarques et de technocrates la mondialisation marchande et financière. La construction européenne a du même coup révélé ce qu’elle était devenue en vérité, par-delà ses généreuses déclarations d’intention : un instrument de domestication des plus faibles de ses membres par les plus forts.” (…) ”Ou l’Europe retrouvera rapidement la voie de la coopération et d’un développement solidaire, ou elle s’abîmera sous le choc d’intérêts antagoniques qui auront tôt fait d’encourager le nouvel essor des sauvageries nationalistes. Pour le dire avec d’autres mots, ce sont d’autres tempêtes et même des crises majeures qui sont devant nous. »” Nous y sommes bel et bien…
LE PRIX DU MÉPRIS POUR LES PEUPLES
On m’objectera que la campagne du « Brexit », animée par les tenants hyper-conservateurs du repli national, des pires phobies xénophobes, de la libre concurrence sans entraves et de la casse des droits sociaux encore garantis par la Charte européenne des droits fondamentaux n’avait pas grand-chose à voir avec la démarche d’Alexis Tsipras et de ses camarades en faveur d’une refondation progressiste de l’Europe. Vrai. À ceci près, cependant, que la poussée de forces réactionnaires, de mouvements ethnicistes ou carrément fascisants et d’aventuriers sans scrupules, de l’Autriche à l’Italie en passant par la plupart des pays de l’Europe centrale ou orientale, sans oublier une France depuis des décennies travaillée par la propagande lepéniste, ne saurait manquer d’interroger nos européistes béats.
Au fil du temps, les orientations actées par les gouvernements de l’Union européenne, celles que la Commission de Bruxelles a la charge d’orchestrer en leur nom, auront mis les peuples en état de profonde insécurité. Le mépris délibérément affiché par les oligarques pour les messages que les électeurs leur adressent régulièrement, le déni des souverainetés nationales accompagnant cette attitude, la conscience grandissante que toutes les directives européennes consacrent des régressions sans précédent, la peur de cette généralisation du libre-échangisme intégral que signifierait la signature du traité transatlantique (pour lequel militaient ardemment, on ne le rappellera jamais assez, les conservateurs favorables au « Remain ») auront généré la colère profonde des citoyens.
Lorsque des gauches dignes de ce nom auront su répondre à ce rejet phénoménal, comme hier en Grèce et aujourd’hui en Espagne, elles seront parvenues à empêcher la radicalisation réactionnaire des opinions. À l’inverse, lorsque les forces du mouvement ouvrier, aux plans politique ou syndical, seront apparues en connivence avec les milieux d’affaire, au nom d’un idéal à préserver de la menace du chauvinisme, elles auront subi les plus graves revers. Permettant, au demeurant, à leurs adversaires de la droite la plus dure de détourner le sentiment d’exclusion et de précarisation éprouvé par des millions d’hommes et de femmes vers l’europhobie, les pulsions nationalistes et le racisme.
CE QUE COÛTE L’IMPUISSANCE À GAUCHE
Le cas britannique est, à cet égard, éloquent. La fracture sociale, qui se creuse à l’occasion de chacun des grands mouvements populaires secouant le continent comme de chaque consultation électorale, aura constitué le principal moteur du « Leave ». Au-delà des crispations, assez habituelles, du monde des exploitants agricoles ou de celui des petits entrepreneurs… La classe ouvrière et les secteurs paupérisés de la société britannique, ceux du nord désindustrialisé par exemple, auront vu dans le référendum du 23 juin le moyen d’exprimer leurs innombrables refus : des destructions du néolibéralisme, du démantèlement du Système national de santé (le fameux NHS, que l’équipe Cameron s’est promis de liquider), du « contrat zéro heure » ou de la casse des derniers services publics. Comme, en défenseurs opiniâtres du « Remain », se retrouvaient coalisées les belles personnes du Fonds monétaire international, de la Banque d’Angleterre, de la grande majorité du FTSE 100 (l’équivalent de notre Cac 40), de la majeure partie du patronat et de la City, les antagonismes de classes auront eu tôt fait, dans les esprits, de recouper le clivage entre partisans et adversaires du maintien dans l’Europe. Comme ces derniers auront reçu l’appui tonitruant de ce Monsieur Juncker trouvant judicieux, pour convaincre les électeurs, d’en appeler ”« à l’achèvement du marché unique de l’UE avant la fin de 2018 »”, comme ils auront été spectaculairement rejoints par le président des États-Unis en personne, le « Brexit » sera apparu comme le vote permettant d’exprimer le rejet du système et de la mondialisation. Et comme les foules de réfugiés atteignant le Vieux Continent n’auront fait qu’aviver la peur de l’avenir, sans que les dirigeants de l’UE y apportent une solution aussi humaine que crédible, Messieurs Boris Johnson et Nigel Farage n’auront eu qu’à surfer sur la vague.
Dans la mesure où la gauche britannique, de la direction du Labour récemment conquise par Jeremy Corbyn à celle du Trade Union Congress, se sera montrée incapable de s’extraire du piège d’une campagne dont la droite ultraconservatrice avait pris le leadership, et dès lors qu’elle se sera retrouvée associée bon gré mal gré aux européistes libéraux, elle aura vu se détacher d’elle un nouveau pan de ses secteurs d’influence. Selon certaines sources, au moins un gros tiers de l’électorat travailliste aura rejoint les rangs des partisans du « Brexit ». Le discours ”« Remain and Reform »”, rester dans la construction européenne pour la changer de l’intérieur, n’aura dans les circonstances présentes convaincu personne, laissant le camp progressiste un peu plus en déshérence dans un pays tenaillé par des réflexes mortifères. L’inverse, en quelque sorte, de ce que nous avions ici su accomplir lors du référendum de 2005, en devenant l’aile marchante de la bataille du « non » au Traité constitutionnel européen.
Plusieurs enseignements ressortent de ce que l’on peut, d’ores et déjà, qualifier de basculement de situation. D’abord, l’édification de l’Europe doit, pour être sauvée de la désintégration pure et simple, se doter de nouvelles fondations, celles d’une Union de nations souveraines et de peuples aussi solidaires entre eux qu’appelés à décider démocratiquement de ce que l’on fait en leur nom. Ensuite, il n’existe pas de plus grande urgence que de suspendre des traités qui conduisent l’Europe entière à sa perte, de repenser en conséquence toute l’architecture de l’Union, de replacer ses institutions sous le contrôle des États et de leurs Parlements, de remettre en question les statuts et missions de sa Banque centrale, d’en finir avec la conception disciplinaire ayant présidé au lancement de la monnaie unique pour les pays qui s’y rattachent, de redéfinir la place de la zone euro dans l’espace continental. De même, la preuve venant d’être de nouveau administrée que ce sont des réalités nationales que peuvent venir les changements à opérer, il importe à gauche que l’on se situe dans la perspective des crises positives à ouvrir demain pour remettre l’idée européenne sur de bons rails. Enfin, dans cette optique, parce qu’elle fut l’une des fondatrices de la construction communautaire, c’est à la France qu’il revient de prendre maintenant des initiatives audacieuses : en exigeant une renégociation multilatérale des traités et, si elle n’y parvient pas, en indiquant qu’elle se réserve le droit de revenir pour sa part sur toutes les dispositions contrevenant à ses intérêts fondamentaux et aux protections collectives auxquels les travailleurs ont un droit imprescriptible (après tout, sur sa ligne de dérégulation intégrale et espérant de cette manière remporter le scrutin du 23 juin, David Cameron avait bien obtenu de ses partenaires des dérogations essentielles aux décisions communes…).
Réagissant au vote des électeurs britanniques, François Hollande nous aura resservi le sempiternel discours selon lequel ”« la décision britannique exige aussi de prendre, lucidement, conscience des insuffisances du fonctionnement de l’Europe et de la perte de confiance des peuples dans le projet qu’elle porte »”. Mais ces mots, dans sa bouche, ont perdu tout crédit. Il faut passer aux actes en recouvrant notre capacité à transformer, avec les autres peuples, le rapport des forces politiques et sociales…