Entre terrorisme et hystérie sécuritaire, la République prise en otage
Après Nice, Saint-Étienne-du-Rouvray… Revendiqué par « l ‘État islamique », l’assaut de deux exaltés contre une église catholique de cette ville de la périphérie rouennaise vient de causer un nouveau mort, un prêtre de 86 ans égorgé, et de blesser trois autres personnes. Nos pensées vont, naturellement, aux proches des victimes, et je veux ici exprimer toute ma solidarité à Hubert Wulsfranc, le maire communiste de Saint-Étienne-du-Rouvray et à son équipe municipale. Dans la foulée de l’acte monstrueux ayant fait presqu’autant de victimes que la tuerie du Bataclan, au soir du 14 juillet sur la Promenade des Anglais, est en train de se créer, en France, un climat de psychose dont on doit tout redouter. Il suffisait d’ailleurs de prendre connaissance des « une » de tous les magazines parus la semaine passée, sans exception aucune, pour le comprendre…
Je parle à dessein de psychose. Non que la menace du terrorisme ne fût pas réelle, qu’elle ne risquât pas de se concrétiser encore et encore dans les prochaines semaines. Chacun sait, en effet, que la question n’est plus de savoir si d’autres attentats, de masse ou non, vont être perpétrés, mais quand notre pays se verra de nouveau confronté à cette abomination. Il n’empêche que la réponse de notre communauté citoyenne ne saurait être la peur, la suspicion généralisée ou la restriction des libertés fondamentales. Au contraire, c’est dans sa cohésion autour de ses principes démocratiques, sur l’appréciation partagée du danger et de ses racines, par son intelligence collective pour tout dire, qu’il lui faut construire sa riposte.
Le débat sur la prorogation de l’état d’urgence laisse percevoir à quelles extrémités peut mener une surenchère dont le seul objectif est, non de rassurer des populations s’estimant légitimement menacées, ce qui est la mission première des pouvoirs publics, mais de tirer un gain électoral des pulsions immaîtrisées et des paniques identitaires que font inévitablement naître de semblables circonstances. Avec ses mots, ceux de la psychanalyse, qui ne sont pas ceux de l’action politique, Élisabeth Roudinesco pointe à juste titre le problème, pour ”L’Obs” de ce 21 juillet : ”« En levant l’interdit de la pulsion de mort chez les terroristes, Daech lève aussi celui de la pulsion fasciste chez le citoyen ordinaire. »” De ce point de vue, et l’opposition conservatrice et le gouvernement jouent avec le feu.
UN RÉGIME INSTALLANT L’EXCEPTION COMME NOUVELLE NORME JURIDIQUE
La première s’est lancée à corps perdu à la poursuite d’un Front national qui, exploitant sans vergogne les angoisses hexagonales, va immanquablement profiter des derniers événements, et c’est d’ailleurs ce que recherche le jihadisme en s’employant à opposer les uns aux autres les divers segments de notre société. Ainsi a-t-on vu les plus éminents représentants d’une droite se voulant « républicaine » en appeler ”de facto” à la fin de l’État de droit (par exemple en préconisant l’incarcération administrative, dans le cadre de procédures soustraites au contrôle de l’autorité judiciaire, de milliers de suspects)… Asséner que ”« les arguties juridiques ne sont pas admissibles »” (propos hallucinants, lorsqu’ils sont tenus par un ancien président de la République ayant l’obsession de le redevenir, dont la fonction est théoriquement de protéger la Constitution)… Proclamer qu’il ”« faut sacrifier un peu de sa liberté au profit de la sécurité »” (le député Georges Fenech, dans ”Paris-Match” du 21 juillet)… Ou carrément dire n’importe quoi (à l’image de Monsieur Guaino, suggérant d’équiper les forces de sécurité de lance-roquettes, armes dont on sait à quel point elles sont adaptées à des combats en zones urbaines fortement peuplées)…
Ne craignant pas, quant à eux, de contribuer à l’hystérisation du débat public, nos gouvernants n’ont trouvé, pour principal élément de réponse à la gravité de l’instant, que la prorogation pour six mois de l’état d’urgence. Ils se sont même adaptés à une série de préconisations ultrasécuritaires de la droite, en acceptant que les préfets puissent interdire les rassemblements populaires, en réformant la loi de 1955 afin de permettre aux officiers de police judiciaire de procéder à des perquisitions ou à des fouilles de véhicules sans instructions des procureurs, en étendant la possibilité de recourir à des écoutes administratives pour les ”« personnes préalablement identifiées susceptibles d’être en lien avec une menace »” (formulation dont on apprécie le flou artistique). Dit clairement, nous sommes entrés dans un régime qui, se perpétuant au-delà des nécessités immédiates liées aux menées terroristes, installe l’exception comme nouvelle norme juridique de notre vie ordinaire.
Tout cela, pour un effet pratique à peu près nul, preuve étant depuis des mois administrée que l’état d’urgence permanent ne pouvait ni anticiper les attentats, ni empêcher les jihadistes de passer à l’acte. Il convient évidemment, sur un sujet de cette importance, de parler sans ambiguïté. Oui, les pouvoirs publics doivent disposer des moyens adaptés de faire face à la menace, de protéger autant que possible les populations ou les cibles potentielles, de doter les services de renseignement de la pleine capacité de traquer les filières criminelles et de les démanteler. Oui, la justice doit pouvoir mettre hors d’état de nuire tous les réseaux susceptibles d’organiser de nouveaux massacres. Oui, les autorités doivent être en mesure de faire taire les sites Internet à partir desquels sont proférées des paroles de haine, de fermer les lieux cultuels où est exaltée la « guerre sainte », de poursuivre quiconque relaie la nouvelle idéologie de la terreur obscurantiste. Oui, dès lors que nous sommes bel et bien en présence d’une radicalisation d’une fraction de l’islam politique, doit être réaffirmée sans faiblesse l’exigence de laïcité, qui assigne aux religions, quelles qu’elles soient, de s’exercer dans la seule sphère privée et de s’interdire toute intrusion dans les domaines relevant de l’intérêt général. Oui, surtout en un moment où d’aucuns expriment la tentation d’en finir avec le modèle républicain et universaliste français (je pense, par exemple, à l’interview retentissante que le chercheur Farhad Khosrokhavar, que l’on a connu mieux inspiré, vient de donner au ”New York Times”), au nom d’un « multiculturalisme » qui, dans le monde anglo-saxon, serait mieux parvenu à l’intégration des populations d’origine musulmane, il s’impose de défendre becs et ongles le principe d’égalité de tous devant la loi commune, les logiques communautaristes n’ayant jamais abouti, là où elles ont été mises en œuvre, qu’à fragmenter à l’infini les sociétés à partir d’intérêts opposés. Et oui, ces diverses dimensions de l’action publique au plan intérieur doivent s’articuler à une démarche diplomatique globale, à travers laquelle on attendrait que la France promeuve un nouvel ordre international de sécurité collective, de développement solidaire, de démocratie.
LE VRAI REMPART DEMEURE LA MOBILISATION DE LA SOCIÉTÉ
Ce sont ces considérations qui m’amènent, précisément, à penser que la meilleure manière de faire face au fanatisme et de le battre reste, encore et toujours, la mobilisation de la société. Une société instruite du péril et déterminée à le combattre par ses propres armes, celles du civisme, en complémentarité de l’activité des forces relevant spécifiquement de l’appareil de sécurité. Pour cette raison, l’État de droit, que j’évoquais plus haut, n’est pas un supplément d’âme. Je veux spécifiquement parler de la place garantie à l’instance judiciaire pour protéger les libertés fondamentales (ce qui est son premier objectif), la transparence des décisions prises au plus haut niveau (celles, du moins, qui ne relèvent pas de la discrétion indispensable requise par certains des dispositifs à déployer pour anéantir les semeurs de mort), le refus de toute manipulation de l’opinion. Ces principes essentiels d’une démocratie vivante, dont l’intégrisme totalitaire entend à jamais débarrasser le monde musulman, s’avèrent à mes yeux le plus efficace rempart à dresser face à tous ceux qui veulent diviser les Français, les dresser les uns contre les autres, mettre une partie d’entre eux (ceux qui sont de culture ou de confession musulmane) à l’écart de la patrie républicaine qui se veut pourtant appartenir à tous sans exception, substituer la passion aveuglée à la raison.
En perdant de vue ce principe, l’exécutif a contribué – volontairement à l’évidence pour certains de ses membres, involontairement sans doute pour d’autres – à empuantir l’atmosphère. Il a, ce faisant, désarmé le peuple devant les véritables défis à relever, tant il est vrai que, dans un pays miné par des inégalités grandissantes comme par les reculs imposés à la République dans le contexte d’une mondialisation sauvage, le danger se fait multiforme. Il ne concerne plus seulement quelques centaines de soldats perdus d’une barbarie qui se veut obéissance à la loi de Dieu, ni même quelques individus autoradicalisés à la suite de leur fréquentation assidue d’une Toile devenue vectrice d’une propagande islamiste enfiévrée, il offre une cohérence aux déséquilibres pathologiques de quelques personnalités désocialisées. Élisabeth Roudinesco, là encore, nous livre une clé d’interprétation du phénomène : ”« Il va devenir plus difficile de lutter contre le terrorisme, car l’appel de Daech à tuer des Occidentaux par tous les moyens réveille les pulsions criminelles chez toutes sortes de malades mentaux, de fous, de psychotiques. On l’avait vu avec la tuerie d’Orlando. Cela n’a rien de nouveau : toutes les idéologies meurtrières ont pour effet de lever l’interdit sur le désir de mort, et les meurtriers se réfèrent toujours à une injonction divinisée ou à une mission sacrée qui lève l’interdit. Pensez à Anders Brejvik qui se réclamait de la défense de la chrétienté. »”
Tenir à nos compatriotes le langage de la vérité, c’est au fond les préparer à ce qui les attend, déjouer les engrenages mortifères de la démagogie qui égare en suggérant des remèdes en trompe-l’œil, lesquels, en finissant toujours par révéler leur supercherie, ont toujours engendré la désorientation et mené aux solutions du pire. Sur ce plan également, l’équipe au pouvoir a lamentablement échoué. Non seulement, elle s’est elle-même prise dans le piège que lui tendait la réaction en l’amenant sur son terrain liberticide, jusqu’à voir maintenant le ministre de l’Intérieur se débattre avec l’accusation de laxisme et devoir répondre à de supposés mensonges sur le dispositif policier mis en place à Nice le 14 juillet. Mais elle se montre impuissante à rassembler, comme il le faudrait, le peuple de France, dans toutes ses composantes, origines ou convictions philosophiques et religieuses.
RASSEMBLER LE PEUPLE DE FRANCE DANS LA DÉFENSE DE SA RÉPUBLIQUE
À dire vrai, se paient là toutes les dérives du quinquennat. Après qu’ils aient renié tous les engagements de la campagne présidentielle de 2012 au prix d’un terrible discrédit de la politique, après qu’ils se soient fourvoyés dans des postures inspirées de ce néoconservatisme accompagnant l’offensive planétaire du libéralisme, après qu’ils aient tendu à l’extrême les confrontations éthiques en tentant de faire approuver l’infâme réforme constitutionnelle instituant la déchéance de nationalité, après qu’ils aient profondément divisé la gauche et attaqué de manière obscène la majorité du syndicalisme qui s’opposait à leur triste « loi travail », comment François Hollande, Manuel Valls ou Bernard Cazeneuve posséderaient-ils encore quelque crédit pour en appeler à l’unité nationale ?
Ce ne sont pas, maintenant, leurs concessions répétées aux approches autoritaires défendues par le bloc conservateur qui peut leur permettre de regagner la confiance populaire qu’ils ont dilapidée. Leur abdication constante devant les offensives de l’adversaire a même plutôt encouragé ce dernier à faire fi de toute décence, au moment où des dizaines de familles pleuraient à Nice leurs disparus ou souffraient avec leurs blessés. En ce sens, les paroles du locataire de la place Beauvau, dans ”Le Monde” du 21 juillet, selon lesquelles ”« les responsables politiques doivent s’ériger au-delà de leurs intérêts et se garder de toute tentation populiste : c’est la protection de la nation dont il est question »”, apparaissent surtout comme un terrible aveu d’impuissance.
Entre les tenants du meurtre perpétré au nom de Dieu et ces autres Savonarole cherchant à encourager une hystérie sécuritaire généralisée, la République se retrouve dans une terrible tenaille. Lorsque, des partis dits d’alternance, ne provient plus aucun argumentaire de nature à préparer le corps citoyen aux nouvelles convulsions prévisibles… Lorsque, du camp qui aspire demain à reprendre les commandes, n’émanent plus que des saillies indignes… Lorsqu’une partie de la gauche n’a plus rien à opposer à des mensonges repris ”ad nauseam” et qu’elle se trouve à son tour happée par une rhétorique qui, à la longue, va se révéler vide de tout sens pour les Français… Lorsque ces derniers, exposés à des manœuvres les laissant indifférents quand elles ne suscitent pas leur exaspération, tendent de plus en plus à se sentir abandonnés par ceux qui sont censés les représenter… Les plus graves dérapages deviennent imaginables. Sœur jumelle du totalitarisme religieux, la xénophobie s’installe insidieusement dans les esprits.
Jusqu’alors, cette nation a su se montrer fidèle à ses meilleures traditions, récusant guerres de religions ou conflits communautaires, à l’image des gigantesques marches de janvier 2015. Les plus solides digues peuvent toutefois, à la longue, se fissurer, voire s’affaisser. La bataille des idées étant, dans un moment de ce type, la condition ”sine qua non” du réarmement politique indispensable, il est grand temps que des voix s’élèvent pour en appeler au plus large rassemblement populaire autour des valeurs qui restent le ciment le plus précieux de notre vivre-ensemble. Sortons donc très vite de la sidération et de l’attentisme pour prendre les initiatives adéquates…