Macron, le symptôme de la décrépitude d’un système
Je l’avoue bien volontiers, je partage l’exaspération de beaucoup d’amis, de camarades, croisés ces derniers jours, devant l’esbroufe médiatique suscité par la démission du ministre de l’Économie. Il est vrai que rarement la politique se sera vue abaissée à ce point, l’autopromotion d’un personnage, emblématique de la consanguinité entre la haute technocratie d’État et le monde des affaires bien qu’il affectât ostensiblement de pourfendre cette petite caste, ayant pour principal résultat de dessécher davantage le débat dans notre pays. Pourtant, je veux aujourd’hui revenir sur le départ de Monsieur Macron.
Non, bien sûr, que j’estime utile de redire, à la suite de tant de commentateurs, à quel point l’événement signe la décrépitude du clan gouvernant, à moins d’un an de l’élection présidentielle. D’ailleurs, qui eût pu ignorer cette réalité, alors que l’on n’avait encore jamais assisté à autant de lâchages ou de limogeages, en si peu de temps, au sommet de l’État, depuis les débuts de la V° République ? Il n’en demeure pas moins que ce dernier épisode en date de la déréliction de l’exécutif – déréliction qui n’induit pas, cela dit, que le tenant du titre renoncera à solliciter le renouvellement de son mandat dans quelques mois – révèle que nous vivons sans doute les derniers soubresauts d’une édification institutionnelle incapable d’affronter les coordonnées d’un nouveau moment historique, la fin de tout un cycle de notre vie publique, un changement d’époque pour tout dire.
Celles et ceux qui me font l’amitié de me suivre sur ce blog savent que je considère la globalisation entrée désormais dans une zone de tempêtes durables. Toute la planète vit à l’heure de gigantesques bouleversements. Avec une économie mondiale oscillant entre croissance molle, tendances récessives et menaces d’éclatement des nouvelles bulles financières qui se sont formées à la suite du précédent krach… Avec une crise écologique qui menace, chacun en est dorénavant averti, le devenir de l’humanité tout entière… Avec des compétitions qui s’exacerbent entre firmes transnationales et grands ensemble géopolitiques… Avec la déstructuration d’États n’assumant plus leurs fonctions habituelles de régulation politique… Avec la mise en cause des cadres nationaux au sein desquels put longtemps s’exercer la démocratie… Avec le transfert de la réalité des pouvoirs vers des marchés et institutions financières qui fonctionnent dans la plus totale opacité… Avec le dynamitage systématisé des normes sociales et environnementales sans lesquelles les populations ne disposeront bientôt plus de protections face aux déréglementations généralisées et au libre-échangisme déchaîné… Tout cela ayant pour effets conjugués de provoquer d’authentiques cataclysmes sociaux, de déchaîner les fanatismes et de faire grandir les tensions internationales…
C’est dans un pareil contexte, et conséquence directe de l’inaptitude des classes dirigeantes à y apporter des réponses un tant soit peu pertinentes, qu’un peu partout, de Washington à Berlin, de Londres à La Haye, les formes traditionnelles de la politique sont entrées dans un profond marasme. L’ébranlement des mécanismes bipartisans en place au prix de l’instabilité sans précédent qui atteint de nombreux États, le surgissement de forces que les politologues classent sans autre forme de procès dans la catégorie des « populismes », la menace que fait peser sur l’avenir de plusieurs pays l’arrivée aux portes du pouvoir de droites radicales et d’extrêmes droites porteuses d’une conception ethnique de la nation, l’aggravation des replis communautaires qui minent de plus en plus fréquemment les équilibres fondamentaux des sociétés, l’ascension d’aventuriers que dopent leur inconsistance programmatique autant que leur démagogie sans bornes, constituent autant de manifestations de cette toute nouvelle configuration. Quoique l’on eût parfois coutume, pour se rassurer, de n’y voir qu’un indice pathologique du malaise américain, le phénomène Trump n’est ainsi pas un cas isolé. Et la déroute que viennent de connaître, face à la très raciste Alternative pour l’Allemagne, les amis de la chancelière Merkel dans le Mecklembourg-Poméranie occidentale, vient nous le confirmer.
La France réfracte ces différentes dimensions, avec d’autant plus de violence que son identité républicaine s’avère battue en brèche par une mondialisation sauvage comme par des politiques néolibérales anéantissant tous ses repères fondateurs. Des institutions à bout de souffle ; des « partis de gouvernement » prisonniers de leur adhésion aux vertus du nouveau capitalisme globalisé et renvoyant, pour cette raison, aux citoyens l’image de leur totale vacuité ; une droite ivre de revanche et en état de lepénisation avancée ; un Front national se nourrissant des angoisses identitaires s’emparant du pays, comme de régressions devenues insupportables pour les catégories populaires ; un Parti socialiste en voie d’implosion ; une gauche non gouvernementale tenaillée par la facilité de positionnements sans rapport avec le réel ; des électeurs exprimant leurs frustrations politiques et leurs humiliations sociales en se tenant de plus en plus à l’écart des rendez-vous démocratiques : tels s’avèrent les ingrédients de la crise française. Une crise qui peut parfaitement se dénouer de la pire des manières, dès le printemps 2017 peut-être, et qui, de toute manière, verra le prochain Prince, quel qu’il fût, accéder au trône pourvu d’une légitimité en lambeaux.
LE TEMPS DES AVENTURIERS
Cette crise française, bien avant l’arrivée de François Hollande à l’Élysée, le constitutionnaliste Dominique Rousseau en identifiait fort bien les ressorts : ”« Le modèle politique français est en crise. La société ne se reconnaît plus. Parce que les institutions ne sont plus le miroir qui lui permet de se saisir, de se penser, de se voir, de se dire, de se découvrir, de se connaître et reconnaître.” (…) ”Quand l’ordre institutionnel s’effondre, les autres ordres peuvent continuer à ‘’fonctionner’’, mais ils ne font plus société faute de lien leur permettant de se représenter et de se reconnaître comme un tout. Dans cette décomposition de l’ordre institutionnel, se lit la décomposition de l’ordre social »” (in ”Le Consulat Sarkozy”, Odile Jacob 2012).
Que les citoyens ne se voient pas saisis de la moindre proposition innovante, que du sein des partis qui ont si longtemps bénéficié des règles de l’alternance il ne s’exprime que routines et soucis de reconduire des positions acquises, voilà qui renvoie la communauté nationale au défi existentiel auquel elle se trouve confrontée. Ce qui crée, en retour, un vide sidéral. Or, on le sait, la politique a horreur du vide. Il en résulte donc un double phénomène. D’abord, se voient libérées les tentations égotistes, des vocations de Brutus en nombre inhabituel, des échappées solitaires à la consistance inversement proportionnelle à l’écho qu’elles reçoivent auprès des faiseurs d’opinion. La profusion des candidatures à la « primaire » de la droite, au risque d’amenuiser encore le crédit des « Républicains » d’où elles sont issues, n’en est-elle pas la meilleure illustration ? Ensuite, se déploient très naturellement des opérations destinées à extraire leurs promoteurs de cet environnement délétère. Quelques personnages, parce qu’ils se croient « en situation », se pressent dès lors d’endosser les habits du « sauveur », et de mettre en scène leur émancipation d’un « système » qu’ils savent rejeté par les Français.
Quoique cela pût paraître paradoxal, Nicolas Sarkozy comme Emmanuel Macron ont aujourd’hui en commun de se retrouver sur cette posture. Même affichage surjoué de leur rejet d’un microcosme dont l’un et l’autre s’avèrent pourtant les enfants gâtés. Même souci de reconquérir, au moyen de techniques plébiscitaires éprouvées, des électorats dont la fuite sur des années débouche maintenant sur une volatilité dangereuse de la vie publique. Même volonté de substituer une démocratie d’opinion, d’aucuns parleraient même de cette ”« démocratie compétitive »” dont Silvio Berlusconi fut en son temps le promoteur, à la démocratie de délibération qui fait des citoyens les maîtres du jeu. Même recours à cette ”« entreprise de dépolitisation »”, que dénonçait si justement Jean-Gabriel Frédet voici maintenant treize ans (in ‘’Les Maîtres de la manipulation’’, ”Le Nouvel Observateur” du 23 octobre 2003). Même usage immodéré des ficelles du marketing, transformant le responsable politique en produit vendeur sur le marché médiatique.
SARKOZY ET MACRON : DES RÉPONSES JUMELLES À LA CRISE
Les ressemblances s’arrêtent évidemment là. Par-delà leurs croyances communes aux vertus de la mondialisation marchande et financière, par-delà aussi leur détestation convergente des survivances du « pacte social » de la Libération, les approches respectives de Sarkozy et Macron divergent assez profondément. C’est qu’ils visent des secteurs très dissemblables de l’opinion. L’ancien président de la République, quoiqu’il eût perdu la charpente idéologique que lui fournissaient jusqu’en 2012 ses deux principaux mentors, le maurrassien Buisson et le gaullo-républicain Guaino, cherche à renouer avec ce qui l’avait mené à sa première conquête du pouvoir.
Il incarne, au fond, une forme assez classique de césarisme ultradroitier, orienté vers ce qu’il suppose être les attentes de cet électorat repris au Front national en 2007, puis perdu au fil du quinquennat qui suivit. Conscient que le libéralisme économique, à bout de souffle dans les circonstances présentes, ne saurait être un projet porteur, il s’emploie à répondre au besoin de protection qu’il devine montant dans les profondeurs de la France, cherchant à le transformer en désir de sécurité à tout prix. Le déclin de l’Hexagone dans un monde capitaliste se reconfigurant à grande vitesse, la radicalisation islamiste d’une partie du monde arabo-musulman, le terrorisme ou encore l’intensification des flux migratoires sur fond de chaos frappant des régions entières du globe sont le carburant de cette entreprise.
Aux premiers temps du sarkozysme triomphant, comparant ce phénomène au berlusconisme transalpin, l’universitaire Pierre Musso résumait fort bien cette stratégie : ”« Le gouvernement de la peur est caractéristique de la construction marketing contemporaine visant la création d’une attente à laquelle le produit va apporter une solution. La peur appelle une solution en urgence. Le projet fait rêver mais la peur provoque l’appel au secours adressé au politique, à l’homme providentiel, pour rassurer et ramener l’ordre et la sécurité. Sarkozy incarne le président-shérif au secours des victimes… »” (in ”Le Sarkoberlusconisme”, Éditions de l’Aube 2008). Nous sommes toujours dans cet affichage, alors que la bataille chez les « Républicains » fait rage en prévision de la « primaire ». C’est d’ailleurs la crainte que ce choix ne vînt hystériser davantage un climat politique qui n’en avait pas vraiment besoin, au seul profit du parti de Madame Le Pen, qui amène les rivaux de l’ancien chef d’État, Alain Juppé au premier rang d’entre eux, à le rappeler au respect de quelques règles… républicaines.
L’ILLUSIONNISTE D’UNE MODERNISATION EN TROMPE-L’ŒIL
La mise sur orbite de l’ancien locataire de Bercy obéit à d’autres considérations. S’il affirme vouloir s’extraire du clivage gauche/droite, c’est pour mieux signifier qu’à ses yeux le salariat et les exclus du nouvel âge capitaliste ont cessé d’être des références obligées, des points d’appui pour le déploiement d’une stratégie électorale. Il rejoint, ce faisant, les préconisations de la Fondation Terra Nova, signifiant sa rupture avec la social-démocratie traditionnelle comme, plus largement, avec tout ce qui relève de l’héritage du mouvement ouvrier. Mais, s’il se fait le thuriféraire d’une mondialisation incontournable et heureuse, s’il pourfend comme autant d’archaïsmes les conquêtes populaires des 70 dernières années, il n’en affiche pas moins son souci d’offrir une base sociale au nouvel ordre économique.
Ses cibles apparaissent, dans ce cadre, ces classes moyennes urbaines, ces créateurs de start-up et ces élites susceptibles de s’extraire de la jeunesse des quartiers, toutes catégories supposées pouvoir devenir demain les gagnants de l’ubérisation de l’économie. D’où ce mélange, si caractéristique chez l’intéressé, d’incantations à la ”« modernité »”, d’exaltation des potentialités de la révolution numérique et de la mobilité individuelle, de frivolité dans la manière d’aborder les problèmes rencontrés par le monde du travail ou les secteurs en difficultés de la société (je pense, ici, à ses tirades sur l’illettrisme des ouvrières de GAD ou à son mépris pour les travailleurs sans « costards »), d’un libéralisme culturel adapté au public dont il cherche les faveurs (ce n’est pas par hasard si, lui, le détracteur des vieilles oppositions partisanes, vient de s’en prendre avec virulence, dans les colonnes du ”Journal du Dimanche”, à Nicolas Sarkozy, dénoncé comme porteur ”« d’une forme de rabougrissement de la France »”).
L’avenir de Monsieur Macron n’est toutefois pas plus dégagé que celui du président des « Républicains ». Ce dernier divise profondément son camp (on le voit à travers la violence dans laquelle baigne le lancement de la campagne pour la « primaire » de novembre), il place la société française sous une extrême tension, ses tirades contre le droit du sol ou l’État de droit ne font que conforter la propagande lepéniste. Ce qui mine ses prétentions à devenir un nouveau Bonaparte, s’élevant au-dessus des partis et nouant une relation directe avec un peuple qu’il espérerait à la recherche de son guide suprême. Il a, du moins, l’appui d’un appareil, qu’il a eu l’intelligence de reprendre en mains avant de se lancer dans la bataille de la présidentielle, et de réseaux tissés de très longue date. Ce qui n’est pas le cas de l’héritier chéri de la Hollandie.
Celui-ci convoite, en effet, un pays dont les élites rêvent sans aucun doute, mais qui a peu de rapport avec la réalité. Par-delà les sondages, qui se contentent de mesurer les cotes de popularité, c’est en effet une autre France qui constitue la plus grande partie du pays, celle qui est privée d’emploi ou souffre au travail, celle dont les revenus ne cessent de baisser et dont les enfants sont promis à la précarité, celle qui assiste rageusement à la réduction comme peau de chagrin de notre tissu industriel et voit se disloquer sa cohésion à mesure que se développent les inégalités.
L’alliance de l’oligarchie financière, au sein de laquelle le ministre démissionnaire fit ses classes lorsqu’il gravitait par exemple dans les sommets de la banque Rothschild, avec les fleurons de la « French Tech » ne dessine pas une majorité à même d’offrir une assise à un gouvernement de « modernisateurs ». L’apologie du modèle capitaliste « californien » – celui de la si renommée Silicon Valley – oublie (simplement !) les turbulences aiguës au milieu desquelles se débat dorénavant l’économie globalisée. Les critiques, de plus en plus acerbes, du bilan du président sortant sonnent pour le moins faux, venant de l’inspirateur de tous les reniements du quinquennat comme de cette logique de « l’offre » dont l‘échec n’est plus à démontrer. Quant au souhait de tenir une position centrale dans les confrontations de l’heure, il a toutes les chances de se heurter très vite au retour d’une très forte polarisation politique et sociale, celle qu’annonce, si l’on y regarde bien, la droitisation d’une droite sous pression constante de l’extrême droite. Ce qui ne fera que rappeler à notre impétrant pressé que la lutte des classes n’a non seulement pas disparu, mais qu’elle se fait de jour en jour plus aiguë. Et que, seule une ligne de rupture franche avec un libéralisme destructeur peut rassembler le plus grand nombre de celles et ceux qui en sont les victimes.
À UN TOURNANT DE L’HISTOIRE NATIONALE
Nous entrons, en fait, dans l’un de ces moments de l’histoire nationale où l’effondrement des plus anciens agencements et légitimités politiques ouvrent la voie à l’imprévisible. Évoquant le surgissement du « boulangisme », phénomène qui allait faire trembler la République dans les années 1887-1899, René Rémond relevait que ”« l’épisode n’est pas un accident, simple caprice de l’histoire : il s’enracine dans une conjoncture économique et politique ainsi que dans une configuration de l’esprit public »”. En cette période-là, se conjuguaient ralentissement économique, essor du chômage et mutation de la société, tandis que le mouvement ouvrier n’était pas en état d’incarner une perspective crédible de transformation sociale. L’historien soulignait donc ce qui allait devenir une constante de toutes les grandes crises françaises : ”« Les pouvoirs publics ne marquent ni compréhension ni intérêt pour les difficultés des travailleurs. Le boulangisme cristallisera le mécontentement des couches populaires à l’égard de la ‘’classe politique’’, comme plus tard le poujadisme »” (in ”Les Droites en France”, Aubier 1982).
À travers ce rappel, il ne s’agit évidemment pas, pour moi, de me livrer à l’exercice sans intérêt des analogies. Il convient néanmoins de ne jamais oublier les leçons du passé. Lorsque s’articulent bouleversements des modes de gestion de l’économie et de l’ordre productif, crise généralisé des dispositifs politiques et ignorances des souffrances et aspirations du peuple, la démocratie se retrouvent au seuil de tous les dangers. Il n’en est que plus décisif, dans la conjoncture qui nous occupe, que se reconstitue une gauche en état de porter une cohérence d’ensemble, d’incarner de nouveau une espérance, de retrouver le chemin de ces travailleurs – ouvriers, employés, agents du service public, cadres ou jeunes d’ores et déjà insérés dans l’univers de la révolution numérique – qui forment le cœur battant de la France.
C’est ce qui donne tout son sens à la bataille en faveur du rassemblement de toutes les énergies disponibles, sur un pacte d’engagements communs qui sortirait le camp progressiste des errements du hollandisme, lui rouvrirait le chemin d’une perspective majoritaire, et se concrétiserait en une même candidature à l’élection présidentielle. Hélas, les choix qui se font jour, du côté notamment des socialistes et des écologistes s’étant justement opposés à la gestion gouvernementale des quatre dernières années, en arrivent souvent à occulter cet enjeu, bien qu’il fût le seul digne d’intérêt. Ne nous le cachons pas, c’est même sur une extrême confusion que débouche le trop-plein de candidatures qui s’alignent en vue des deux « primaires » bien incertaines que se proposent d’organiser le PS et Europe écologie. Gare au réveil ! Il pourrait ressembler à un cauchemar éveillé…