Le scandale Alstom appelle une alternative unitaire de gauche

S’il fallait une ultime démonstration que la crise française s’avère d’abord celle de son État, qui joua historiquement un rôle primordial dans la formation de cette nation, et par suite d’une République fondée sur la double exigence de la souveraineté du peuple et de la volonté générale, comme uniques mesures de la légitimité des décisions politiques, le scandale Alstom viendrait la fournir. À l’aube d’une bataille électorale plus décisive que jamais, ce dernier s’annonce, pour nos gouvernants, comme le sparadrap du capitaine Haddock.

Je parle de scandale, à propos de la décision du PDG de ce qu’il subsiste de l’un des plus puissants conglomérats industriels de l’Hexagone, Monsieur Poupart-Lafarge, de transférer les activités de son usine de Belfort vers le site alsacien de Reichshoffen, au prix de la liquidation de 400 des 480 emplois concernés. J’eus plutôt dû, comme d’autres l’auront fait à juste titre, évoqué une affaire d’État. Car les comportements croisés de la direction de l’entreprise et du pouvoir politique sont révélateurs d’un cynisme sacrifiant l’avenir de tout un pays à des logiques financières prédatrices, au dogme de la concurrence sans bornes codifié à l’échelle de l’Union européenne, à la pression d’actionnaires cupides en quête de dividendes en progression constante.

Quelle autre qualification pourrait, en effet, s’appliquer au démembrement d’une entreprise agissant en des secteurs essentiels pour l’indépendance et la souveraineté françaises, une entreprise maîtrisant grâce à ses ingénieurs et à ses ouvriers des technologies de pointe, une entreprise que l’on aura d’abord séparée (c’était en 2010) des Chantiers de l’Atlantique, avant que sa branche énergie, soit 75% du chiffre d’affaires, ne fût (en 2014, cette fois) littéralement bradée à General Electric ? Au pactole que cette transaction aura permis à la multinationale américaine d’engranger, à l’image du marché de l’entretien et de la rénovation des turbines électriques du parc nucléaire français, représentant au bas mot dix milliards d’euros sur dix ans, avec une marge bénéficiaire d’environ 35% ? Au versement à l’ancien PDG, Monsieur Kron, d’une prime de quatre millions et demi d’euros (à laquelle sera venue s’ajouter une retraite chapeau de 260 000 euros annuels) pour récompense, en quelque sorte, du savoir-faire dont il venait de faire preuve en démantibulant l’un de nos fleurons industriels ? À l’évaporation des quelque six milliards de bénéfices que le groupe aura réalisés depuis dix ans, comme des quatre milliards qu’aura rapportés la vente de la branche énergie au géant d’outre-Atlantique, les porteurs de titres s’étant immédiatement répartis la somme d’un milliard en dividendes exceptionnels ? À la dilapidation improductive, c’est-à-dire à l’accaparement de ces sommes à d’autres fins que le développement de l’entreprise, des millions que Bercy aura versés depuis quatre ans à Alstom, au titre du Crédit d’impôt compétitivité-emploi (onze millions, pour ne prendre que cet exemple, en 2014) ? À la complicité qu’aura, au fil des ans, sous les quinquennats de Messieurs Sarkozy et Hollande, manifestée une puissance publique disposant pourtant – fût-ce à titre provisoire – de 20% des voix au conseil d’administration, et dont les moyens d’action sont d’autant plus réels que 60% du carnet de commandes de la firme, désormais réduite à sa seule activité transport, dépendent de l’argent de l’État ? Aux choix de la SNCF, autre entreprise sur laquelle le gouvernement peut exercer une certaine autorité dans la mesure où il la contrôle à 85%, qui aura récemment privilégié, pour la fabrication de 44 locomotives, son alliance avec le groupe Akiem… codétenu avec la Deutsche Bank ?

Tout, ici, vient illustrer ce funeste ”« modèle de la suprématie actionnariale sur la stratégie de l’entreprise »”, que dénonçait voilà quelques années l’ancien PDG de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa (in ”La France doit choisir”, Seuil 2012). Et tout, du même coup, nous repose la question dont dépend, ”in fine”, l’avenir : la gauche va-t-elle se relever, afin que la France et son peuple se voient ouvrir un autre chemin que celui de l’abdication devant les ravages d’une mondialisation sauvage ? Je dis bien la gauche, non cet ectoplasme politique qu’est devenu le clan aux affaires, sous la direction de François Hollande.

Tentant désespérément d’accréditer l’idée qu’il serait le seul à pouvoir éviter aux Français le retour calamiteux de Nicolas Sarkozy l’an prochain, le président de la République vient de révéler, à l’occasion d’un long entretien accordé à la revue ”Le Débat”, l’inconsistance d’une pensée et le renoncement qui l’accompagne à l’idée même de régulation de l’économie. Alors que la tradition social-démocrate préconisait, à l’origine, d’opposer l’action publique aux excès du marché et aux inégalités dont la dynamique de celui-ci est nécessairement porteuse, il revendique son social-libéralisme par ces mots : ”« Il faut que l’État joue son rôle et l’exerce avec autorité pour que le marché soit plus efficace. »”

La phrase, bien qu’assortie de toutes sortes de considérations formelles sur les fondements du socialisme, résonne comme un aveu. Pour le tenant du titre, il n’y a même plus objet à s’interroger sur la manière dont l’autorité politique, qu’il incarne au plus haut niveau, pourrait défendre l’intérêt général et, au moins, s’efforcer de défendre quelques équilibres fondamentaux, au bénéfice d’une nation comme d’un monde du travail sacrifiés sur l’autel du Dieu Finance. Que ”« le marché soit plus efficace »”, c’est d’évidence la philosophie qui a inspiré le laisser-faire qui coûte aujourd’hui si cher à Alstom, après avoir fait tant de dégâts auparavant à Florange, à Alcatel ou à EADS. C’est, surtout, une manière de faire allégeance à la conception de l’État que défendent avec constance les idéologues du néolibéralisme. Les amis du résident élyséen peuvent bien, à la moindre occasion, ironiser sur l’aventure solitaire de Monsieur Macron, ils affichent la même approche, celle que l’ancien ministre de l’Économie vient ainsi de résumer pour l’hebdomadaire ”Le Un” : ”« À trop vouloir réguler, l’État s’est (…) transformé en étouffoir. »”

Au-delà des effets d’annonce qu’impose l’émotion populaire, ce n’est clairement pas de ce côté que l’on prendra les dispositions structurelles qui seraient indispensables. D’abord, la mise en synergie de tous les moyens disponibles de l’État pour sauver le site de Belfort… Ensuite, le recours à la nationalisation d’Alstom, avec pour perspective de constituer de grands pôles industriels publics, aptes à connecter des secteurs aussi essentiels à la réindustrialisation des territoires que l’énergie et le transport… Enfin, l’élaboration d’une politique industrielle nationale, s’inscrivant dans le cadre de la conversion écologique de notre appareil économique, et se basant sur le développement d’un certain nombre de filières stratégiques…

Voilà qui devrait, pour ce qui est du moins des forces en recherche d’une alternative de gauche, être reçu comme un appel urgent à la responsabilité. Les derniers jours, tandis qu’à la Fête de ”L’Humanité” le Parti communiste renouvelait son appel au rassemblement de toutes les énergies à même de battre la droite et l’extrême droite, en sortant des impasses et trahisons du hollandisme, on aura hélas vu se multiplier les signes d’impuissance et de fragmentation, du côté des socialistes opposés à la ligne gouvernementale, autant qu’à Europe écologie-Les Verts. Quatre personnalités qui s’alignent face à la candidature, potentielle quoique vraisemblable, du président sortant, qui convergent sur l’essentiel mais ne parviennent à s’exprimer ensemble qu’en faveur d’une « primaire » de tout le camp progressiste ; autant de prétendants chez les écologistes, qui préparent ardemment mais dans une totale confusion leur propre consultation militante : tout cela se révèle plutôt désespérant pour le peuple de gauche.

L’épisode Alstom aura au moins cette vertu de remettre les pendules à l’heure. Le pays se verra promis à une débâcle économique et sociale, notre camp tout entier ira à sa pure et simple désagrégation, si le théâtre électoral demeure verrouillé, comme il l’est, par la polarisation entre « Les Républicains » et le Front national, et si le match destiné à savoir qui de François Hollande ou Jean-Luc Mélenchon obtiendra le meilleur second rôle a, comme on se doit de le redouter, pour seul effet de laisser la gauche marginalisée pour des années. Il reste possible d’échapper au scénario-catastrophe, de remobiliser la grande majorité de celles et ceux qui avaient, en 2012, contribué à chasser la droite du pouvoir. À condition que le débat se recentre sur la politique à proposer à nos concitoyens… Que toutes celles et tous ceux qui se sentent concernés par l’objectif de faire renaître la gauche s’attellent à la définition d’un socle de propositions suffisamment précis pour redonner crédit à l’horizon de la transformation sociale… Que l’emporte la volonté de dépasser des différences à ce stade secondaires pour se retrouver sur l’essentiel… En résumé, que le fond l’emporte sur la forme, chacun devant tirer toutes les conséquences de ce qui s’énonce maintenant ouvertement : François Hollande, comme quiconque se revendiquerait de son bilan, ne pourra ni rassembler la gauche, ni reconquérir cette majorité populaire qui ressent les cinq années passées comme une trahison des engagements pris devant les électeurs, ni disputer le second tour de la prochaine présidentielle au bloc réactionnaire.

C’est la raison pour laquelle il convient, préalablement à toute discussion sur les modalités susceptibles de départager, par une votation si besoin est, les candidates et candidats affichant des approches convergentes, de s’atteler sans délai à la définition du pacte commun d’engagements qui peut seul redistribuer les cartes politiques. Le temps nous est désormais compté…

Christian_Picquet

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