Préludes d’une désagrégation générale

D’où vient cette impression de flottement, ce sourd mais persistant malaise que suscite, à quelque six mois de l’échéance du premier tour, la bataille présidentielle ? Point n’est besoin d’être l’un de ces « sachants » monopolisant les plateaux de télévision pour le comprendre. Tout nous renvoie au décalage qui se creuse entre les tactiques des appareils partisans ou les péroraisons des postulants à la magistrature suprême et… les préoccupations du plus grand nombre.

Ainsi, comment un pays en souffrance, s’interrogeant sur son avenir et sur sa place dans le gigantesque chaos planétaire induit par la globalisation néolibérale, pourrait-il se retrouver dans les commentaires filandreux distillés par le président de la République auprès de deux journalistes, lesquels viennent de les rapporter dans un ”best-seller ”défrayant la chronique ? La colère de l’opinion, on devrait même parler de son mépris pour celui au profit de qui elle a renvoyé Monsieur Sarkozy dans ses foyers en 2012, ne vient pas principalement du fait que le Prince en exercice aurait, par sa désinvolture, « désacralisé » sa fonction. Ils n’ont pas davantage pour origine des formules aussi contestables que celles employées à propos de l’immigration ou de la laïcité. Ils sont une réaction légitime à l’incapacité manifeste de l’intéressé à exprimer une vision, à produire un décryptage des enjeux d’un moment à bien des égards historique, à porter un projet pour les dix ou vingt ans qui viennent.

Ainsi, comment les Français se sentiraient-ils mobilisés par une « primaire » de droite à ce point éloignée de leurs angoisses, eux qui ne cessent dans les études d’opinion de faire part de leurs besoins de protections collectives et de régulations pour combattre la précarisation de leurs conditions d’existence, de droits nouveaux devant le pouvoir devenu sans limites des marchés et de l’oligarchie qui en est l’émanation, de solidarités effectives face au chômage de masse, de volontarisme pour arrêter la désindustrialisation des territoires, de démocratie devant un suffrage universel en permanence bafoué ? Sans doute, le noyau dur de l’électorat conservateur se déplacera-t-il en grand nombre aux isoloirs le mois prochain, et peut-être même verra-t-on une proportion significative des sympathisants de gauche participer à cette consultation afin d’y éviter la désignation de Nicolas Sarkozy comme candidat de sa famille politique. Mais, pour peu qu’ils s’intéressent au match entre les sept prétendants, les citoyens découvrent qu’ils ne se voient proposer qu’une approche punitive de l’action publique. On ne leur parle ni d’une mondialisation devenue incontrôlée, ni de mouvements spéculatifs suffisamment fous pour menacer l’économie planétaire de nouveaux krachs, ni d’une construction continentale que nombre d’européistes d’hier tiennent pour d’ores et déjà agonisante. On ne leur promet que du sang et des larmes, l’anéantissement des survivances du pacte progressiste de la Libération, la liquidation pure et simple de l’État social, la mise à l’écart des syndicats conjuguée à la fin du paritarisme gestionnaire de la protection sociale, le recours aux méthodes autoritaires les plus brutales pour vaincre leurs résistances à ce qu’ils ressentent à juste titre comme une régression de civilisation. La droite des années 2000 s’apparente incroyablement à celle de 1930 ou 1940, qui voulait faire payer aux ”« salopards en casquettes »”, puisque c’est par ces mots qu’elle qualifiait la classe ouvrière, leur combativité et leur adhésion au Front populaire…

Ainsi, comment le peuple de gauche trouverait-il matière à remobilisation, lorsque ne se déploient devant lui que des jeux tacticiens confortant sa désespérance, pour ne pas dire son dégoût ? D’aucuns se sont étonnés de la sèche élimination de Cécile Duflot du second tour de la « primaire » écologiste. La figure de proue d’Europe écologie-Les Verts n’a, en l’occurrence, pas payé sa participation aux premiers gouvernements du quinquennat, comme je l’entends parfois. Ayant renoncé à un maroquin à l’arrivée de Manuel Valls à Matignon, elle développait des idées renouant avec la transformation sociale sans laquelle la gauche n’est plus la gauche. Elle a néanmoins été la victime d’ambitions personnelles trop ostensiblement affichées et de comportements manœuvriers illisibles de celles et ceux qui considèrent la transition écologique comme l’enjeu majeur de la période. Il est, sur ce plan, significatif que sa chute ait été provoquée par cette dizaine de milliers de sympathisants d’EELV ayant tenu à acquitter le prix de leur participation à ce scrutin, dans le but de se faire entendre d’un état-major leur renvoyant (à tort ou à raison) une image clanique de la vie publique. Ceux qui, rue de Solferino, escomptent demain instrumentaliser la « primaire » socialiste pour ranger leur parti derrière le tenant du titre (s’il était encore en état de se représenter) ou à défaut derrière un Manuel Valls ayant poussé jusqu’au bout les errances libérales des cinq ans écoulés, ont très certainement saisi la portée de l’avertissement. Si les sondages disent vrai lorsqu’ils soulignent à quel point l’électorat progressiste rejette l’action conduite au sommet de l’État, s’ils sont fidèles à la réalité quand ils donnent une nette majorité aux quatre représentants additionnés de l’aile gauche du PS, c’est par un coup de tonnerre que pourrait bien s’achever ce vote.

Ainsi, enfin, comment la nation ne se sentirait-elle pas défiée par cette succession de violences, urbaines et scolaires, illustrant sa désintégration, une fragmentation territoriale qu’exploitent sans vergogne bandes et mafias, la dislocation de son système de santé, la destruction de l’école au fil de projets prétendument pédagogiques mais cherchant en fait à l’adapter aux finalités inégalitaire du nouvel ordre capitaliste. Les manifestations de policiers, s’émancipant plusieurs nuits durant de leurs obligations déontologiques, évoquent bien sûr une quasi-sédition. On aurait cependant tort de n’y voir que la « patte » d’un Front national à l’influence, il est vrai, grandissante au sein des corps coercitifs. Face au manque de moyens consécutif à l’approfondissement continu de l’austérité budgétaire, à l’absence de considération dont ils font l’objet de la part des élites dirigeantes, à la paupérisation généralisée des services publics et des administrations, un large pan de la fonction publique oscille entre abattement, démotivation et exaspération. Si la police est devenue la plaque sensible de cette tendance lourde (pour le moment, ne sont principalement concernées par les manifestations que les polices urbaines, mais CRS et gendarmerie sont en proie à des pulsions similaires), c’est en raison d’un contexte dominé par le terrorisme et une petite délinquance dont le développement est la terrible rançon des inégalités et du recul des capacités intégratrices de la société française. Sa révolte, même si d’aucuns à droite et à l’extrême droite cherche à la récupérer et y parviennent d’autant mieux que la gauche paraît frappée de tétanie, fait écho à celle qu’éprouvent de très nombreux enseignants, infirmières ou médecins urgentistes, agents de Pôle emploi etc.

L’OMBRE DE WEIMAR ?

Jean-Christophe Cambadélis, à propos de ce climat anxiogène, vient de parler de ”« parfum de République de Weimar »”. Il n’a pas tort, à ceci près qu’il oublie de s’interroger sur les responsabilités de l’exécutif, qu’il soutient, dans cette situation. Non que la décomposition de l’ordre plus ou moins parlementaire instauré au lendemain de la défaite allemande de 1918, qui devait mener à l’accession des nazis au pouvoir, soit comparable à la désagrégation française actuelle. Il n’en demeure pas moins que le discrédit des partis d’alternance, une crise sociale désormais paroxystique, la progression dans les esprits des idéologies de la peur et du repli, l’essor fulgurant de théories xénophobes à peine dissimulées par des campagnes antimusulmanes hystériques peuvent parfaitement déboucher sur le pire…

Quand un pays, dans ses profondeurs, ne se reconnaît plus dans ses représentations politiques et institutionnelles… Quand celles-ci se discréditent elles-mêmes par des discours tournant désespérément à vide… Quand la vie quotidienne devient insupportable à toute une population, mais que cette réalité ne trouve aucun écho auprès de ceux qui se sont succédé aux affaires depuis des décennies… Quand le recul de l’autorité publique se mue en crise de légitimité et affecte jusqu’à l’appareil régalien… C’est la République qui peut sombrer. Tout simplement !

Qui plus est, si la comparaison avec l’agonie de Weimar peut aujourd’hui faire sens, c’est en raison de la désintégration en cours de la gauche. En 1933, de l’autre côté du Rhin, sociaux-démocrates et communistes auraient pu mettre en échec le parti hitlérien, mais leurs divisions fratricides les avaient emmenés vers une défaite sanglante qui, quelques années plus tard, allait plonger l’Europe entière et le monde dans l’horreur. À la fin de la deuxième décennie de ce nouveau millénaire, c’est à la fois de son éparpillement et de la disparition de toute perspective d’espoir que souffre notre camp social et politique. Dans toutes ses composantes ! Si le Parti socialiste se trouve menacé d’implosion au terme d’une mandature qui restera marquée par la trahison des engagements pris devant les Français, si François Hollande (à l’instar de Manuel Valls) ne dissimule plus son souhait de voir son propre parti disparaître dans une vague formation démocrate – il en fait l’éloquente confidence aux auteurs de ”Un Président ne devrait pas dire ça” –, aucune alternative n’apparaît en mesure de relever la gauche.

Quoique les sondages, du moins à ce stade, puissent être flatteurs, la campagne de Jean-Luc Mélenchon ne saurait, de ce point de vue, être considérée à la hauteur du défi à relever. L’objectif ne peut, en effet, se résumer à améliorer de quelques points le score de celui qui portait les couleurs du Front de gauche en 2012, avant de placer ses anciens partenaires devant le fait accompli d’une nouvelle candidature voici quelques mois. Sauf à se désintéresser de l’intérêt général, le plan de vol ne peut être seulement de devancer François Hollande, ou un autre des sociaux-libéraux du PS, si c’est pour que la gauche, au final, n’ait pas la moindre chance d’accéder au second tour de la présidentielle et pour que, en vertu de la logique impitoyable propre à la V° République, elle finisse marginalisée et spectatrice d’un face-à-face mortifère entre une droite revancharde et une extrême droite gonflée à bloc. Pour le dire autrement, on peut parfaitement se voir reléguer au témoignage impuissant, fût-ce avec 12% ou 15% des suffrages, si le peuple ne vous identifie pas à une visée majoritaire crédible, à une volonté sans failles d’éviter au pays le désastre du face-à-face des fort mal-nommés « Républicains » et du Front national. Le contre-exemple de l’Espagne est éloquent : lors des dernières élections générales, l’alliance de Podemos et de nos camarades d’Izquierda Unida perdit un million de voix pour n’avoir pas su incarner une solution gouvernementale efficiente et susceptible de défaire Mariano Rajoy et son Partido Popular gangréné par la corruption.

ENCORE ET TOUJOURS : LE RASSEMBLEMENT

Tout nous ramène donc, inexorablement, à la question-clé du rassemblement de toutes les énergies qui cherchent à sortir de l’austérité hollando-vallsiste et qui veulent qu’il demeure en France, pour le devenir même de notre pays, une gauche à même de faire barrage aux entreprises revanchardes du bloc réactionnaire et des milieux financiers. Si l’incertitude demeure, à cette heure, totale quant à l’issue des rendez-vous électoraux du printemps prochain, si la conjoncture hexagonale se fait au fil des semaines plus convulsive, s’il convient d’en déduire que rien n’est encore joué, la conclusion doit aussi s’appliquer à nous-mêmes.

Une course de vitesse est maintenant engagée entre délitement généralisé, que notre peuple paierait d’un prix extrêmement élevé, et sursaut populaire, qui pourrait rouvrir le champ des possibles. En clair, la dynamique de la débâcle peut toujours être enrayée. À la seule condition que, au-delà des formations partidaires, surgissant des profondeurs du corps social autant que de ce mouvement populaire ayant occupé les rues de nos villes des mois durant contre la loi El Khomri, une puissante vague citoyenne vienne rebattre les cartes et imposer à la gauche de combat, qui n’a jamais cessé d’être majoritaire dans notre camp, une unité destinée à sauver la France, la République et la gauche.

Après tout, comme le prouve la grande consultation citoyenne récemment organisée par le Parti communiste (400 000 dialogues initiés dans tout le pays, 45 000 questionnaires remplis au terme de ces discussions…), un très grand nombre d’hommes et de femmes sont disponibles à la réflexion collective et à l‘action. Pour peu qu’on veuille bien les solliciter, les ré-intéresser à la politique au sens noble du terme plutôt qu’à des jeux de billard à multiples bandes, faire appel à leur expérience sur les choix nouveaux et ambitieux dont nos compatriotes ont le plus urgent besoin.

On me dit souvent qu’il est trop tard, que le paysage à gauche est par trop balkanisé pour que l’on puisse changer la donne. Je ne le crois pas. Chaque camp en est encore à désigner ses représentants. D’ici la fin du mois de janvier, où l’offre électorale finira de se déployer avec le résultat de la « primaire » socialiste, il reste donc envisageable de faire bifurquer le cours des choses. Nous sommes clairement entrés dans un de ces moments historiques dont Antonio Gramsci disait qu’il voyait le vieux monde s’effondrer tandis que la suite peinait à s’écrire. Il ajoutait : ”« Dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »” C’est notre détermination seule qui peut refouler lesdits monstres…

Christian_Picquet

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