Trump, le choc en retour d’une globalisation destructrice

Une semaine déjà… Je ne sais si, comme moi, vous l’aurez remarqué : passé le temps des surprises feintes, des déplorations sur-jouées ou des appels intéressés au retour des citoyens dans un autoproclamé « cercle de la raison », l’élection de Donald Trump aux États-Unis n’aura provoqué aucune remise en question du côté de nos Importants hexagonaux ou des représentants de nos partis établis.

Tout au plus, aurons-nous assisté à l’exultation de Monsieur Sarkozy ou de Madame Le Pen, trop heureux de dénoncer ces « élites » dont ils cherchent à se distinguer bien qu’ils en soient les authentiques rejetons. À la résignation de Monsieur Raffarin devant une victoire, devenue un peu plus imaginable, de l’extrême droite à la prochaine présidentielle. Ou à la réaction un tantinet gourmande de Jean-Christophe Cambadélis, appelant la gauche à cesser ses ”« enfantillages irresponsables »” pour se ranger derrière un président sortant censé pouvoir conjurer la catastrophe en vue, en dépit du rejet populaire dont il fait l’objet. Il se sera même trouvé un député des « Républicains », Julien Aubert, pour imaginer que le temps était venu de prendre la défense de pratiques de pouvoir devenues insupportables au plus grand nombre : ”« Tout pays a besoin d’une élite »”, aura-t-il choisi d’expliquer dans un libelle (”Salauds d’élus”, éditions Cent Mille Milliards). Sans parler de la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron, ce 16 novembre, lequel aura choisi ce moment si particulier pour se livrer à un exercice incroyablement archaïque de langue de bois, tout en creusant sans états d’âme son sillon ultralibéral…

Hallucinante légèreté, contrastant avec la gravité de ce qu’il faut bien caractériser de séisme ! Il n’est, à cet égard, pas abusif de considérer, comme le directeur du ”Monde”, Jérôme Fenoglio, que ce 8 novembre aura revêtu une importance comparable à la chute du Mur de Berlin et au 11 Septembre. La fin de l’affrontement Est-Ouest, au tournant des années 1990, sanctionnait le triomphe de la contre-révolution libérale à l’échelle de la planète entière. Le spectaculaire attentat contre les Twins Towers de New York, douze ans plus tard, annonçait quant à lui l’entrée d’un monde en proie à des dérèglementations enchevêtrées dans une ère de convulsions et de terrorisme globalisé. Le sacre, à la tête de cette citadelle impériale que demeurent les USA, d’un aventurier milliardaire, fort-en-gueule, sans scrupules, raciste, sexiste et homophobe signe l’ouverture de cette crise multiforme de la mondialisation capitaliste, que nous étions bien peu nombreux, jusqu’alors, à pronostiquer. Faut-il y voir un signe ? Le Fonds monétaire international vient de s’alarmer des ”« effets négatifs »” des processus économiques et sociaux à l’œuvre depuis trois décennies…

On peut toujours se rassurer en observant qu’une majorité d’Américains n’aura pas opté pour le sulfureux magnat de l’immobiliser et des médias (60,1 millions d’entre eux, contre 59,8 millions, s’y seront opposés), que sa désignation aura été l’effet induit d’une participation populaire encore plus faible qu’à l’accoutumée, qu’il aura profité d’un mécanisme électoral où un petit nombre de comtés dans de petits États peut faire élire un candidat minoritaire en suffrages, que le ”« président élu »” ne pourra tenir une série de ses promesses manifestement irréfléchies. Certes. Cela ne change rigoureusement rien à la portée de l’événement.

Qu’un semblable personnage puisse demain s’installer dans le Bureau ovale, après avoir vaincu l’hostilité de la quasi-totalité des faiseurs d’opinion, infligé un camouflet aux caciques de son propre parti, triomphé de la défiance de Wall Street autant que du monde des arts et de la culture, terrassé l’opposition du camp progressiste et de toutes les nuances de la gauche, confronte le peuple nord-américain et, plus généralement, l’humanité à un authentique défi de civilisation.

Bien sûr, dans l’histoire de ce pays, on aura déjà vu des fanatiques ultraréactionnaires et des pitres de la pire espèce convoiter la plus haute fonction. Certains d’entre eux se seront même installés à la Maison Blanche. Il était, néanmoins, jusqu’alors inédit que puisse triompher un Narcisse qui dissimule des opinions changeantes derrière une communication des plus habiles. Qui s’appuie sur le Ku Klux Klan et les tenants de la suprématie blanche (sans parler du site néonazi ”Daily Stormer”). Qui stigmatise les immigrés et les minorités afro-américaine ou latino. Qui fait de l’« identité » et de la renaissance américaine le fil rouge de sa pensée. Qui préconise la construction d’un mur de 1600 kilomètres à la frontière mexicaine. Qui promet d’expulser quelque onze million de résidents clandestins. Qui se propose d’autoriser l’usage de la torture contre les jihadistes et l’assassinat de leurs proches. Qui dit vouloir abolir l’« Obamacare », ou du moins l’édulcorer considérablement, alors que cette loi bien imparfaite aura offert un minimum d’assurance maladie à des millions de personnes. Qui fait siennes les positions extrémistes du Tea Party sur l’avortement et la famille. Qui entend dénoncer l’accord de Paris sur le dérèglement climatique, au risque d’entraîner notre planète au bord du gouffre. Qui peut, en même temps, se livrer à de sourdes diatribes antisémites et à un éloge appuyé des entreprises provocatrices de Benyamin Netanyahou au Proche-Orient. Qui envisage froidement d’annuler le traité nucléaire récemment signé avec l’Iran. Qui s’inscrit dans la tradition de l’isolationnisme étatsunien, lequel n’impliquera pas uniquement l’interruption des pourparlers sur les partenariats transpacifique ou transatlantique, mais consacrera le retour à un unilatéralisme dont on sait d’expérience qu’il peut être lourd de dangers pour les relations internationales. Qui se montre capable d’annoncer un violent affrontement commercial avec la Chine, à travers sa proposition d’imposer de fortes taxes sur les exportations de celle-ci.

S’il ne nous faut pas céder à une dramatisation absurde, il importe tout autant de faire preuve de lucidité. Cette hystérisation du discours, cette violence des messages adressés à l’électeur des mois durant, cette posture belliciste adoptée vis-à-vis de la communauté internationale, cette xénophobie ouvertement assumée, cette ”« militarisation des esprits »” que craint à juste titre Dominique de Villepin dans son dernier ouvrage (”Mémoires de paix pour un temps de guerre”, aux éditions Grasset), annoncent une période de grande instabilité. Où le pire devient parfaitement envisageable, où le basculement politique de la première puissance du monde peut devenir le point de départ d’une nouvelle et déflagratrice crise économique, où les risques de guerres peuvent à chaque instant s’enclencher.

N’oublions, en effet, jamais que les États-Unis disposent de leviers considérables dans le domaine monétaire et financier, qu’ils contrôlent les agences de notation comme la galaxie des banques d’affaires, qu’ils n’hésitent jamais à recourir à l’arsenal juridique à leur disposition pour asseoir leur prépondérance (plusieurs banques européennes l’ont éprouvé récemment à leurs dépens), qu’ils demeurent une hyper-puissance militaire et détiennent un arsenal nucléaire capable d’anéantir plusieurs fois notre Terre…

Reste que l’on ne répondra jamais à ces menaces sans aborder les raisons pour lesquelles les élections du 8 novembre viennent de déboucher sur un pareil désastre.

DROITISATION OU FAILLITE DE L’ORDRE DU MONDE ?

En France, beaucoup auront repris à leur compte la thèse de François Cusset, celle d’une ”« droitisation du monde »” (titre de son dernier ouvrage, que viennent d’éditer les éditions Textuel). De fait, des initiateurs de la bataille du « Brexit » en Grande-Bretagne à la poussée du Mouvement cinq étoiles de Beppe Grillo en Italie, de l’hypothèse de plus en plus imaginable de l’accession de Madame Le Pen à la présidence de notre République aux flatulences anti-migrants de Victor Orban en Hongrie, de la très forte possibilité d’un succès de l’extrême droite à l’élection présidentielle autrichienne à la montée en puissance de l’AfD en Allemagne, du passage de plusieurs pays latino-américains sous la coupe de droites dures à la pression ethniciste dont l’Inde est présentement le théâtre ou à l’installation d’un Rodrigo Dutertre proclamant son admiration pour Hitler aux Philippines, il fait peu de doutes que nous sommes entrés dans une période de réaction à l’échelle du globe.

Comment, cependant, expliquer que tous ces phénomènes, dont la nature diffère d’ailleurs substantiellement d’un pays à l’autre, ne se heurtent plus, nulle part, à une résistance progressiste apte à mobiliser les énergies populaires ? Qu’est-ce qui amène des segments importants des classes et catégories sociales qui firent si longtemps la force des gauches sur tous les continents, à emboîter désormais le pas de démagogues exploitant cyniquement leurs tourments pour mieux leur vendre des projets fondés sur le repli et l’approfondissement des inégalités ? Dit autrement, s’agissant des États-Unis, la victoire de Trump ne serait-elle pas d’abord la défaite d’Hillary Clinton et de ses semblables ?

Tant à Washington que partout ailleurs, la globalisation aura creusé sans fin les fractures sociales et ethniques, provoqué une désindustrialisation et des délocalisations anxiogènes, détruit les solidarités traditionnelles, fait flamber les compétitions entre êtres humains, vidé de substance la démocratie en privant le vote des citoyens de toute conséquence sur les politiques publiques, enfermé du même coup les territoires « périphériques » dans un sentiment d’abandon et de mépris de la part de la petite caste qui possèdent pouvoirs et richesses, généré la peur du déclassement individuel, encouragé les tendances à la suspicion envers l’Autre même s’il est encore plus démuni que soi.

Le bilan des deux mandats de Barack Obama n’aura, à cet égard, fait qu’encourager ces paniques sociales et culturelles : si le krach financier de 2007-2008 aura finalement été surmonté, et si le taux de chômage ne touche officiellement que 5% de la population active, chiffre qu’aveugle les perroquets de la pensée unique, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté n’aura cessé de s’accroître. Quarante-cinq millions d’Américains subissent toujours les séquelles de cette crise des « subprimes » qui les aura dépossédés de leur toit, de cette pression de banques que l’État fédéral aura sauvées de leurs turpitudes mais qui n’auront pas cessé pour autant de les contraindre à vivre dans la plus extrême précarité, de cette plongée dans le statut de « travailleurs pauvres » qui les amène parfois à transformer leur véhicule en domicile.

LE RESSORT D’UNE IMPROBABLE SYNTHÈSE

Bien peu auront vu venir le changement de stratégie de la droite nord-américaine, du Grand Old Party d’abord, de Donald Trump ensuite. L’universitaire Marie-Cécile Naves analyse avec justesse l’intuition ayant amené à l’élection du candidat républicain : ”« S’il ne faut pas minimiser le rôle des médias qui, fascinés dès le départ, ont braqué toutes leurs lumières sur ce ‘’pro’’ de la communication – il faut reconnaître ce talent à Donald Trump. Mieux que quiconque, il a su prendre la mesure des divisions du Parti républicain et des déceptions de l’électorat conservateur vis-à-vis de ce dernier. Il a compris l’exaspération, à l’égard du” Big Business e”t de Washington, de ceux qui n’ont pas bénéficié de la reprise économique et qui se sont même appauvris depuis 2008. Il a ainsi tiré les leçons de l’échec de Mitt Romney en 2012 qui avait ouvertement méprisé l’électorat populaire. Là est le point de départ de son succès, qu’il a consolidé par un remarquable talent oratoire, une confiance absolue en son destin, l’absence totale de vergogne dans ses promesses et sa description de la société américaine de 2016. Trump est tout autant le révélateur que le bénéficiaire d’une double crise sociopolitique aux États-Unis, constituée par la défiance vis-à-vis des élites et la peur de la disparition de” l’‘’Amérique blanche’’. ”Par-dessus tout, Trump se pose en effet en rempart d’un hypothétique déclin identitaire de l’Amérique. Son slogan,” ‘’Make America Great Again’’, ”résume cette volonté de conjurer une évolution démographique néanmoins inéluctable – dans trente ans, les personnes originaires d’Amérique du Sud et d’Asie seront majoritaires aux États-Unis –, de mettre en place un contrôle des frontières, y compris économiques, et de défendre le pays contre ses menaces intérieures. Un cocktail détonnant qui ne pouvait que séduire le noyau dur de l’électorat conservateur américain, constitué de la petite classe moyenne blanche, protestante, peu diplômée – ouvriers, employés, cadres intermédiaires – et plutôt masculine, ces” ‘’angry white men’’ » (in ”Trump, l’onde de choc populiste”, éditions FYP).

Tel aura donc été le ressort de cette improbable synthèse politico-idéologique qui aura vu le tombeur d’Hillary Clinton se faire tout à la fois le chantre de la théorie du ”« ruissellement »” (laquelle avait connu son âge d’or au cours des années Reagan, lorsqu’il était de bon ton, pour les libéraux, de prétendre que l’enrichissement continu des plus fortunés provoquerait quasi-naturellement celui de toute la société), l’exemple personnalisé de la réussite individuelle sur lequel se sera toujours bâti le mythe capitaliste outre-Atlantique, l’apôtre virulent des dérégulations financières ou le pourfendeur des dispositifs d’« assistanat », tout en se présentant comme le porte-parole des « petits » se sentant exclus de leur nation. Entre l’exhortation à redonner sa ”« grandeur »” au pays et ce qui charpentait son discours d’investiture devant la convention républicaine de Cleveland, ”« je suis la voix de ceux qui travaillent dur mais qu’on n’écoute plus »”, il aura ainsi pu occuper tout l’espace de la crise américaine.

Peu importe que l’homme finisse tôt ou tard par se prendre les pieds dans ses mensonges. Que la réalité se charge vite de démontrer que l’on ne peut simultanément conquérir un électorat populaire en grande détresse et donner des gages au capital le plus vorace, par exemple en se préparant à engager son administration dans ce démentiel dumping fiscal qu’entraînera, pour ne prendre que cet exemple, la réduction de 35% à 15% du taux de l’impôt sur les bénéfices des sociétés. Qu’il soit rigoureusement incompatible d’exalter la libéralisation de l’économie et de prétendre simultanément mettre un coup d’arrêt au libre-échange. Ce personnage aura su, le temps d’une campagne sans véritable précédent, se faire entendre des bastions de l’Amérique conservatrice et aisée, tout en répondant à la demande de protection émanant des perdants de la mondialisation marchande et financière, celle de plusieurs États industriels du Midwest ou des ouvriers de la fameuse « Rust Belt » (la « ceinture de la rouille »).

UNE GAUCHE LIBÉRALE EN BOUT DE COURSE

En regard, les contre-performances de son adversaire se révèlent éloquentes. Barack Obama ayant totalisé 69,45 millions de suffrages lors de sa première élection, ce sont presque dix millions d’électeurs que le Parti démocrate aura perdu en huit ans. Et si le vote des Latinos et des Afro-américains se sera massivement porté sur Hillary Clinton, c’est en proportion nettement moindre qu’en 2012 sur le président sortant. La comparaison est sans appel : la compétitrice « de gauche » d’un affairiste sans foi ni loi, c’est tout le paradoxe de ce scrutin, sera apparue comme la représentante du ”statu quo”, l’expression des seuls secteurs de la société pouvant encore tirer leur épingle d’un jeu toujours plus angoissant pour les délaissés de la croissance, l’incarnation de cet univers glacé où l’argent règne en maître et auquel la relient d’innombrables réseaux.

En d’autres termes, pour ces millions d’hommes et de femmes que désespère le destin qu’on leur réserve, Madame Clinton était l’image repoussante de ces élites qui, comme le pointe à raison Laurent Bouvet, ”« ne comprennent pas le peuple car elles ne vivent pas dans le même monde. Elles vivent dans un univers d’opportunités, de mobilité et de connaissance, bref, il y a une sorte d’optimisme propre aux élites qui est confirmé par une accumulation de richesses. Non seulement les élites ne partagent pas les mêmes expériences que les catégories populaires, mais elles regardent leurs revendications avec mépris »” (”Marianne” du 11 novembre). Tragique, s’agissant de la formation qui, historiquement, avait porté le ”New Deal” avec Roosevelt !

Les personnages qui, à présent, se trouvent dépositaires de cet héritage éminent, auront fait preuve d’une cécité telle qu’ils n’auront manifestement rien compris au surgissement du phénomène Bernie Sanders. Ce dernier, avec sa plate-forme vertébrée par l’exigence de redistribution des richesses et les 680 000 donateurs de sa campagne de la « primaire » démocrate ou les dizaines de milliers de participants à ses meetings, relayait un mouvement bien plus large : celui qui s’était manifesté à travers « Occupy Wall Street », la grève des enseignants de Chicago, la lutte des travailleurs de la restauration rapide ou les multiples manifestations contre les violences policières. Il soulignait, par conséquent, l’abyssale coupure entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas »…

De ce point de vue, la personnalité, très contestée et des plus contestables, de la candidate battue n’est pas seule en question. C’est avant tout une ligne politique qui vient, avec elle, de se désintégrer. Je veux parler de l’orientation de ces prétendus modernisateurs, que la présidence Clinton aura solidement installés aux commandes du Parti démocrate et qui se seront évertués, jusqu’à nos jours, à convertir l’opinion progressiste américaine aux vertus d’une « Troisième voie » qui n’est, au fond, que l’autre nom du renoncement à l’idée de justice.

Ces « Nouveaux Démocrates », qui imaginaient avec cette étiquette pompeuse disposer d’une martingale électorale gagnante, n’auront alors eu de cesse de proclamer leur ralliement à la libéralisation des mouvements de capitaux, au libre-échangisme sans rivages, aux privatisations, au principe du « rendement maximal » pour les actionnaires, à la casse des conquêtes sociales arrachées au fil du temps par les combats ouvriers, à une flexibilité généralisée du travail, à l’enchaînement décrétée inévitable des délocalisations. C’est ainsi à Bill Clinton que l’on aura dû la proclamation, dans les années 1990, de ”« la fin de l’État-providence tel que nous le connaissons »”, et c’est sous le mandat du même que l’on aura commencé à amputer les aides sociales aux plus pauvres…

La leçon de ce 8 novembre ne concerne cependant pas la seule gauche américaine. Car, derrière ces Démocrates « new look », et sur une identique orientation, n’auront pas tardé à s’engouffrer les principales figures de la social-démocratie européenne. Réunis à Florence en novembre 1999, autour précisément du président Clinton, les D’Alema, Blair, Schröder ou Jospin (quoique ce dernier, présidant à ce moment aux destinées de la « gauche plurielle » en France, ait cherché à faire entendre un point de vue un peu dissonant) s’étaient voulus porteurs d’un ”« réformisme souple quant aux recettes et aux méthodes »”. Ils entendaient, ce faisant, adresser leurs adieux à ce qui avait si longtemps constitué leur carte de visite, à savoir la promesse de correction des « excès » du capitalisme. Ils auront, en réalité, privé les peuples de représentations politiques et d’espoir. Et fait la fortune, dans tous les sens du terme, de pêcheurs en eaux troubles s’empressant de parler au nom des victimes du « système » pour mieux préserver ce dernier d’une colère montante.

DES LEÇONS À TIRER SANS DÉLAI

Autant dire qu’il faut considérer l’événement capital qui vient de se produire comme un signal d’alarme. Dont il convient de tirer sans tarder les trois principales leçons.

Première de ces leçons : la gauche est devenue l’enjeu central de la période. On ne peut ruser avec les faits. Faire comme si le rejet d’un ordre et d’une caste honnis pouvait indifféremment s’orienter à gauche ou à droite, en fonction de l’existence d’une offre politique à même de le capter, s’avérerait une lourde faute. Parce que se seront au fil du temps effacés les grands repères progressistes, parce que la presque totalité des mouvements populaires seront sortis défaits de leurs confrontations avec des marchés avides, parce que les rapports de force s’en seront d’autant plus dégradés au détriment des classes dominées, un terrible vide se sera créé. Comme toujours dans ce genre de circonstances, ce sont des forces porteuses de repli, d’exacerbation des égoïsmes de toutes sortes, de haine et de division qui se seront retrouvées en condition de l’occuper.

Je suis, pour cette raison, en complet désaccord avec la manière dont Jean-Luc Mélenchon se sera employé à justifier, à partir de la trumpisation de l’Amérique, sa conviction que le clivage entre droite et gauche n’avait plus de sens. Je le cite : ”« L’élection de Trump est un événement qui concrétise cet autre aspect de la réalité, cet autre moment plus global et plus universel. Il faut le nommer. Chantal Mouffe le désignait à notre conférence commune :” ’’Le moment populiste’’. ”J’appelle ce moment” ‘’l’ère du peuple ‘’. ‘’L’ère du peuple’’ ”se présente comme une déferlante universelle aux aspects certes très divers mais aux formes souvent comparables et au contenu le plus souvent très profondément similaire. Cette vague mondiale est passée sur toute l’Amérique. Non seulement au sud du continent, vous le savez depuis le temps qu’il en est question ici. Mais aussi au nord. Après l’ère Bush, l’élection d’un afro-américain du Parti démocrate, Barack Obama,” (…) ”le phénomène populaire n’est pas rentré dans son lit comme on le dirait d’un fleuve après la crue. Non. Il s’est étendu. D’abord exclusivement ancré dans la ‘’gauche’’, il s’est propagé dans la droite. Les deux familles politiques aux USA ont été travaillées en profondeur. Le résultat de l’élection montre le chemin qu’a pris la vague pour passer. »”

Je le dis sans acrimonie polémique, mais non sans solennité : devant une poussée droitière de cette ampleur, qui balaie l’ensemble du globe, alors que renaissent un peu partout les tentations de la xénophobie et de l’autoritarisme liberticide, voire de nouvelles formes de fascisme, c’est à gauche, et exclusivement à gauche, qu’il faut situer la réponse. Afin que le salariat, qui forme la majorité des peuples en révolte, reprenne confiance en sa force collective et en sa capacité d’entraînement. Afin aussi que toutes les victimes de la dérèglementation, du libre-échangisme et de la désindustrialisation voient de nouveau s’ouvrir à eux un horizon de progrès.

Ce qui m’amène à la deuxième leçon de ce basculement du monde auquel nous assistons. La reconstruction d’une perspective de justice et d’émancipation n’ira pas sans grandes difficultés. Cessons dès lors, comme certains le font parfois, de vouloir séparer une gauche à l’ambition sociale renouvelée d’une gauche que l’on taxerait d’exclusivement morale. N’opposons pas, pour les besoins d’une posture qui se révélera au bout du compte suicidaire, les classes populaires à bout d’exaspération aux classes moyennes urbaines échappant pour le moment à la dynamique de la précarisation, les habitants « branchés » des centres-villes à ceux des périphéries urbaines en déclassement accéléré, des ouvriers ou des chômeurs suspectés de n’être plus que des « petits Blancs » aveuglés par leurs galères à la jeunesse bigarrée des banlieues, les laissés-pour-compte du nouveau capitalisme aux petits entrepreneurs eux aussi asphyxiés par leurs « donneurs d’ordre » et les banques. Ne transformons pas, à la manière du philosophe Slavoj Zizek, dans ”Le Monde” des 13 et 14 novembre, une déconfiture en aubaine, car c’est une pure folie de croire que ”« la gauche a besoin de la menace de la catastrophe pour se mobiliser »”. N’ayons pas l’illusion, à l’instar cette fois de Thomas Piketty, dans la même livraison du quotidien vespéral, qu’il suffira de vouloir ”« réorienter fondamentalement la mondialisation »” pour faire revenir vers nous les victimes de la tourmente néolibérale.

La gauche ne peut se relever qu’en parvenant à faire converger, dans un même bloc social, des attentes qui de prime abord peuvent s’opposer, bien qu’elles émanent de secteurs aussi victimes les uns que les autres des logiques marchandes et financières. Aussi lui faut-il s’identifier à un programme qui fasse renaître la conscience d’appartenir à une même communauté de destin. Un programme qui propose, non plus d’accompagner mais de rompre, au nom du bien commun, avec la globalisation telle qu’elle se sera imposée à l’humanité. Donner la priorité aux besoins sociaux et aux protections collectives, plutôt qu’à la course au profit et à la mise en concurrence incessante des individus ; répartir autrement les richesses, au service d’un nouvel ordre productif et d’un nouveau pacte social ; relocaliser l’économie et les emplois, en ancrant la réindustrialisation indispensable des territoires dans un tout autre modèle de développement, socialement utile et écologiquement soutenable ; restaurer la souveraineté du peuple, dans le cadre d’une République réhabilitée puisque mise au service de toutes et de tous, sans distinction d’origine, de culture ou de religion ; sortir des politiques d’austérité, tout en dénonçant ou en renégociant les traités internationaux qui consacrent le dumping social, fiscal ou climatique ; aller vers un autre ordre du monde, en commençant par repenser la construction européenne, les réalités nationales ne devant plus être niées ou bafouées mais être mises en synergie, afin de pouvoir agir solidairement au service de la protection des économies comme des attentes des populations : tels devraient être les points forts d’une plate-forme de salut public, marquant le grand retour de la gauche.

L’INCONTOURNABLE RASSEMBLEMENT…

Troisième leçon : le sursaut indispensable a besoin de rassemblement des énergies disponibles à la construction d’une alternative de rupture sociale et démocratique. De toutes les énergies disponibles ! On l’a vu, de l’autre côté de l’Atlantique, les hérauts de la « Troisième voie » auront terriblement divisé les classes populaires et moyennes, la jeunesse, les progressistes, jusqu’à faire advenir l’impensable. C’est, à cet égard, substituer la méthode Coué à l’analyse raisonnée que de prétendre que Bernie Sanders aurait, lui, vaincu le tenant du mensonge et des anathèmes. Hélas, en dépit de l’élan remarquable qu’il aura suscité lors de la « primaire » qui l’opposait à Hillary Clinton, le candidat menant campagne au nom du « socialisme » ne pouvait, par la seule force de ses propositions novatrices, apparaître à son pays comme une solution de rechange crédible. C’est pourquoi il ne sera pas parvenu à inverser la tendance lourde qui égarait des millions d’esprits et les poussait à rechercher leur salut du côté d’un pur produit du ”Big Business”.

Le contexte n’est pas si différent ici. Le temps n’est plus, Madame Clinton vient d’en faire la démonstration pathétique, à la recherche d’un « moindre mal » face à des droites s’extrémisant à grande vitesse. Et il faut bien plus qu’une personnalité charismatique et talentueuse pour changer le cours des choses. Sans union de toutes celles et tous ceux qui aspirent à voir la gauche redevenir la gauche, il sera impossible de reconquérir la majorité du peuple, de la convaincre qu’elle peut reprendre son destin en main et porter à la tête de l’État une équipe qui ne la trahira pas. Au mieux, sera-t-il alors envisageable d‘atteindre le meilleur score de témoignage. Ce n’en sera pas moins sur un grand cataclysme qu’aura toute chance de déboucher un éparpillement générateur de confusion.

Relever la gauche, la soustraire au renoncement libéral pour la doter d’une démarche ambitieuse, la sortir de la balkanisation mortifère de ses forces vives : tel devrait être notre feuille de route, en vue des rendez-vous cruciaux de l’an prochain. Le message venu d’outre-Atlantique sera-t-il entendu… avant qu’il ne soit trop tard ?

Christian_Picquet

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