Et maintenant ? (3) Post-scriptum

Certains amis m’ont interpellé à propos de mon ”post” du 21 décembre : n’y serais-je pas allé un peu fort, ne cèderais-je pas à mon tour à ce catastrophisme d’extrême gauche que j’ai si souvent dénoncé sur ce blog, en parlant d’une ”« crise d’effondrement de la République »” ? Évidemment, j’aimerais me tromper. Hélas, la controverse qui marquera les dernières heures de 2015 me conforte plutôt dans l’idée que le pays se voit confronté à un affaissement spectaculaire des plus solides repères qui fondaient, depuis des lustres, son identité. Aussi ai-je voulu y consacrer ce ”post-scriptum” aux deux notes précédemment mises en ligne.

Vous aurez compris que je veux revenir sur cette question de la déchéance de nationalité, dont on veut frapper les binationaux condamnés pour des faits de terrorisme et que le président de la République avec son Premier ministre cherchent à tout prix à faire inscrire dans la Constitution. S’agit-il d’une peine dissuasive pour les jihadistes hexagonaux prêts à passer à l’acte ? Chacun sait que non, comme le locataire de Matignon l’aura lui-même reconnu, les affidés de « l’État islamique » étant animés d’une telle haine de la France et de ses valeurs que le retrait d’un passeport les confortera plutôt dans leur dérive radicale. Il faut donc y percevoir d’abord un acte symbolique, ce que Manuel Valls, en première ligne sur ce dossier, aura d’ailleurs admis dans l’entretien accordé au ”Journal du dimanche” du 27 décembre.

On me dira que des condamnations symboliques peuvent se justifier, lorsqu’elles permettent la mise au ban de la nation de personnages ayant commis à son endroit des crimes innommables. Certes. À ceci près, en l’occurrence, que l’objectif ne consiste pas simplement à sanctionner des individus coupables de terrorisme, en leur retirant par exemple leurs droits civiques, ce à quoi correspondait la peine d’indignité nationale sous laquelle tombèrent un grand nombre de collaborateurs de l’occupant hitlérien après la Libération.

Si la mesure annoncée par les plus hautes autorités de l’État s’avère d’une gravité extrême, c’est que l’on entend clairement signifier à la communauté nationale qu’il lui faudrait désormais distinguer deux catégories de Français, ceux auxquels leur origine n’a conféré qu’une nationalité et ceux, d’extraction étrangère récente ou plus lointaine, à moins qu’ils ne soient liés à une autre nation, (cas, entre autres, de ceux des Français juifs qui sont aussi ressortissants d’Israël), qui peuvent bénéficier d’une double nationalité. C’est donc le principe d’égalité des citoyens, quelle que fût leur origine, qui se trouve ”ipso facto” mis en cause. Et, par voie de conséquence, c’est le droit du sol, qui considère que la naissance sur le sol national ou la naturalisation suffisent à conférer la qualité de Français sans la moindre distinction, qui se voit porté un coup sans précédent depuis… le régime de Vichy. Devant le Congrès réuni à Versailles le 16 novembre, François Hollande s’était, à ce propos, voulu parfaitement clair : pourrait être concernée par cette nouvelle disposition tout binational coupable d’atteinte aux intérêts du pays, même s’il est né sur ce sol.

J’ai à dessein parlé de mesure d’une gravité extrême. On franchirait en effet, avec son adoption, ce que la gauche tout entière et, au-delà, les républicains sincères, avaient jusqu’alors considéré comme une « ligne rouge ». Une transgression, donc, qui relève manifestement de deux considérants, aussi malsains l’un que l’autre. Le premier entend donner des gages à l’électorat qui, en proie à une véritable panique identitaire, s’est abandonné aux sirènes du national-lepénisme. Une source proche de l’exécutif revendique cette intention pour le moins cynique, toujours dans le ”JDD” du 27 décembre, indiquant que le président ”« rechahute l’électorat pour faire valoir ses atouts. Beaucoup de nouveaux électeurs FN ne viennent pas de la droite mais de milieux populaires. »” Le second obéit à un dessein encore plus tacticien : consacrer la rupture de l’attelage gouvernant avec les fondamentaux de son propre camp, pour mieux s’ériger en parangon d’une unité nationale qui l’allierait à une fraction au moins de la droite.

Clairement, le doigt est mis dans un terrible engrenage. Demain, fort d’une rupture fondamentale avec l’héritage républicain dont la gauche – ou, plus exactement, une partie d’entre elle – aurait pris l’initiative, une équipe gouvernementale d’un autre bord pourrait décider d’aller plus avant dans le démantèlement du droit du sol, en étendant par exemple la déchéance à des actes de délinquance ordinaires ou à une criminalité dépourvue de ressorts politiques ou idéologiques. À moins que le lien à un autre État ne soit alors considéré, en lui-même, comme un problème pour les « intérêts primordiaux de la nation ». Il est donc parfaitement sain, et rassurant, qu’une majorité de la gauche, jusqu’au cœur du Parti socialiste et bien au-delà de son aile « frondeuse », se montrât aujourd’hui vent debout face à l’intransigeance aveugle d’un couple exécutif qui croit ressourcer sa légitimité en jouant l’apprenti-sorcier.

J’en reviens à mon point de départ : la décomposition lente et sournoise de notre cadre républicain. Qui ne se souvient que la sinistre année 1940 avait été précédée par une série de renoncements de la majorité de Front populaire aux idéaux de la République ? Et c’est, précisément, sur le statut des étrangers que cela se manifesta, en se conjuguant à un durcissement autoritaire dont le mouvement ouvrier fit les frais. Le 12 novembre 1938, le gouvernement Daladier publiait ainsi un décret-loi visant, déjà, ”« à simplifier la procédure de déchéance de nationalité »”, à dissocier la naturalisation du droit de vote, à ”« strictement réglementer les conditions d’acquisition de la nationalité française »,” et à diriger la ”« catégorie »” des étrangers ”« indésirables »” vers des ”« centres spéciaux où elle fera l’objet d’une surveillance permanente »”.

Nous n’en sommes naturellement pas là, et je ne voudrais pas, pour ma part, laisser penser que je sous-estime l’ampleur de la bataille à mener pour déjouer la menace terroriste pesant sur nos concitoyens. Cela dit, on aurait tort de croire que Monsieur Daladier ou son ministre de l’Intérieur, Monsieur Sarraut, étaient gagnés par l’idéologie fasciste s’étendant alors à toute Europe. Ils se pensaient même certainement comme de fervents républicains. Mais les circonstances dans lesquelles ils exerçaient le pouvoir les avaient amenés, sans qu’ils y prennent peut-être garde, à abandonner le terrain des principes à l’adversaire, lequel n’allait pas tarder à les soumettre au plus impitoyable bannissement politique (Daladier fut remis aux autorités nazies et Sarraut, bien qu’ayant voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, finit par être déporté en Allemagne).

Voilà pourquoi nous ne devons jamais oublier les leçons de l’histoire. Voilà pourquoi, également, nous ne saurions admettre les saillies de Manuel Valls sur les ”« grandes valeurs »” qui amèneraient à oublier ”« le contexte, notre état de guerre »” (Édouard Daladier invoquait, lui aussi, le « contexte »…). Et voilà pourquoi, encore, notre détermination doit être totale à empêcher nos gouvernants, qui ont oublié tout ce à quoi ils doivent leur présence aux affaires, de prendre la France au piège d’une atteinte à ses principes cardinaux. Au moins, nous avons notre feuille de route pour les premiers jours de 2016. En attendant, je vous souhaite de bonnes fêtes de fin d’année.

Christian_Picquet

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