Le retour du capitalisme vorace

Me voici de nouveau. Certains se sont inquiétés de mon absence ces derniers mois. Mais ma « disparition » sur la Toile ne devait rien au coronavirus. Simplement, des changements chez mon hébergeur m’auront amené à reconstruire entièrement un blog. Cela m’aura pris du temps. D’autant plus de temps que mes obligations de responsable politique me laissaient peu de liberté pour mener à bien un travail assez considérable (j’ai, en particulier, comme mes camarades, consacré l’essentiel de mon emploi du temps de ces semaines si particulières au maintien du PCF dans l’action en dépit du confinement, avant de m’atteler à la coordination du groupe de rédaction des réponses du parti au moment que nous traversons). Je serai tout de même venu à bout de la tâche. Ce qui me permet à présent de vous proposer une maquette renouvelée et plus agréable, un site d’utilisation aisée assorti d’une adresse vous permettant de réagir aux articles publiés (ainsi un dialogue pourra-t-il se nouer, sans passer par les « commentaires » que j’ai personnellement fait le choix de ne pas utiliser pour éviter les insultes et insanités qui polluent si souvent les réseaux sociaux), et l’ensemble des billets rédigés tout au long des onze années écoulées. Merci à celui sans qui je n’y serais pas parvenu. Ayant enfin achevé cette réorganisation, je peux donc reprendre le fil de mes post. Je le fais, cela n’étonnera pas, en revenant d’abord sur l’incertitude à laquelle une crise historique confronte toutes nos générations.

Je parle d’incertitude dans la mesure où une grande partie de la planète, à commencer par notre pays, se sera vue délivrer les messages les plus contradictoires de la part de ses élites dirigeantes. En France, on aura particulièrement prodigué à nos concitoyennes et concitoyens de mirifiques promesses de changement, qui auront vite été remisées sitôt apaisée une pandémie charriant son lot quotidien de décès, d’hospitalisés et de réanimés, de personnes contaminées. Avec, à l’arrivée, la formation d’une nouvelle équipe ministérielle, encore plus marquée à droite que la précédente puisque missionnée par notre petit souverain élyséen pour reprendre au plus vite l’entreprise de casse sociale que le gouvernement précédent avait dû laisser en plan. D’évidence, tout cela se révèle fort déroutant pour beaucoup et, par-là même, éminemment dangereux. Petit retour en arrière.

Le confinement, rendu un peu partout indispensable par l’impréparation des pouvoirs en place et l’état calamiteux dans lequel ils avaient généralement laissé les services de santé publique et les infrastructures des États, aura bouleversé les existences de chacune et chacun, jusqu’à provoquer la quasi-mise à l’arrêt de l’économie mondiale en une sorte de lock-out généralisé. Si ces dispositions exceptionnelles, et le respect par les citoyens des gestes barrières ou autres règles de distanciation physique, auront permis d’endiguer (sans la stopper vraiment, on le voit maintenant) cette phase de l’épidémie, ils n’en auront pas moins, simultanément, accentué les injustices comme les phénomènes de paupérisation de pans entiers des sociétés, ouvert la voie à de gigantesques bouleversements de l’organisation du travail, remis en question nombre de droits des salariés, mis en grand péril les appareils productifs nationaux. Dans le même temps, tandis que des mesures coercitives venaient suspendre des libertés jusqu’alors gravées dans le marbre des Lois fondamentales des États démocratiques, les individus auront été amenés à porter un nouveau regard sur leurs semblables, avec chez beaucoup la suspicion que ceux-ci fussent porteurs d’une menace mortelle. Ne sous-estimons pas les traces que cela peut laisser dans les esprits…

Comme la plupart des gouvernements, à l’exception des plus fanatiques adorateurs d’un marché divinisé, auront été contraints, pour éviter des situations de chaos qu’ils eussent été incapables de gérer, de recourir à des mesures interventionnistes prenant le contre-pied du laisser-faire libéral qu’ils professaient jusqu’alors, une illusion se sera répandue : une page allait peut-être se tourner, les possédants allaient bien devoir prendre en compte la faillite de leur orthodoxe monétariste et budgétaire, il leur faudrait inévitablement retrouver un peu de considération pour ces personnels soignants, ces agents du service public, ces enseignants, ces fonctionnaires territoriaux, ces ouvriers et employés, ces caissières, ces personnels de voirie ou de nettoyage grâce auxquels aura pu être préservée une certaine cohésion sociale.

Plus, peut-être, que d’illusion, aurais-je dû désigner une forme légitime d’espérance, de la part de femmes et d’hommes qui voient leurs existences se dégrader sans discontinuer depuis des lustres, tandis que ruissellent les richesses sur les trop fameux « premiers de cordée », cette aristocratie de l’argent qui possède et contrôle déjà tout, ce qui ne l’empêche pas de chercher à obtenir davantage. Reste qu’une immense attente n’aura duré que l’espace d’une saison.

QUAND NÉCESSITÉ AURA FAIT LOI CHEZ « CEUX D’EN HAUT »…

Lorsqu’il aura fallu obtenir la mobilisation des citoyens et arracher leur consentement à des dispositifs d’exception rendant leurs vies plus difficiles, les hiérarques installés ne se seront pas ménagés pour entretenir le sentiment que le « monde d’après » serait meilleur que l’actuel. On aura même vu, à la surprise générale, l’occupant du trône élyséen se répandre sur les « remises à plat » indispensables, les « souverainetés » à retrouver et les « solidarités » à restaurer. Il sera même allé jusqu’à vanter les « Jours heureux ». Évocation pathétique, s’agissant d’un personnage ayant jusqu’à présent ignoré à quel point la nation qu’il préside vibrait toujours au souvenir de la reconquête républicaine de la Libération et… des formidables avancées sociales et démocratiques qu’elle avait permises.

À bien y regarder, des dirigeants dont le cynisme n’a d’égal que la gestion à courte vue auraient-ils pu tenir un autre discours ? Les arguments ayant si longtemps vertébré la pensée unique néolibérale ne tombaient-ils pas l’un après l’autre, lorsqu’il était besoin de recourir à des solutions hétérodoxes afin de soutenir les entreprises, de prendre en charge le financement des dispositifs de mise en chômage partiel de millions de salariés, ou encore d’assurer en catastrophe la continuité des systèmes sanitaires ? 

Difficile, dans un pareil contexte, d’expliquer aux populations qu’il fallait réduire le périmètre des États, diminuer encore et toujours la dépense publique pour satisfaire aux prescriptions austéritaires du Fonds monétaire international ou de l’Union européenne, faire de la diminution de l’endettement public l’alpha et l’omega des choix gouvernementaux. Difficile également de se féliciter, comme il était courant de le faire auparavant, de la rémunération en augmentation constante des actionnaires des grands groupes, au moment précis où la nocivité des logiques financières se révélait au regard de chacun, à travers les catastrophes engendrées par les délocalisations et autres processus de désindustrialisation de pays comme le nôtre. 

D’autant plus difficile que, dans le même temps, les forces dont ces gouvernants servent fidèlement les intérêts laissaient éclater leurs profondes divisions devant un choc mondial qu’elles n’avaient pas anticipé. N’aura-t-on pas vu les premiers responsables des organisations patronales française, allemande et italienne se mettre à en appeler « à des politiques nationales fortes » s’appuyant certes « sur des baisses des impôts » mais également « sur des dépenses publiques » (Les Échos, 12 mai 2020). Les cadors de la Commission européenne, manifestement tétanisés par le « risque de dislocation de la zone euro » (pour reprendre les termes de Dominique Strauss-Kahn,  dans Les Échos du 18 juin 2020), en venir à pulvériser (du moins provisoirement…) le pacte budgétaire dont ils se voulaient pourtant les gardiens sourcilleux, pour mieux débloquer plusieurs centaines de milliards d’euros au profit d’un « fonds de relance » financé par emprunt sur les marchés financiers ? La Banque centrale européenne faire passer à 1350 milliards son programme de rachat de dettes sur les marchés, assouplissant simultanément ses orientations monétaires traditionnelles ? 

Pour qui s’est un peu intéressé aux théories économiques, ce sont les recettes de Keynes qui auront ici connu un réveil soudain : non, cela dit, pour fonder la relance sur la demande ou satisfaire à une certaine redistribution des richesses, mais pour mettre « quoi qu’il en coûte » la dépense publique au service de l’offre, autrement dit des besoins urgents du capital. On est toujours aussi loin de Marx, on est toujours dans une vision libérale de la gestion des sociétés, mais le changement de paradigme n’est pas pour autant anecdotique.  

LES « JOURS HEUREUX » NE NAISSENT JAMAIS D’UN CONSENSUS

Pour les classes travailleuses et populaires,  le brouillard aura néanmoins fini par se dissiper. Pas question de renoncer au programme de la présidentielle de 2017, nous aura donc expliqué Emmanuel Macron, tout en annonçant paradoxalement un tournant de son quinquennat. Les propos sirupeux adressés aux personnels des hôpitaux et des Ehpad au plus fort de la pandémie auront, dans la foulée, à l’occasion du « Ségur de la santé », laissé place à une série de manoeuvres misérables visant à diviser entre elles les catégories de soignants sur la question des salaires, à remettre en cause insidieusement les 35 heures, à opposer des réponses dilatoires à la revendication d’un plan massif de recrutement, ou à formuler de sourdes menaces sur le statut public futur des établissements. 

Les plans de licenciements et de fermetures d’entreprises auront, simultanément, commencé de s’abattre, assortis un peu partout de pressions patronales pour faire baisser les salaires, augmenter la durée du travail et flexibiliser au maximum celui-ci. Si le gouvernement français, pour ne prendre que lui et éclairer ce qu’il met dernière sa proposition de « nouveau pacte productif », aura bien débloqué des milliards d’euros pour soutenir des géants dans la tourmente comme Renault, Technicolor, Airbus ou Air France, les conditions n’en auront pas été l’arrêt de la distribution de dividendes faramineux aux actionnaires et la protection des emplois, mais une rationalisation destinée à rendre ces groupes plus compétitifs grâce des à des milliers de suppressions d’emplois, à la fermeture de sites ou à la liquidation de lignes aériennes. À noter qu’outre-Rhin, c’est une identique démarche qui se déploie : chez Lufthansa, compagnie ayant pourtant enregistré plus de neuf milliards d’euros de rentrées ces cinq dernières années, on voit aujourd’hui l’État fédéral sortir une somme équivalente sous forme de crédits et autres rachats d’actions, ce que la direction de l’entreprise aura immédiatement traduit par l’annonce de la suppression d’un emploi sur six. La réforme de retraites, qu’on avait cru un peu vite enterrée, aura elle-même ressurgi, promettant de nouveau au monde du travail des pensions substantiellement amputées et un âge de cessation d’activité reporté. 

Quant à la mobilisation de Mesdames Von der Leyen et Lagarde depuis leurs fauteuils de Bruxelles et Francfort, à celle également de Madame Merkel et de Monsieur Macron contraints de s’opposer aux intégristes de la rigueur budgétaire lors du dernier sommet européen, elles n’auront pas engagé l’UE dans un changement de direction. Outre qu’elles restent loin des 2000 milliards demandés par le Parlement européen pour se hisser à la hauteur des enjeux sociaux et écologiques du moment, elles ouvrent en effet le chemin à de nouvelles prescriptions austéritaires pour les États qui solliciteront le « fonds de relance » continental, comme à une étape supplémentaire franchie dans la direction d’un fédéralisme européen. Ce mouvement aura été particulièrement perceptible à travers la volonté des instances communautaires de pouvoir désormais recourir à des mécanismes fiscaux s’affranchissant toujours plus de la souveraineté des nations. 

Bref, l’union nationale ne s’est pas substituée à la lutte des classes. De la tourmente qui l’agite présentement, il est infiniment probable que le capitalisme sortira avec des formes de domination profondément renouvelées. N’est-ce pas, d’ailleurs, à un moment-charnière, où les anciens équilibres politiques font eau de toute part sans pour autant que le neuf surgisse encore, que répond, dans notre pays, la désignation du gouvernement dirigé par Monsieur Castex ? Sa feuille de route revendiquée ne consiste-t-elle pas, en effet, à reprendre à marche forcée la mise en oeuvre d’un modèle à la faillite pourtant évidente, tout en promettant à nos concitoyens de réparer les dégâts causés par les trois premières années du quinquennat ? Ne peut-on, au demeurant, en dire autant du « Green New Deal », un capitalisme intégrant une dose de conversion écologique des économies européennes, qui ne dépasse pas le stade des incantations faute de recueillir l’assentiment des puissances financières et de s’intégrer à une vision globale autant que cohérente de l’avenir ? 

En clair, la dynamique de la globalisation marchande et financière, telle que nous la vivons depuis quelques décennies, interdit aux fractions du capital qui en sont les principales bénéficiaires d’imaginer la moindre évolution dans le sens d’un « compromis social »  à l’image de celui qui avait vu le jour lorsque la France se débarrassa de l’occupation hitlérienne. Attendons-nous, dès lors, à ce que les secteurs capitalistes dominants s’efforcent d’aller au bout de la logique dont ils tirent leur toute-puissance, aussi destructrice puisse-t-elle être. À sa manière, en fin connaisseur du monde des marchés, Patrick Artus, de Natixis, décrit parfaitement le choc auquel il faut nous préparer : « Le monde de l’entreprise ne voudra pas que le modèle néolibéral soit remis en cause, tandis que le monde politique et les opinions voudront massivement soutenir des demandes de hausse de salaire… » (Le Monde, 2 mai 2020).

Pour celles et ceux qui, à l’instar de Laurent Berger ou Yannick Jadot, se hasardent dorénavant à cosigner des tribunes avec de hauts représentants de la classe possédante, avec la noble intention affichée de faire avancer l’idée d’un mode de développement plus social et écologique, la leçon vaut d’être méditée. Jamais les détenteurs du pouvoir économique et politique ne se seront laissés convaincre, consensuellement, de renoncer à une partie de leurs privilèges. Les « Jours heureux », proclamés par le programme du Conseil national de la Résistance en 1943, n’auraient pu se concrétiser sans le rapport de force construit dans la lutte armée clandestine, rien de moins, par un mouvement ouvrier majoritairement influencé par le Parti communiste français. C’est la menace que la libération nationale se transforme en révolution sociale qui aura donc amené les puissants de l’époque à conclure le fameux « pacte de la Libération ». Demain autant qu’hier, par conséquent, tout va dépendre de la capacité du mouvement populaire à faire prévaloir ses propres solutions à la crise, grâce à ses mobilisations et aux formes d’organisation démocratiques qu’il leur donnera sur tout le territoire.

LA CRISE DE LA GLOBALISATION EST MAINTENANT OUVERTE

L’affrontement de classe va, au fil des prochains mois, se faire d’autant plus âpre que le capitalisme, financier et mondialisé à l’extrême comme il l’est, entre dans la zone des tempêtes. À en croire les dernières prédictions du FMI, le produit intérieur brut mondial devrait reculer de 4,9% cette année, l’estimation atteignant 8% en moyenne pour les pays industrialisés et 12,5% pour la France. Plus généralement, l’économie de la planète devrait subir une perte cumulée de 12 500 milliards de dollars sur 2020 et 2021. Et voici que l’Insee en vient à estimer à près d’un million le nombre de nouveaux chômeurs que comptera notre pays à la rentrée prochaine, tandis que, pour les 37 pays développés qui en sont membres, l’Organisation de coopération et de développement économique table sur plus de 30 millions d’emplois détruits sur cette seule année.

En d’autres termes, le monde se trouve à présent plongé dans une récession d’une ampleur inconnue depuis la Deuxième Guerre mondiale, pour ne pas dire la secousse historique de 1929. L’envolée du chômage de masse s’accompagne de déficits flirtant dorénavant avec les 16,5% du PIB des pays industrialisés, d’un endettement public s’envolant au-delà des 130%, d’un état financier des collectivités territoriales devenant dans notre Hexagone franchement dramatique dans ce contexte et, surtout, d’une bulle des dettes privées (encouragée par l’abaissement des taux directeurs ou le déversement d’une masse impressionnante de liquidités sur les marchés) menaçant maintenant d’éclater à tout instant. On s’explique donc parfaitement les raisons pour lesquelles États et banques centrales, au premier rang desquels notre propre équipe dirigeante, n’auront pas hésité à débourser quelque 10 000 milliards de dollars pour éviter que la catastrophe intervienne en pleine séquence épidémique.

Contrairement à ce que laissent entendre les « décideurs » politiques ou financiers, le scénario d’une relance qui succéderait à la plongée et permettrait de retrouver très progressivement la croissance s’apparente à un conte de fées. Car la pandémie du Covid-19 n’aura été que le révélateur et l’accélérateur des contradictions minant le système en son coeur.

Inutile pour moi de m’appesantir sur cette dimension que d’autres ont déjà analysée avec pertinence. Disons simplement que l’on assiste à des phénomènes cumulatifs, qui auront vu le choc sanitaire ouvrir en grand la crise économique majeure qui se profilait, laquelle menace de se transformer en secousse financière incomparablement supérieure à celle de 2007-2008, tout en provoquant sur l’ensemble du globe un effet de souffle social ravageur.

À l’inverse de ce que l’on aura dit et répété aux peuples, l’économie réelle ne se sera, en réalité, jamais remise du krach survenu dès la première décennie du XXI° siècle. Le renflouement d’institutions bancaires ébranlées à la suite de l’épisode des subprimes n’aura, au contraire, fait qu’encourager la sphère financière à se lancer dans une nouvelle et démentielle fuite en avant spéculative. Pour cette raison, c’est un édifice particulièrement fragilisé qui se sera vu percuté par la mise à l’arrêt de l’activité en ce début d’année. 

Aussi, les dispositions adoptées par les pouvoirs politiques et les banquiers centraux — qu’il s’agisse de la garantie des prêts bancaires des entreprises, de l’injection massive de liquidités pour soutenir les marchés financiers, ou de la prise en charge de la rémunération des salariés mis en chômage partiel — ne pouvaient-elles résoudre aucun des problèmes structurels qui préexistaient à la crise sanitaire. Michel Husson, bien avant le séisme de ce printemps, pointait très justement cet enchevêtrement de facteurs conduisant assez logiquement à la crise de la globalisation néolibérale. Il soulignait « l’implosion de tous les dispositifs mis en place (mondialisation, financiarisation, exploitation accrue, inégalités, endettement etc.) qui étaient nécessaires pour garantir les taux de profit en dépit de (…) gains de productivité déclinants » (in préface à Stavros Tombazos, Crise mondiale et reproduction du capital, Page 2-Syllepse 2019). 

Le capital, on l’a vu, va maintenant s’employer à sortir de cette épreuve par les moyens les plus traditionnels, c’est-à-dire en en faisant payer le coût aux peuples. Il poussera au versement inconditionnel d’aides publiques aux entreprises ; il satisfera avec plus d’empressement que jamais la rémunération des actionnaires — à l’image du groupe l’Oréal, où la famille Bettencourt-Meyers n’aura pas hésité à se verser 785 millions en pleine épidémie, ou du clan Dassault empochant quant à lui la coquette somme de 75 millions, sans parler du patrimoine des 500 premières fortunes tricolores qui accusent une progression de 3% par rapport à 2019 ; il exhortera à renforcer la compétitivité et l’attractivité des firmes en réduisant encore les cotisations sociales et les impôts à la production ; il s’attaquera avec violence aux droits des salariés, afin de faire baisser les salaires et d’augmenter la durée du travail, l’objectif étant de redresser les taux de profit et de retrouver des gains de productivité en recul depuis un certain temps ; il appellera à réduire toujours plus la dépense publique et cherchera à s’affranchir des quelques contraintes écologiques auxquelles il avait dû consentir dans le passé. 

À ce propos, le veto opposé par le président de la République à l’une des propositions phares de la Convention citoyenne sur le climat, à savoir la modeste taxation des dividendes à 4% pour les entreprises en distribuant plus de 10 millions, est des plus significatifs de l’état d’esprit qui prévaut au sein de la haute bourgeoisie de notre pays. Tout comme l’entretien accordé par le ministre Le Maire au Journal du dimanche du 26 juillet : s’il proclame vouloir relancer « l’économie par l’écologie », ce sont aux vieilles recettes éculées de l’austérité qu’il fait appel lorsqu’il assène que « la dette devra être remboursée. Elle ne le sera pas par des augmentations d’impôts (en s’attaquant par exemple aux revenus financiers des entreprises, c’est moi qui souligne), mais par la croissance nouvelle et par la bonne gestion des finances publiques »

Le problème vient du simple fait que cette réponse ne tardera pas à  engendrer des retombées explosives. Entre l’accroissement du chômage, les conséquences des suppressions de postes dans les grandes firmes et leur impact dramatique sur le tissu des sous-traitants, la stagnation voire la diminution de la consommation des ménages que ne viendra compenser aucune « stratégie exportatrice » puisque nos principaux « partenaires » commerciaux se trouvent pris dans le même tourbillon, le libre-échangisme débridé que les dirigeants allemands (qui se retrouvent pour six mois à la présidence de l’UE) veulent manifestement relancer au prix d’un redémarrage mortifère des concurrences intra et extra-européennes, le creusement des inégalités et l’essor d’une précarité de masse, l’absence de réponse à la hauteur du défi écologique et climatique posé à l’humanité, c’est une authentique catastrophe qui se dessine. Avec son cortège de liquidations d’emplois, d’accélérations des processus de désindustrialisation, de démantèlements de services publics essentiels au vivre-ensemble comme à l’égalité entre citoyens et territoires, d’étranglements des droits sociaux autant que de la liberté des salariés et des populations de s’y opposer, de destructions infligées aux écosystèmes… 

QUAND LE CHOC ENGENDRE LES PRISES DE CONSCIENCE

Voilà une leçon de la grande épopée humaine : les épidémies qui frappent le globe depuis la nuit des temps marquent souvent des bifurcations d’histoire. Elles provoquent de véritables mutations du champ idéologique, elles transforment la perception de ce qui environne les individus, elles modifient les rapports de ces derniers à la communauté des humains. La pandémie présente du Covid-19 ne fait pas exception. 

Le virus auquel nous nous trouvons présentement confrontés agit même comme un impressionnant révélateur : du creusement incessant des inégalités ; de l’affaiblissement des services publics qui permettent à tout un peuple de faire nation ; du désarmement d’autant plus patent de l’État, sous la pression de l’idéologie néolibérale, que depuis l’épidémie du Sras en 2003, l’alerte avait été donnée à d’innombrables reprises (par l’Institut Pasteur, la Fondation Mérieux, l’Inserm, l’Anses, l’Inria, le CNRS ou encore l’Armée de Terre) ; de la vassalisation des administrations, inaptes à assurer leurs missions d’intérêt général dès lors que, dans l’ordre actuel du monde, le marché est supposé tout régir de sa « main invisible » ; de la déconnexion des gouvernants vis-à-vis de la réalité sociale, et de leur impuissance consentie face aux « techniciens », ceux-ci ayant ces derniers mois revêtus la blouse blanche des grands corps mandarins de la médecine, à moins qu’ils n’aient directement représenté les laboratoires pharmaceutiques.

Cela a été dit, mais il se révélait fort utile de relire, en ces semaines anxiogènes, ce qu’écrivait l’immense historien Marc Bloch devant une débâcle d’un autre genre, celle de 1940 : « Les états-majors ont travaillé avec les instruments que le pays leur avait fournis. Ils ont vécu dans une ambiance psychologique qu’ils n’avaient pas tout entière créée. Ils étaient eux-mêmes ce que les milieux humains dont ils tiraient leur origine les avaient faits et ce que l’ensemble de la communauté française leur avaient permis d’être » (in L’Étrange Défaite, Folio Histoire 2012). 

Sous ce rapport, cette crise aura représenté un moment essentiel de prise de conscience pour des millions d’hommes et de femmes. Ceux-ci auront réalisé à quel point les sociétés ne fonctionnent pas sans ces « premiers de corvée » que les oligarchies possédantes ignorent avec mépris en temps ordinaire. Ils auront reçu confirmation de ce qu’ils devinaient (et exprimaient d’ailleurs par leurs votes ou leurs luttes) : les dogmes célébrant l’omnipotence de la finance, l’austérité à perpétuité ou la « concurrence libre et non faussée », qui se sont imposés aux politiques publiques, singulièrement à l’échelle de l’Union européenne, conduisent dans une impasse mortifère. Ils auront perçu à quel point ce qu’on leur présentait hier comme des postulats indépassables de la « science » économique, par exemple l’inexistence de marges de manoeuvre d’États décrétés en faillite, se trouvait soudainement balayé par les colossaux moyens débloqués par les mêmes États pour faire face à l’urgence. Ils auront été amenés à un début salutaire de remise en question du consumérisme à outrance et de l’individualisme égoïste, dans le même temps qu’ils auront saisi combien les humains constituaient une communauté de destin qui pouvait voir cinq millions des siens atteints par la maladie, tandis que quatre milliards d’individus se trouvaient au total reclus dans le confinement.

Cela explique l’immense défiance dont, dans l’Hexagone, le pouvoir aura été l’objet (inutile de s’attarder plus que de raison sur les cotes de popularité, forcément versatiles, de chefs de gouvernement à tel ou tel moment de leur gestion d’une épreuve de cette ampleur, elles ne reflètent pas la profondeur de la rupture entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas », le second tour des élections municipales dans notre pays vient de le rappeler). Elle aura, tout particulièrement, permis ces initiatives de solidarité venus du pays profond ; ou ces actes de résistance syndicale qui se seront saisis des réseaux sociaux lorsque cela demeurait le seul instrument disponible pour défendre les droits des salariés ; sans parler plus généralement de cette utilisation du numérique à des fins culturelles ou pour retisser du lien social,  ce qui sera parvenu à desserrer quelque peu l’étau des dynamiques de marchandisation. Elle aura encore fait surgir des convictions largement partagées : sur les enjeux que représentent le système public de santé ou, plus généralement, les services publics ; sur le besoin de restituer à la France sa souveraineté politique, économique, sanitaire, industrielle, alimentaire ; sur l’impératif retour à des politiques volontaristes, à un État n’hésitant pas à se faire stratège et à réaliser des incursions dans la propriété privée des grands moyens de production chaque fois que l’intérêt général se trouve en jeu, par exemple en se réappropriant des secteurs d’activité essentiels au développement du pays ; sur la refondation, apparaissant chaque jour plus incontournable, d’une République pleinement démocratique et en revenant effectivement à la visée sociale qu’elle aura héritée de notre Grande Révolution…

CE RAPPORT DE FORCE QUI EST (TOUJOURS) À RECONSTRUIRE

Reste à traduire ce changement de climat en conquêtes, immédiates et de plus long terme. Sachons, à cet égard, faire preuve de lucidité : le chemin sera encore long et escarpé. La peur, qui a tout entière saisi la société, conjuguée à la nécessité de se protéger de possibles contaminations de la part du voisin, peuvent nourrir mouvements de repli et réflexes de méfiance envers l’Autre. Ce qui est de nature à miner les engagements collectifs si nécessaires par ces temps troublés. L’avertissement d’Edgar Morin n’en prend que plus de poids. Deux voies s’avèrent en effet envisageables, sans que l’on puisse à cette étape préjuger laquelle s’ouvrira in fine : « La crise dans une société ruine des certitudes et provoque la contestation de l’incontestable ; elle suscite dès lors deux processus contradictoires. Le premier stimule l’imagination et la créativité dans la recherche de solutions nouvelles. Le second est soit la recherche de retour à une stabilité passée, soit l’adhésion à un  salut providentiel. Les angoisses provoquées par la crise suscitent la recherche et la dénonciation d’un coupable » (in Changeons de voie, les leçons du coronavirus, Denoël 2020).

Ces pulsions régressives sont même propres à réveiller des interprétations mystiques, de grands effrois millénaristes, des théories complotistes. Ne voit-on pas, déjà, d’estimables personnalités écologistes nous expliquer qu’un virus frappant presqu’en même temps tous les continents serait une sorte de punition que la nature déchaînerait contre l’espèce humaine pour se venger des outrages qu’elle subit ? N’entend-on pas quelques fous de Dieu, heureusement isolés à ce stade, suggérer à la manière des religieux du Moyen-Âge que cette nouvelle peste serait un avertissement divin, invitant les Hommes à expier la distance dans laquelle ils ont tenu le sacré ? Les fameux réseaux sociaux ne se voient-ils pas envahis de sinistres thèses attribuant, pêle-mêle, la pandémie à une conspiration de scientifiques, de Juifs ou d’Asiatiques (évidemment communistes) ? Jusque dans le rangs d’une certaine ultragauche, n’assiste-t-on pas à la prolifération d’âneries, telle celle qu’exposait récemment le philosophe Giorgio Agamben : « Il semblerait que, le terrorisme étant épuisé, comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour les étendre, au-delà de toutes les limites » (Philosophie-Magazine, avril 2020) ?

On n’en mesure que mieux la réalité du rapport des forces. Le mouvement ouvrier sera entré dans cette nouvelle période, affaibli socialement par les échecs majeurs essuyés au fil des années passées, éprouvé idéologiquement par les ravages que lui aura causé le social-libéralisme, profondément divisé aux plans syndical autant que politique, aussi largement impréparé à la crise tumultueuse de la globalisation capitaliste qu’au défi écologique et climatique. Alors qu’il avait pu, face au krach de 2007-2008, se retrouver sur un début d’alternative à un système en pleines turbulences, (l’ensemble des organisations syndicales avaient, à l’époque, su marquer leur convergence autour de propositions offensives), on n’assiste à rien de tel aujourd’hui. Et si les nombreuses tribunes publiées ces derniers temps, ou un appel comme « Plus jamais ça », cosigné par des représentants d’ONG ou de forces syndicales, apparaissent comme autant de promesses, celles-ci restent à concrétiser.

Soyons vigilants aux phénomènes de découragement, de désespérance, de rejet de la politique, d’où peuvent surgir toutes les aventures, pulsions « dégagistes », tentations autoritaires, voire dérives fascisantes. L’objectif n’en apparaît que plus clair : offrir un débouché à la colère, travailler aux mobilisations collectives à même de restaurer la confiance en lui du monde du travail, proposer à ces engagements un contenu de haut niveau, favoriser la confluence de toutes les forces disponibles — associatives, syndicales, politiques ou simplement citoyennes — dans l’action et sur des éléments de changements profonds. 

ÊTRE RADICAL PARCE QUE LA SITUATION EST RADICALE 

C’est bien à un défi de civilisation que nous avons affaire. Il pré-existait à l’actuelle pandémie, qui n’en aura été que la plus radicale des manifestations. Edgar Morin, encore lui — on me pardonnera de le citer de nouveau, mais par-delà ce qui me sépare de sa vision des choses, ses fulgurances de pensée sont précieuses pour la réflexion progressiste —, le résumait de cette formule : « Nous vivons à la fois la crise du Passé, la crise du Futur, la crise du Devenir » (« La Terre, astre errant », in Au Rythme du monde, Archipoche 2015). Au même, j’eus d’ailleurs pu emprunter le concept de « menace damocléenne » qui se voit « introduite dans la biosphère » (« L’ère damocléenne, op.cit.). 

Si le diagnostic est valide, ce que nous sommes nombreux à penser, on ne saurait se contenter de simples aménagements des logiques jusqu’ici dominantes. D’autant que l’on voit combien lesdits aménagements, aussi limités soient leur portée, se heurtent à la farouche résistance de classes possédantes ne s’accommodant pour cette raison d’aucun rééquilibrage de leur toute-puissance. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’une politique de rupture. 

Un mot à ce propos. Nombre d’éminents auteurs se réclamant de la pensée de Marx ont insisté, à la faveur des événements de ces derniers mois, sur la nécessité de penser « l’après-capitalisme ». Bernard Vasseur aura notamment écrit : « Remettre sur ses pieds un monde qui marche sur la tête, Marx appelait ça le communisme, une société sans classe, une civilisation inédite, une humanité qui se saisit de son histoire et la transforme » (L’Humanité, 2 juin 2020). D’une autre manière, Slavoj Zizek en arrive à une identique conclusion lorsqu’il en appelle à « un communisme du désastre en tant qu’antidote au capitalisme du désastre » (Libération, 2 juillet 2020). L’un et l’autre ont évidemment raison, et le centième anniversaire de la fondation du Parti communiste, à la suite de la première barbarie mondialisée du XX° siècle et dans le prolongement de l’Octobre russe, nous appelle à mettre en chantier le manifeste communiste du XXI° siècle, le projet de société que requiert, aujourd’hui pas moins qu’hier, un tournant de l’histoire. 

Reste que la réponse à la crise multiforme qui secoue la planète ne peut se construire à cet unique niveau. Si le communisme est une visée à conjuguer au présent, le facteur subjectif, c‘est-à-dire la conscience de sa nécessité, n’est pas encore au rendez-vous. Pour que toutes les énergies disponibles se mettent en branle, pour que le mouvement populaire — sans lequel aucune avancée n’est imaginable — se trouve en mesure de construire à partir de ses luttes immédiates et concrètes une perspective à la hauteur de ses aspirations, une offre programmatique ambitieuse doit être portée dans le débat public. À rebours, naturellement, de ce réalisme gestionnaire qui a conduit notre camp à tant de désillusions et de défaites, mais pour lui opposer un autre réalisme, authentiquement transformateur celui-là, créant les conditions d’une redistribution générale des cartes, d’un nouveau modèle de société. 

C’est ce que, pour ma part, je mets ici derrière l’idée de politique de rupture. Pour signifier que nous en arrivons au moment de choix fondamentaux. Aussi fondamentaux, quelque part, que ceux évoqués par Lénine, en juillet 1917, dans sa proposition de programme pour la Russie, laquelle cherchait à prendre appui sur ce qui était devenu l’évidence pour le grand nombre afin de dessiner un chemin d’affrontement avec l’ordre existant. « Il suffit d’un minimum d’attention et de réflexion, écrivait-il, pour se convaincre qu’il existe des moyens de combattre la catastrophe et la famine, que les mesures à prendre sont tout à fait claires, simples, parfaitement réalisables, pleinement à la mesure des forces du peuple, et que si ces mesures ne sont pas prises, c’est uniquement, exclusivement parce que leur application porterait atteinte aux profits exorbitants d’une poignée de grands propriétaires fonciers et de capitalistes » (« La Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer », in Oeuvres complètes, tome 25, Éditions sociales/Éditions de Moscou 1960). L’analogie entre les deux situations n’est bien sûr pas de mise, notre Hexagone ne connaissant pas une configuration pré-révolutionnaire. À ceci près que la politique est aussi, et peut-être d’abord, l’art de se préparer aux accélérations soudaines, aux tournants brusques, aux retournements inattendus, bref… à l’imprévisible. C’est cette démarche qui vient de sous-tendre l’élaboration par le PCF d’un projet de programme pour la France, intitulé Construisons la France en commun, formons une union populaire agissante.

LES QUATRE BATAILLES QUI FERONT UNE POLITIQUE DE RUPTURE

Nous entrons dans une période entièrement nouvelle. Dont les paramètres vont être bouleversés et dont les lignes de clivage idéologiques vont se trouver sérieusement bousculées. Il est illusoire, dans un tel contexte, de vouloir reproduire les schémas du passé, de croire par exemple qu’il suffirait d’appels généraux à l’union, d’échanges entre états-majors ou de discussions limitées aux forces politiques, pour effacer des divisions qui viennent de loin. Sans parler de cette nouvelle tentation hégémonique que recouvre souvent la prétention à ériger un « paradigme écologique », toujours assez brumeux, en martingale assurée pour l’entrée de notre camp dans la modernité. 

La perspective transformatrice qui manque si cruellement à la France nécessitera le plus large rassemblement, un programme politique à même de réveiller l’espoir, une détermination sans faille à retrouver la confiance de celles et ceux qui se retrouvent dans une telle souffrance qu’ils ne votent plus ou nous regardent désormais avec méfiance. Mais elle naîtra d’abord d’une dynamique englobant partis, militants du mouvement social, structures citoyennes présentes sur tout le territoire, acteurs du monde de la recherche intellectuelle et de la création artistique. Il lui faudra s’enraciner dans les mobilisations de terrain, en relayer les exigences, les aider en retour à porter une cohérence globale, nourrir à partir de là les propositions avancées dans l’objectif d’un changement radical. 

Pour dire les choses autrement, il nous incombe d’imaginer le Front populaire de ce XXI° siècle, cette union dans l’action dont aura parlé le dernier congrès du PCF, apte à catalyser toutes les énergies disponibles et à favoriser les engagements collectifs. Les axes qu’il mettra en avant, à partir des luttes de résistance et de conquête aux plans local ou sectoriel, en cherchant à les faire converger en une contre-offensive politique en faveur d’un autre modèle de développement, socialement juste et écologiquement soutenable, devront à mon sens se structurer à partir d’une quadruple bataille.

La bataille de la Raison, tout d’abord. Parce que la peur engendre les replis et que le sentiment d’impuissance devant des événements apparemment immaîtrisables fait le jeu des obscurantismes et des fanatismes de toute sorte, être de gauche implique de livrer pied à pied le combat de la rationalité. Car c’est toujours celui-ci qui aura libéré les consciences. Un désastre tel que nous le vivons n’est pas à imputer à l’Homme ou à ses moeurs dissolues, mais à l’organisation sociale qui aura empêché de le conjurer. 

Si l’ordre dominant n’a pas créé les virus, et si les pouvoirs en place n’ont pas inventé les dangers que ceux-ci représentent, c’est bel et bien la logique capitaliste-productiviste, mue par la recherche du profit maximal à court-terme, qui a favorisé l’émergence de toute une série de virus, d’Ebola à Corona. Il paraît aujourd’hui à peu près certain que sont en cause, dans le franchissement de la barrière des espèces, la dérégulation des écosystèmes, les atteintes permanentes à la biodiversité, les politiques de déforestation systématisées, l’agriculture intensive, l’industrialisation de l’élevage animal, la propension de l’agrobusiness à piller les ressources des pays les plus pauvres et à s’accaparer le marché alimentaire mondial. 

La bataille de classe, ensuite. À mesure que se développait la mondialisation néolibérale, une bourgeoisie de plus en plus concentrée (ces fameux 1% de détenteurs des deux tiers de la richesse économique et financière mondiale) n’aura pas fait mystère de son intention de livrer à l’immense majorité de l’humanité la plus impitoyable des guerres sociales. Warren Buffet (lui-même pesant ses 90 milliards de dollars) ne se vantait-il pas d’appartenir à la classe ayant relancé la lutte des classes et l’ayant remportée, dans une retentissante interview au New York Times en 2006 ? Dans la foulée, un peu partout, à très peu d’exceptions près, les équipes gouvernantes se seront mises, sans vergogne, à appliquer les mêmes recettes, au bénéfice des ultrariches. En France, terre de rébellions et d’insurrections, les présidents successifs n’auront fait qu’exacerber la polarisation du pays, on l’aura vu avec le mouvement des « Gilets jaunes ». Une chose a néanmoins changé, avec l’épidémie du Covid-19. Cette fois, les populations n’auront pas simplement été renvoyées à leurs colères, elles auront fait l’expérience qu’une nation ne fonctionnait pas sans ce monde du travail, majoritaire parmi les actifs d’un pays comme le nôtre, qu’en haut lieu on n’avait de cesse, jusqu’alors, de rendre invisible à lui-même comme à la société tout entière. 

Être de gauche, c’est par conséquent, de nouveau, oser construire les processus politiques en se revendiquant de cette lutte de classe qui, seule, permet de porter jusqu’au bout l’ensemble des aspirations à l’émancipation, y compris l’aspiration écologique. Rien n’est possible, écrit très justement le philosophe Jacques Bidet, « qu’à partir de la force d’en bas, celle du commun du peuple, dépourvu des privilèges et des intérêts de la propriété capitaliste et de la nomenclature élitaire. C’est cette ‘’classe fondamentale’’ qui seule porte en elle la capacité écologique : celle d’engager des politiques de sobriété et d’égalité qui fassent reculer tout à la fois l’infinitude mortifère du capital et la démesure de la (soi-disant) élite. Le combat écologique, c’est d’abord une lutte de classe » (L’Humanité, 6 juillet 2020).

La bataille de la déglobalisation, encore. Elle n’est pas à confondre avec ce que d’aucuns mettent derrière le terme de « démondialisation », notion suffisamment confuse pour paraître englober le mouvement historique d’interpénétration des économies, de recherche d’une communauté de destin entre les habitants de la planète, d’échanges culturels entre les peuples. La globalisation, telle qu’elle s’est vue façonnée par le projet néolibéral, s’avère, selon l’appréciation d’Alain Supiot, que je fais mienne, ce « processus d’avènement d’un marché total, qui réduit l’humanité à une poussière de particules contractantes mues par leur seul intérêt individuel, et les États à des instruments de mise en oeuvre des ‘’lois naturelles’’ révélées par la science économique, au premier rang desquelles l’appropriation privative de la terre et de ses ressources » (Alternatives économiques, mai 2020). Pour cette raison, elle ne saurait être rendue juste par des politiques plus redistributives, plus démocratiques, ou plus « vertes ».

Être de gauche, c’est donc impérativement vouloir briser ce mécanisme fatal. Ce qui ne sera possible, dans un premier temps du moins, qu’à partir des nations recouvrant leur souveraineté, afin de permettre à leurs peuples de se lancer à l’assaut de la domination du capital. C’est ainsi qu’il deviendra possible de sécuriser tous les moments de la vie des individus, de reconstruire et de démocratiser des services publics répondant aux besoins les plus essentiels des citoyennes et citoyens, de s’approprier les secteurs stratégiques de l’économie, de prendre le pouvoir sur les banques afin de réorienter l’argent en direction d’investissements sociaux et environnementaux, de relocaliser les productions et d’opérer une véritable reconquête industrielle trouvant sa dynamique nouvelle dans la conversion écologique de l’outil productif… Loin d’entraîner des replis égoïstes et chauvins, cet affrontement avec la globalisation marchande et financière sera la condition de la mise en place de de coopérations solidaires, à l’échelle de l’Europe où il est grand temps de tourner la page des traités de déréglementation et de casse sociale, comme de toute la planète où viennent à l’ordre du jour de nouvelles institutions au service d’un autre ordre du monde. Comme l’écrit encore Supiot, il est temps d’ouvrir la voie à « un monde humainement vivable qui tienne compte de l’interdépendance des nations tout en étant respectueux de leur souveraineté et de leur diversité ».  

La bataille de la démocratie, enfin. S’il est une demande qui se sera puissamment exprimée ces derniers mois, c’est bien celle du droit à savoir, contrôler et décider. Chez les citoyens, être tenus dans l’ignorance des choix effectués au sommet des États, voir constamment le suffrage universel bafoué par une poignée d’importants et de sachants, avoir le sentiment que la politique ne permet plus d’influer sur le cours des choses alimentent les crises politiques qui secouent un nombre croissant de pays, à commencer par le nôtre. Être de gauche, en ce siècle plongé dès ses débuts dans le chaos, c’est reprendre à notre compte l’exhortation de Jaurès à pousser la République jusqu’au bout, de l’entreprise à l’État. Par la mise en oeuvre d’une authentique démocratie sanitaire, qui ait pour premier souci de protéger les populations, recense les urgences, choisisse les priorités, affecte les moyens disponibles en fonction des nécessités, mette un terme à la gabegie et au désordre entretenus par l’idéologie du marché libéré de toute contrainte… Par une démocratie économique et sociale, qui mobilise vraiment la société, qui réoriente l’industrie et ses filières en fonction des besoins (faut-il, ici, redire ce que nous ont coûté les retards accumulés dans la mise à disposition de masques, de gel, de blouses pour les soignants, de tests et de respirateurs ?), qui remette en activité les entreprises sacrifiées par des décisions purement financières, qui engage un grand mouvement de planification de la production, qui intervienne sur le pouvoir des banques, qui fasse au quotidien appel à l’expertise des travailleurs… Par la démocratie politique, tant il est vrai que nos concitoyens étouffent littéralement dans ce carcan qu’est une V° République qui n’aura jamais autant mérité son appellation de monarchie présidentielle. 

Une fois de plus, c’est la grande question posée par les mouvements populaires depuis toujours qui resurgit : qui dirige ? La minuscule caste qui, parce qu’elle possède, s’arroge la faculté d’imposer sa loi injuste à la société, ou le très grand nombre que les révolutions du passé ont décrété souverain face à toutes les tyrannies ? Ce n’est pas pour rien que Marx et Engels résumaient l’essence profondément démocratique du communisme en parlant, dans leur célèbre Manifeste, du mouvement « de l’immense majorité au profit de l’immense majorité »

J’en termine, conscient d’avoir été très long, ce qui ne s’explique que par ma trop longue absence. Au fond, tout nous ramène, ces jours-ci, à l’intuition de Walter Benjamin, en un temps où s’accumulaient sur l’horizon de fort sombres nuages : « Il faut fonder l’idée de progrès sur l’idée de catastrophe. Que ‘’les choses continuent comme avant’’ : voilà la catastrophe » (in Baudelaire, La Fabrique 2013).

PS. Au moment où j’achevais cette réflexion, sera tombée l’annonce de la disparition de Gisèle Halimi. L’essentiel de la presse y a réagi en soulignant quelle figure de proue du combat féministe pour l’égalité elle était. À juste titre, naturellement. Pour l’avoir côtoyée à d’innombrables reprises, pour avoir encore et encore sollicité sa signature au bas d’appels et pétitions, pour lui avoir proposé de monter sur tant de tribunes en faveur des causes les plus essentielles, je veux à mon tour déposer mon hommage. À l’avocate anticolonialiste, qui arracha des combattants de l’indépendance algérienne à la mort qui leur était promise de la part des tribunaux français de l’époque…  À ce repère dans le champ de la gauche, dont beaucoup de choses pouvaient me distinguer, mais qui sut ne pas renoncer à son esprit critique et ne pas consentir aux renoncements mesquins. À la femme qui ne se déroba jamais à ce combat sans cesse recommencé pour sortir l’Europe des rets de l’injustice organisée contre les peuples. À la militante qui, parce qu’elle fondait aussi ses engagements dans le judaïsme des Lumières, se tenait fermement au côté du peuple palestinien, lâchant même à ses bourreaux : « Le monde n’a-t-il pas espéré que la Shoah marquerait la fin définitive de la barbarie ? » Tu vas nous manquer, chère Gisèle.






Christian_Picquet

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