Au-delà des polémiques sur “l’islamo-gauchisme”, les pièges de l’identitarisme

En ces temps de confusions extrêmes, il fallait bien qu’une nouvelle éminence macronienne vînt un peu plus empuantir le climat hexagonal. Madame Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, aura manifestement voulu son quart-d’heure de notoriété en expliquant, sur le plateau de CNews, que « l’islamo-gauchisme » gangrénait dorénavant l’université, qu’un nombre préoccupant de chercheurs et d’enseignants confondait sciemment son travail d’investigation scientifique avec une action de propagande dès le départ orientée, et qu’il convenait de confier au CNRS la tâche d’enquêter sur ces dérives supposées. De quoi immédiatement enclencher une polémique qui, envenimée par des événements telle la dénonciation publique de certains enseignants sur le campus de Sciences-Po Grenoble, n’aura cessé d’enfler au fil des jours. Détracteurs de « l’islamo-gauchisme » et pourfendeurs autoproclamés de « l’islamophobie » auront alors pu s’écharper devant les caméras, la grande perdante de cette prétendue querelle intellectuelle étant… une gauche empêtrée dans ses silences et ses divisions, s’enfonçant chaque jour davantage dans ses désorientations. La joie mauvaise des thuriféraires de la politique du Prince dit assez à qui profite ce énième crime contre la pensée critique, un David Revault d’Allonnes soulignant par exemple, avec le plus parfait cynisme, que « c’est aujourd’hui la principale ligne de fracture au sein de la gauche. Bien plus clivante que son rapport à l’économie de marché » (Le Journal du dimanche, 21 février 2021).

Évacuons immédiatement la controverse lancée par Frédérique Vidal. Cette dernière a théoriquement en charge la défense de l’indépendance des hommes et des femmes placés sous son autorité, afin de garantir le pluralisme qui fait la grandeur de notre université depuis des lustres, exceptées les heures les plus noires de notre histoire, lorsque la recherche française se voyait par exemple muselée par un régime au service de l’occupant hitlérien. En annonçant vouloir commanditer une enquête sur « l’islamo-gauchisme » à l’université, elle s’est clairement située en rupture avec cette tradition de libertés académiques. 

Il est, au demeurant, savoureux de voir une membre de l’exécutif s’inquiéter des recherches « qui portent sur le post-colonialisme », quand c’est l’hôte de l’Élysée en personne qui importa dans le discours officiel des éléments de langage tout droits sortis de cette école de pensée. C’était le 22 mai 2018, à l’occasion d’un colloque sur les banlieues, Emmanuel Macron n’avait pas hésité à fustiger le « mâle blanc de plus de 50 ans », partageant même cette aversion avec des personnages flirtant sans honte avec l’islamisme. Autres temps, autres préoccupations… Dont acte ! 

LA GRANDE IMPOSTURE DU MACRONISME

Si l’injonction de Madame Vidal était suivie d’effets, elle aboutirait à pervertir la mission de ce grand organisme public de recherche scientifique et technologique qu’est le CNRS, le transformant en une police de la pensée. L’acte est d’autant plus grave qu’il intervient au moment où vient d’être révélée à la société française la souffrance de milliers de jeunes, en proie à la précarité et à des conditions d’études terriblement dégradées, et que la ministre ne s’est pas particulièrement illustrée par sa détermination à y répondre. Pire, il revient à reprendre les campagnes que développe l’extrême droite depuis des mois, précisément sur ce thème de l’influence de « l’islamo-gauchisme » dans l’enseignement supérieur. 

L’indignation de la Conférence des présidents d’universités, comme les appels à la démission de leur ministre de tutelle lancés par de nombreux universitaires sont, à cet égard, pleinement justifiés. Les déclarations de Madame Vidal procèdent de la dérive autoritaire et liberticide de la Macronie. Ce qui est visé n’est rien d’autre que le droit de savoir et de connaître, la liberté pédagogique, et finalement la diversité des opinions à l’université. Dans le passé, la logique qui provoque présentement une véritable insurrection des consciences eût conduit au bannissement des plus grandes figures de la philosophie, de la sociologie, de la recherche historique ou de la pensée féministe. Autrement dit, de ces innombrables personnalités qui ont si fortement contribué à enrichir le patrimoine culturel de la France. 

Refuser cette énième tentative de museler la réflexion ou les écrits de quiconque déplaît en haut lieu ne relève d’aucune manière de la complaisance envers des courants qui font, depuis des années maintenant, profession de détricoter l’héritage d’un siècle et plus de combats pour la laïcité, l’égalité, la République démocratique. L’action de ces courants, qui recoupe le plus souvent celle de l’islamisme intégriste, a plongé dans la tourmente le mouvement antiraciste, le syndicalisme, la gauche, les confrontant à des mises en demeure devenues à la longue éminemment déstabilisatrices. 

Si, pour ce qui me concerne, je me suis toujours refusé à parler d’« islamo-gauchisme », c’est pour la simple raison que cette notion, initialement importée dans le débat public par Pierre-André Taguieff, sert de nos jours, non à dénoncer les errements de quelques sectes d’ultragauche, mais à stigmatiser la gauche dans son ensemble, accusée de complicité avec le plus odieux des obscurantismes. Je n’en reste pas moins convaincu, je l’ai écrit à plus d’une reprise ici, que l’identitarisme caractérisant les forces et réseaux concernés mettent en cause les finalités mêmes de cette grande aventure humaine qu’est la quête de l’émancipation.

Soyons très clairs à cet égard. Vouloir mettre en échec des gouvernants prêts à faire flèche de tout bois pour s’attirer les faveurs de l’électorat le plus réactionnaire ne vaut pas aveuglement devant les menées de courants qui, à l’université ou dans le monde intellectuel, couvrent de l’alibi antiraciste des diatribes contre le « privilège blanc », tendent ce faisant à substituer une lutte des races à la lutte des classes, poussent aux plus dangereux face-à-face communautaristes, quand ils ne légitiment pas une alliance mortifère avec l’intégrisme islamiste au nom de la défense des traditions originelles piétinées. 

Avec cette mouvance, le problème ne porte pas sur l’appréciation  d’un moment particulièrement grave, marqué par l’essor des campagnes racistes et antisémites, comme par le développement des ségrégations et discriminations, y compris institutionnelles, dont est l’objet une large partie de la population française en raison de ses origines, pratiques culturelles, ou religions. Ni sur la définition du racisme, sur laquelle portent tant de travaux de nos jours, comme « rapport social de domination », encore qu’elle mériterait d’être plus amplement débattue (en particulier sur le point stratégique de l’articulation des combats contre l’exploitation et toutes les formes d’aliénation, j’y reviendrai). Est, en fait, soulevée une question bien plus aiguë : à quoi correspond, et où peut bien mener, une régression si catastrophique qu’elle constitue un défi existentiel pour notre camp politique et social ?

Catastrophique ? D’aucuns trouveront, je le sais, le mot trop fort. Il ne l’est pourtant pas, tant la situation révèle des visions du monde, des approches des conflits traversant la planète, des visées qui tendent à s’éloigner de plus en plus des perspectives progressistes, et à les affaiblir en retour.

DEUX LOGIQUES RÉELLEMENT JUMELLES

À la source de ce que nous vivons, réside une double crise : de la mondialisation néolibérale et du projet émancipateur longtemps porté par le mouvement ouvrier, par-delà les divergences stratégiques qui peuvent fracturer ce dernier. Ce contexte, porteur de brouillage des repères idéologiques les plus cruciaux, a débouché sur l’affrontement de deux logiques, s’affichant antagonistes mais en réalité jumelles dans leurs grilles de lecture de la réalité.

D’un côté, la théorie du « choc des civilisations », initialement portée par Samuel Huntington dans un ouvrage devenu la bible des néoconservateurs, aura porté une conception agressive et guerrière de la globalisation. Celle-ci s’emploie à installer dans les consciences une nouvelle ligne de partage, se substituant à l’affrontement « Est-Ouest » d’hier pour opposer « Occident » et « Orient », tradition « judéo-chrétienne » et « islam ». De l’autre, comme un miroir inversé, s’est affirmé le projet théologico-politique dont l’islamisme radical et jihadiste n’est que l’expression poussée à son paroxysme.

Le premier de ces protagonistes tend, en stigmatisant un monde musulman assimilé à sa caricature intégriste criminelle et en attisant les peurs suscitées par le chaos ou les tensions régnant en divers points de la planète, à légitimer les prédations de l’ordre capitaliste mondial, la négation des droits fondamentaux des peuples dominés, les inégalités se creusant entre le Nord et le Sud, les phénomènes de ségrégation raciste dont font particulièrement l’objet au sein des puissances développées du Nord les populations issues des immigrations post-coloniales. Le second se déploie sur la toile de fond de ces injustices. Il prétend parler au nom des opprimés pour exiger la primauté de la loi divine sur celles des humains, prôner un retour aux traditions en vertu d’une quête compulsive de l’identité, s’opposer de ce fait à l’universalisme et à l’héritage des Lumières considérés comme irréversiblement associés au colonialisme, promouvoir un autre type d’affrontement binaire, mettant cette fois aux prises « croyants » et « mécréants », mais aussi par extension « Indigènes » et « Blancs occidentaux ».

L’une comme l’autre de ces approches nous confrontent à une menace redoutable, sur fond de dégradation des rapports de force politiques et sociaux, de recul des mouvements laïques et progressistes un peu partout dans le monde : l’éradication de la question sociale et de la question démocratique au nom d’assignations identitaires « meurtrières ». Amin Maalouf en décrit parfaitement la dynamique fatale : « La conception que je dénonce, celle qui réduit l’identité à une seule appartenance, installe les Hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs. Leur vision du monde en est biaisée et distordue. Ceux qui appartiennent à la même communauté sont ‘’les nôtres’’, on se veut solidaire de leur destin mais on se permet aussi d’être tyrannique à leur égard ; si on les juge ‘’tièdes’’, on les dénonce, on les terrorise, on les punit comme ‘’traîtres’’ et ‘’renégats’’. Quant aux autres, quant à ceux de l’autre bord, on ne cherche jamais à se mettre à leur place, on se garde bien de se demander si, sur telle ou telle question, ils pourraient ne pas être complètement dans leur tort, on évite de se laisser adoucir par leurs plaintes, par leurs souffrances, par les injustices dont ils ont été les victimes. Seul compte le point de vue des ‘’nôtres’’, qui est souvent celui des plus militants de la communauté, des plus démagogues, des plus enragés » (in Les Identités meurtrières, Le Livre de poche 2005).

CES DÉRIVES GRAVISSIMES, QUI SONT LE PRIX DE NOS DÉFAITES

C’est dans cette configuration de grands égarements, les projets longtemps portés par le mouvement ouvrier et associés au clivage gauche-droite se retrouvant extrêmement affaiblis, que l’on assiste à la montée des identitarismes. Je n’entends pas, pour cette raison, m’en prendre à ces hommes et ces femmes, ces jeunes, qui se ressentant comme les exclus d’un système en viennent à exprimer leur révolte en cherchant refuge derrière ce qu’ils croient les identifier le mieux, leur religion ou leur origine, voire leur « race ». Mais à souligner à quels enfermements les conduisent des intellectuels ou des structures qui théorisent et légitiment ce mouvement de repli mortifère. 

Face à un identitarisme « occidentaliste », nationaliste, xénophobe et ethniciste, entend maintenant se dresser un identitarisme renversé, de nature religieuse ou se proclamant « décolonial ». L’une de ses pires expressions est le Parti des indigènes de la République, qui aura poussé cette logique jusqu’au racialisme et à l’antisémitisme. Sa porte-parole, Houria Bouteldja, n’hésite par exemple pas à écrire : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à ma race, à l’Algérie, à l’islam » (dans Les Blancs, les Juifs et nous, La Fabrique 2016).  

Au nom d’un prétendu antiracisme, qui se donne pour « politique » voire « radical » par opposition à un antiracisme dénoncé comme simplement « moral » dès lors qu’il se revendique de l’universalisme, cette mouvance en arrive donc à reprendre un discours racial. La réhabilitation sournoise du concept de « race » s’effectue ainsi à rebours de l’action de générations entières de chercheurs et d’intellectuels progressistes (impossible, évidemment, dans cette note, d’entrer dans la complexité des débats auxquels ces réflexions ont donné lieu). 

Les figures centrales de la mouvance « décoloniale » veulent dorénavant en faire la réalité structurante d’un antagonisme qu’elles s’emploient à établir entre « racisés » et « Blancs » supposés par définition détenteurs des pouvoirs. Sur son blog, Hourya Bentouhmi va ainsi jusqu’à tirer à boulets rouges sur ledit « antiracisme moral », celui-ci étant accusé de « répéter le principe universel de l’égalité des êtres humains, (et d’) affirmer la disqualification scientifique du concept de race biologique ». Elle finit, très significativement, par s’en prendre à la fameuse phrase de Jean Jaurès, emblématique des engagements du mouvement ouvrier des XIX° et XX° siècle contre le racisme et l’antisémitisme, lesquels étaient pourtant, eux-mêmes, adossés au rejet des expansions coloniales et impérialistes de l’époque : « Il n’y a qu’une seule race : l’humanité. »

DES DÉGÂTS POLITIQUES INSOUPÇONNABLES

La plus grande lucidité s’impose sur les dangers de cette errance idéologique, inspirée des postcolonial studies nées  outre-Atlantique, et qui y a causé de considérables dégâts politiques. D’abord, elle tend à essentialiser des groupes humains auxquels on n’entend laisser d’autre existence que celle qui leur est assignée par des théorisations plus que douteuses. Dit autrement, chacune et chacun se retrouve enfermé dans une identité unique et comprise de la manière la plus exclusive (alors que chaque individu se caractérise, on le sait, par un pluralisme d’identités). 

Ensuite, dès l’instant où les hommes et les femmes concernés se voient enjoints de se replier sur leur communauté d’origine, de « race » ou de religion, ils se trouvent poussés à se détourner de tout engagement de portée générale et collective. Comment, en effet, cette démarche serait-elle conciliable avec les batailles pour la conquête de nouveaux droits sociaux, l’égalité citoyenne ou la justice climatique ?

De même, avec la fétichisation des identités originelles et des appartenances à des groupes se refermant sur eux-mêmes, non seulement ce sont les processus d’individualisation exacerbés par le néolibéralisme qui sont encouragés, mais c’est le « nous démocratique universel » qui se trouve sapé alors que, de tout temps, il aura constitué un ferment de politisation parmi les peuples, autant que la base des solidarités politiques et sociales. 

Enfin, à partir du moment où sont reprises des catégories depuis toujours véhiculées par l’extrême droite, c’est à la légitimation de la cohérence de cette dernière que l’on aura abouti. Avec cette spécificité — qui vient un peu plus souligner la dangerosité des concepts racialistes de nos « décoloniaux »  — que cette dernière, depuis les années 1970 et sous l’influence du Groupement de recherches et d’études sur la civilisation européenne, aura su reprendre pied sur le terrain des idées à partir d’un racisme s’efforçant de se rendre présentable en se redéfinissant selon des critères prétendument « culturels », plutôt que biologiques comme c’était le cas auparavant. 

Ce qui est arrivé à la gauche intellectuelle américaine, et aura permis à l’ultradroite conservatrice de gagner la bataille des consciences dans une large partie de la classe ouvrière et des classes populaires « blanches », doit à cet égard faire réfléchir. Sur ce dernier point, même si son dernier ouvrage peut (et doit) être vigoureusement contesté sur de très nombreux points, l’universitaire américain Marc Lilla n’en met pas moins le doigt sur un point essentiel : « Il ne peut y avoir de politique de gauche sans la notion d’un ‘’nous’’ (…). Nous devons apprendre à parler aux citoyens en tant que citoyens, et à présenter nos idées – y compris celles visant à améliorer la vie de certains groupes – de manière à ce que tout le monde puisse les soutenir » (in La Gauche identitaire, Stock 2018).

Il importe, par conséquent, de dire les choses sans détours : nous sommes en présence d’un mouvement politique et idéologique profondément régressif. En rupture avec les apports des penseurs de l’anticolonialisme historique, lesquels inscrivaient les libérations nationales du XX° siècle dans une perspective résolument universelle. La philosophe et psychanalyste Élisabeth Roudinesco a, de ce point de vue, parfaitement raison de souligner une profonde divergence de démarches : « Autant (Aimé) Césaire avait raison de brandir le mot ‘’nègre’’ pour le sortir des cales des bateaux négriers et le sublimer, autant l’adjectif ’’racisé’’ réintègre l’idée racialiste » (L’Obs, 25 février 2021).

Une même rupture s’opère également avec les apports des combats antiracistes de l’après-guerre. Aux États-Unis, la montée de l’identitarisme prend aujourd’hui le contre-pied du mouvement des droits civiques qui se battait pour une citoyenneté égale. Et en France, le « décolonialisme » s’affirme ouvertement en réaction aux mobilisations en faveur de l’égalité des droits des années 1970-1990, portées tout d’abord par des organisations telles que le Mrap, puis par toute une série d’associations démocratiques ainsi que par les organisations structurant différentes nationalités présentes dans l’immigration, avant qu’elles n’entraînent la jeunesse des quartiers populaires dans les « marches » de 1983 et 1984.

LES LUMIÈRES, CAUTIONS DU COLONIALISME ET DU RACISME ?

Aux fondements de cette étrange marche arrière toute, gît une critique virulente du legs des Lumières, de l’approche universaliste dont celles-ci auront été porteuses, donc des principes sur lesquels notre Grande Révolution aura érigé sa conception originale de la République. 

À suivre les innombrables travaux  publiés ces derniers temps, dont ceux qui auront provoqué les tristes polémiques sur « l’islamo-gauchisme », ce patrimoine serait, par croyance aveugle dans le progrès et parce qu’il se serait enlisé dans la défense d’une mystificatrice mission civilisatrice de l’Occident, indissociable des horreurs de la colonisation, des massacres de masse et des crimes contre l’humanité ayant émaillé l’histoire contemporaine, de l’écrasement des cultures et traditions des peuples dominés, des discriminations enkystées au coeur même des métropoles impériales. Dans l’ouvrage déjà longuement cité dans ma dernière note (La Gauche contre les Lumières ?, Fayard 2020), Stéphanie Roza aura resitué ces théorisations dans le temps long des réflexions philosophiques portées, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, par une partie de « l’École de Francfort », ou encore par un Michel Foucault ultérieurement.

Sans doute, tout n’est-il pas faux dans les critiques formulées à l’encontre des Lumières. Surgissant à un moment de basculement historique des sociétés européennes, alors que le capitalisme prenait son essor et qu’une bourgeoisie ascendante était en train de mettre à bas les vieux systèmes  féodaux, elles seront venues recouvrir de nouvelles formes d’exploitation de la nature et du travail humain, jusqu’aux entreprises d’expansion, de conquête et d’asservissement perpétrées à l’échelle du globe tout entier. 

Pour autant, et plus fondamentalement, elles auront accouché de révolutions balayant les anciens ordres de privilèges qui se voulaient l’émanation de la suprématie divine. Et elles auront fait émerger, fût-ce de manière embryonnaire et contradictoire, les notions fondamentales de l’humanisme moderne : l’être humain peut et doit se libérer des servitudes, des déterminismes naturels et du poids des obscurantismes par la raison, à laquelle l’éducation et la politique se voient appelées à concourir.

Rien n’est, sous ce rapport, plus étranger aux Lumières, que le racisme contre lequel un Rousseau, l’auteur du célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes, cherchait obstinément la parade. Je rejoins ici le regretté Zeev Sternhell, l’un des plus érudits connaisseurs de notre histoire politique et intellectuelle (comme, il n’est pas inutile de le rappeler, de la souche française du fascisme), lorsqu’il écrivait : « Cet humanisme est la raison de la haine dont Kant, à cet égard disciple de Rousseau, et Rousseau lui-même furent poursuivis pendant deux siècles. Par ailleurs, il convient d’ajouter ici que Rousseau avait par avance repoussé l’idée selon laquelle le concept de nature humaine présente chez tous les Hommes pouvait ouvrir sur une tyrannie de l’universel. Les reproches adressés à la philosophie universaliste moderne pour n’avoir pas dénoncé l’esclavage ont tendance à oublier non seulement Rousseau mais Montesquieu et Voltaire, les Encyclopédistes et les hommes des Lumières anglaises. Mais c’est surtout la Révolution qui est négligée. En effet, l’esclavage a été aboli par la Révolution française. Les esclaves, comme les Juifs, étaient libérés et pour la première fois dans l’histoire tous les Hommes vivant à l’intérieur des frontières du même pays, la France, étaient soumis aux mêmes lois et devenaient des citoyens libres et égaux en droits. Pour Kant, pour Rousseau avant lui, tous les Hommes quels qu’ils soient appartiennent à ce monde humain qu’est l’histoire conçue comme perfectibilité » (in Les Anti-Lumières, une tradition du XVIII° siècle à la Guerre froide, Fayard 2006). 

Voilà pourquoi je n’adhérerai jamais aux thèses de celles et ceux qui, pour mieux se désigner pour ennemi un « universel abstrait », s’acharnent à ignorer quel formidable point d’appui représente, pour l’égalité concrète, l’attachement à l’universalité des droits humains. Non, contrairement à ce que prétend entre autres Edwy Plenel, l’universalisme ne ressemble en rien à une attitude « qui n’admet le Juif, le Noir, l’Arabe qu’à la condition qu’il se dépouille de son histoire et de sa mémoire » (in Pour les musulmans, La Découverte 2014).

Prolongeant le constat d’évidence de Sternhell, on peut de même dire que c’est au mieux une méconnaissance, au pire une volonté de réécrire l’histoire, que de ne pas distinguer les Républiques établies des fondements essentiels que, depuis 1830 et 1848, des vagues révolutionnaires répétées et de puissants mouvements populaires finirent par imposer, jusque dans le préambule de la Constitution à la Libération. 

À l’abri des formes républicaines instituées, reflétant des rapports de force le plus souvent défavorables à « ceux d’en bas », les classes possédantes se seront bien employées à perpétuer l’exploitation féroce du monde du travail, et elles se seront évertuées dans le même temps à soumettre, par la plus extrême des violences, les populations qu’elles avaient colonisées. N’en reste pas moins cet ensemble de règles posées qui auront, au fil du temps, tissé la relation si particulière de notre peuple à la République. 

De l’égalité proclamée entre les êtres humains à la souveraineté du peuple entendue comme la source de toute légitimité, de la recherche de l’intérêt général s’opposant aux privilèges d’une poignée de possédants à la laïcité séparant absolument la religion de l’État, du contrat social fondant la vie collective à la conception de la nation comme communauté politique de citoyens que leurs origines et religions ne sauraient distinguer, ce n’est pas pour rien que le mouvement socialiste des premiers temps appelait la classe ouvrière à pousser « jusqu’au bout » ces valeurs pour dessiner un après-capitalisme.

LES RETOMBÉES D’UNE DÉSAGRÉGATION IDÉOLOGIQUE

La gauche, pour une partie d’entre elle du moins, s’est révélée parfaitement inconsciente d’un phénomène qui gagne en ampleur ou, pire, elle s’en est rendue complice. Elle n’aura pas su échapper à la focalisation des confrontations entre, d’un côté, des courants faisant assaut de professions de foi « républicaines » tout en taisant la réalité de l’oppression raciste subie par plusieurs millions d’hommes et de femmes, et, de l’autre, des forces se réclamant de l’antiracisme mais portant des projets politiques ou politico-religieux de nature totalement réactionnaire.

Le prix en aura été l’abandon par certains de ce qui était au cœur de deux siècles de luttes pour l’émancipation individuelle et collective, pour la libération de l’exploitation capitaliste. Jusque dans les mots repris ici ou là, on aura pu vérifier cette impuissance ou ce renoncement au combat contre de très graves dérapages. On sera même allé jusqu’à user (et parfois abuser) d’un vocabulaire qui encourage le différencialisme plutôt que la recherche de ce qui unit, à savoir la visée d’une citoyenneté de plein exercice s’exerçant de l’État à l’entreprise, et d’une unité de classe ayant pour objectif de faire du salariat la force motrice de la transformation de la société.

Prenons le concept d’« islamophobie », dont j’ai déjà eu l’occasion de parler sur ce blog. Il n’est évidemment pas niable que les personnes issues du monde musulman soient spécifiquement ciblées par des campagnes de détestation qui en font les responsables de la crise de la nation française, du mal-vivre social, du terrorisme ou des phénomènes de  rétraction communautariste affectant certains quartiers populaires. C’est même désormais au nom de la laïcité que ceux qui en ont toujours contesté les règles, l’extrême droite comme la droite cléricale ou « occidentaliste », pourfendent une religion décrétée inassimilable à la réalité française et incompatible avec la République. Cette rhétorique, profitant d’un contexte international convulsif et sécrétant les peurs, n’est cependant que l’habillage d’un racisme s’enracinant au plus profond de notre histoire : celui qui vise les populations issues des anciennes colonies françaises, en particulier du Maghreb, et plus généralement du monde arabe.

On ne saurait, pour autant, ignorer que ce climat nauséabond est délibérément utilisé par des courants relevant de l’intégrisme islamiste, qui s’emploient de leur côté à mettre en œuvre une stratégie pensée et construite pour élargir leur influence. Ceux-là confondent délibérément le racisme, qui vise des personnes ou des groupes humains, en l’occurrence celles et ceux qui sont de culture ou de confession musulmanes, avec toute critique de la religion concernée. Or celle-ci, pas plus qu’une autre confession, n’est fondée à revendiquer un droit particulier à se soustraire à la contestation de ses dogmes, contestation qui ne saurait naturellement se confondre avec des appels à la haine, à la discrimination ou au meurtre. La formule de Marx n’a, à cet égard, pas pris une ride : « La critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique » (in Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Éditions sociales 1975)

Derrière la désignation obsessionnelle de l’« islamophobie », notion qui sert en réalité à réinterpréter l’ensemble des enjeux de la période selon les vues des fondamentalistes, se dissimule en tout premier lieu, chacun doit en prendre la mesure, une attaque frontale contre le féminisme et ses batailles pour l’égalité. Ce dernier se voit stigmatisé en vertu d’un autre « féminisme » se voulant, lui, « islamique » ou « décolonial ». 

Tariq Ramadan avait le premier ouvert la brèche, exploitant la complaisance dont il aura longtemps bénéficié de la part de certains, qui voyaient en lui l’expression d’une sorte de « Théologie de la libération » appliquée à l’islam. Dans l’un de ses ouvrages, au nom d’un « mouvement de libération dans et par l’islam », dont il revendiquait la différence à conquérir, il s’opposait à l’idée de valeurs féministes universelles considérées par lui comme incarnant « le modèle classique de la ‘’femme occidentale libérée’’ » ; le voile se voyait ainsi dégagé de sa fonction oppressive et ségrégative, pour devenir une « autre façon d’être libre », et il ajoutait « qu’il faudra bien en Occident (la) respecter » (in Les Musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam, Actes Sud 2003). Aujourd’hui, on voit des associations aller jusqu’à contester les dispositions adoptées contre le harcèlement de rue, au motif que celles-ci aboutiraient à stigmatiser « une population d’hommes de classes populaires et/ou racisés ». Le sociologue Philippe Corcuff est, de ce point de vue, parfaitement fondé à considérer que « entre lutte décoloniale et lutte antipatriarcale, la priorité de la première sur la seconde est clairement affirmée ».

Il en va de même pour cette autre notion consistant à définir des « racisés ». Qu’elle puisse être reprise à gauche et dans le mouvement social révèle en soi un problème sérieux. Non en ce que l’empreinte coloniale ne continuerait pas à marquer une société comme la nôtre, reproduisant fractures ethniques et discriminations culturelles, situation aggravée par la grande insuffisance du travail de mémoire sur les conséquences de la colonisation, lequel aura toujours été freiné par les pouvoirs politiques successifs. Mais dans la mesure où elle tend à enfermer les individus concernés dans leur identité de « post-coloniaux » et qu’elle se confond de plus en plus avec la dénonciation du pouvoir des « Blancs », de la « domination hétéropatriarcale blanche », ou encore de la « blanchité ».

Le concept de « racisés » peut, en outre, être associé à celui d’« intersectionnalité », venu lui aussi des États-Unis. Officiellement, celui-ci vise à définir l’articulation des différentes formes de domination, liées à la couleur de peau, au genre, à l’orientation sexuelle ou à l’appartenance sociale. En réalité, il véhicule une conception de la vie sociale comme une juxtaposition de déterminations identitaires, aboutissant à renoncer à la recherche de l’élan qui permettrait de les dépasser.

Voilà qui interpelle la gauche sur une dimension primordiale. S’opposant volontairement à l’idée de centralité de l’affrontement entre capital et travail, à la base du projet porté depuis toujours par le mouvement ouvrier, cette notion d’ « intersectionnalité » évacue de facto l’objectif stratégique du dépassement du capitalisme. Ce dernier vise un autre modèle de développement, concourant à l’émancipation de l’humanité tout entière dès lors qu’il entend se fonder sur la satisfaction des besoins populaires, la mise en oeuvre d’un modèle de développement plaçant l’humain et la planète avant tout autre considération, la réalisation des plus belles aspirations au bien-être et à la justice, l’appropriation des biens communs par la société, l’égalité réelle aux plans politique autant que social, la conquête de nouveaux pouvoirs et d’une nouvelle démocratie par les travailleurs et les citoyens des territoires et des entreprises jusqu’à l’État. Une perspective à laquelle la fusion des révoltes contre les oppressions ne saurait mener par sa seule dynamique, même si ces terrains d’engagement ne doivent d’aucune manière être minorés puisque relevant tous du mouvement de libération global qu’est le communisme.

Dans un tout récent ouvrage, croisant leurs regards de sociologue et d’historien, donc avec leur langage, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel disent, mieux que je ne pourrais le faire, l’impasse à laquelle conduit cet « intersectionnalisme ». « Lorsqu’on regarde de près les travaux réalisés sous la bannière de l’intersectionnalité, écrivent-ils, on constate que le critère de classe est le plus souvent ignoré ou marginalisé. Ce ‘’social blindness’’ explique pourquoi les réflexions de Bourdieu sur le ‘’racisme de classe’’ ont été oubliées. » Et d’ajouter : « On ne peut rien comprendre au monde dans lequel nous vivons, si l’on oublie que la classe sociale d’appartenance (…) reste, quoi qu’on en dise, le facteur déterminant autour duquel s’affirment les autres dimensions de l’identité des personnes. » Ce qui les amène à cette conviction : « L’histoire a montré que lorsque l’antiracisme est déconnecté des luttes contre les injustices économiques et sociales, il finit par tourner à vide car il conduit à nommer à l’aide du vocabulaire racial des problèmes qui ont leur racine dans les rapports sociaux. (…) Cette façon de dénoncer le racisme contribue à dédouaner de leurs propres responsabilités ceux qui détiennent le pouvoir économique, politique ou médiatique et plus largement tous les membres des classes supérieures » (in Race et sciences sociales, Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone 2021)

Outre leur caractère pernicieux, il découle de  ces nouvelles lignes de clivage, que l’on prétend désormais installer dans le débat public et la réflexion intellectuelle, une stratégie de manipulation d’une partie du mouvement syndical et associatif ainsi que des partis de gauche. On lit parfois, sous la plume de figures en vue de la mouvance « indigéniste », que, « pour vaincre, pour devenir hégémonique » face « au pouvoir blanc », il conviendrait d’unir les « forces non blanches » et de tisser « un maillage militant parmi les forces classiques du mouvement social ». C’est dire à quel point la vigilance est de mise.

D’autant que, d’ores et déjà, ces dérives, et les désorientations idéologiques qui les accompagnent, entraînent des retombées pratiques calamiteuses. C’est le cas lorsqu’un certain nombre d’organisations et de personnalités croient bon de manifester leur engagement politique en se dissociant des rassemblements unitaires contre l’antisémitisme, au nom d’un « antisionisme » revendiqué, et qu’ils en viennent à relativiser l’importance de la haine antijuive actuelle, considérant qu’elle serait désormais supplantée par « l’islamophobie »... Lorsque, dans certaines organisations syndicales, on convoque des réunions de « racisés » trahissant pratiquement la mission du syndicalisme, qui est d’unir ses mandants par-delà leurs origines ou leurs convictions philosophiques ou religieuses…  Lorsque des détracteurs (parfaitement antiracistes) des postures racialisantes ou de l’islamisme se trouvent soumis à de furieux lynchages médiatiques, ou que commencent à surgir, en vertu des théorisations précédemment évoquées, des considérations d’ordre moral s’attaquant par exemple à « l’impérialisme gay »… 

Et ne parlons pas, tant ils s’avèrent graves, de ces mouvements qui,  à l’université, se mobilisent pour interdire des représentations théâtrales, par exemple une adaptation des Suppliantes d’Eschyle, forme renouvelée d’une censure qui était hier l’apanage de l’extrême droite (aux lendemains de la guerre d’Algérie, la gauche avait dû physiquement s’opposer aux commandos de nostalgiques de l’OAS qui tentaient d’interdire, à Paris, la pièce anticolonialiste de Jean Genêt, Les Paravents)… En leur temps, un André Breton, un Diego Rivera et leurs compagnons surréalistes, dans un célèbre manifeste, intitulé Pour un art révolutionnaire indépendant et qui n’a rien perdu de son actualité, avaient vigoureusement combattu ces pulsions d’intolérance et de censure qui finissent par prendre l’art et la culture en otages. « En matière de création artistique, avaient-ils cru bon d’avertir, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. À ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art »  (in André Breton, Oeuvres complètes, La Pléiade 1988).

REPARTIR DES PRINCIPES

On le voit, nous affrontons non un seul adversaire mais deux, d’inégale importance certes, mais de dangerosité équivalente, leurs théories aboutissant l’une comme l’autre à fragmenter le camp de celles et ceux qui ont un intérêt commun à trouver le chemin du bonheur dans le vivre-ensemble. La confusion atteignant cependant des sommets dans les « débats » ouverts à propos des questions d’identité, et certains s’y laissant happer sans que leur bonne foi puisse être mise en doute, mieux vaut se garder des polémiques inutiles pour repartir des principes fondamentaux revendiqués, dès l’origine, par le mouvement ouvrier, les formations attachées à la démocratie, les courants attachés à la défense de la raison.

* Premier de ces principes, l’universalité des droits humains. Nulle limitation ne saurait lui être apportée, en fonction de spécificités qui viendraient légitimer une différence des droits. Car c’est au nom des mêmes objectifs à conquérir que l’on se bat, non seulement dans les métropoles « occidentales », mais aussi dans le monde arabo-musulman. Et c’est pour faire taire définitivement l’aspiration à la démocratie et au pluralisme des opinions, à la possibilité de s’organiser sans entraves, à la séparation des Églises et des pouvoirs temporels, à l’égalité entre toutes et tous, que le jihadisme ensanglante en premier lieu les pays majoritairement musulmans. Il n’est, dès lors, pas de relativisme envisageable en cette matière.

* Deuxième principe, le refus de toute discrimination. Puisque la querelle religieuse occupe une telle place dans la confrontation publique, il convient d’affirmer que toutes les croyances ont vocation à s’intégrer à une collectivité républicaine garantissant l’exercice de tous les cultes, sans en reconnaître ni en subventionner aucun. Ce qui est vrai pour les religions issues du christianisme ou pour le judaïsme l’est tout autant pour l’islam. Toutefois, si une tolérance zéro doit être appliquée aux propos et actes antimusulmans, ces derniers ne sauraient effacer les autres formes de racisme, à commencer par l’antisémitisme dont on constate la recrudescence alarmante, y compris parmi les jeunes de certains quartiers populaires. De même, aucune complaisance n’est imaginable envers ceux qui, prétendant s’exprimer en vertu de dogmes supposés intangibles, exigent de pouvoir déroger au droit commun, s’autorisent à proclamer des interdits contraires à ce qui permet la vie collective, s’arrogent la faculté d’intervenir sur les contenus de l’enseignement ou de la presse, tentent d’imposer aux femmes des obligations rompant avec la règle faisant d’une personne, quel que soit son sexe, l’égale de ses voisins. Il ne s’agit évidemment pas, ici, de stigmatiser des personnes qui, respectant les lois en vigueur, croient vivre leur foi en l’affichant avec ostentation dans l’espace public, ce qui peut être le cas de certaines femmes portant le voile. Mais d’exercer une solidarité vigilante envers celles et ceux qui refusent les pressions des environnements familiaux ou des courants intégristes, à commencer par les femmes refusant toute pratique discriminante, en veillant à ce que leurs droits soient respectés et garantis.

* Troisième principe, la laïcité. Elle contient et consacre les deux premiers principes. Elle n’a pas pour objet de combattre des convictions religieuses intimes, l’exigence de neutralité ne s’exerçant que dans le cadre des activités relevant de l’institution scolaire ou, pour ce qui est de ses agents, dans le service public. Elle ne se borne pas à séparer les Églises de l’État, ou à conjuguer liberté de conscience et liberté de culte. Elle institue le corps citoyen en le libérant de ce qui le soumet à l’emprise d’une religion, d’une ethnie ou d’une tradition. En clair, elle refuse que le droit d’un individu puisse se retrouver entravé par d’autres droits édictés par un groupe particulier, au risque de son enfermement dans la prison des fanatismes ou des séparations désastreuses. En cela, elle ne se veut ni « ouverte » ni « apaisée ». Elle ne saurait davantage être qualifiée de « laïcarde », terme revenant trop souvent dans les échanges à son propos. Elle est simplement « de combat » contre l’intolérance et pour la fraternité. Il avait d’ailleurs fallu de longues années d’un affrontement sans merci avant que la hiérarchie catholique finisse par renoncer à l’emprise qu’elle exerçait sur l’éducation et, plus généralement, sur la vie de la Cité. Et l’on voit bien, à l’épreuve des batailles en faveur de l’école publique, du « mariage pour tous » ou de la PMA, que la lutte n’a toujours pas pris fin…

Quatrième principe, le pluralisme culturel comme une richesse de la France. Il est parfaitement légitime que telle ou telle catégorie de population voit reconnaître sa contribution à la vie commune, qu’elle puisse apprendre sa langue d’origine si ses membres le souhaitent, qu’elle voit protégée la transmission de ses traditions, qu’elle acquiert toute sa place dans la nation. Cela ne peut néanmoins se confondre avec des différences de statut politique pour les communautés d’origine, différences qui viendraient prolonger les logiques financières et marchandes dominantes pour dissoudre les liens du civisme. En d’autres termes, c’est l’existence d’une citoyenneté définissant l’appartenance de tous et toutes, sans autre distinction, qui trace d’elle-même les limites de la reconnaissance des particularismes. L’indivisibilité de la République est, dans ce cadre, non négociable.

* Cinquième principe, la recherche de l’unité de classe, pour faire triompher l’égalité. Se montrer au clair sur les points précédents permet que toutes les victimes de l’exploitation du travail puissent se retrouver en un front commun pour la justice sociale, quelles que soient leurs différences culturelles, leurs pratiques cultuelles ou leurs affinités communautaires. Dans une société comme le nôtre, celles et ceux qui ne vivent que de leur travail forment une large majorité de la population active. Avec toutes les classes et catégories subissant la loi absurde d’un capital qui met en compétition les individus et qui soumet toutes les activités humaines aux logiques de marchandisation, ils représentent par conséquent une force à même, par la synergie de toutes ses composantes, de changer pratiquement et durablement la vie du plus grand nombre, En d’autres termes, répéter à satiété des condamnations formelles des dominations restera toujours vain si, dans le même temps, on ne s’attaque pas au pouvoir des possédants afin de faire passer les centres de décision entre les mains du plus grand nombre. Si on ne s’attelle pas à éradiquer le chômage de masse et à faire reculer l’atomisation du salariat autant que l’exclusion affectant les quartiers populaires et périphéries urbaines. Si on ne met pas un terme aux ségrégations du quotidien qui conduisent à l’exacerbation des fractures au sein du peuple. Telle est bien la seule manière d’échapper au choc des identités rivales et à l’affrontement sans fin des religions. 

En écrivant ce post, j’ai voulu à mon tour alerter. D’autres l’ont fait de leur côté, et je salue le courage dont il leur a parfois fallu faire preuve. Au point où nous sommes rendus, se taire serait en effet se résoudre à un authentique désastre. Les phénomènes dont nous parlons mènent à une guerre des pauvres contre les pauvres, à la légitimation d’une action politique au nom de la race, à l’écrasement du combat pour la citoyenneté, à la négation pure et simple du combat social. Une confrontation politique et idéologique de grande ampleur se trouve par conséquent engagée. Il est temps, à gauche, que l’on se réapproprie l’héritage de Jaurès, précurseur de la lutte contre le racisme et le cléricalisme. En défense de la loi de séparation, il disait : « C’est en dressant contre ces Églises la grande association des Hommes travaillant au culte nouveau de la justice sociale et de l’humanité renouvelée, c’est par là et non par des schismes incertains que vous ferez progresser ce pays conformément à son génie » (Œuvres de Jean Jaurès, Tome 10, Fayard 2015).

Christian_Picquet

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