Stopper l’engrenage fatal au Proche-Orient

Inutile de tourner autour du pot : les résultats des élections générales en Israël, ce 1° novembre, ne représentent une surprise pour personne. La dérive ultradroitière de tout un pan de la société israélienne se manifestait depuis des années, elle s’est assez naturellement cristallisée à travers la victoire du bloc réactionnaire et fondamentaliste qui va permettre à Benyamin Netanyahou de revenir aux affaires. Il n’en reste pas moins à comprendre précisément les ressorts de cette accélération et à en tirer de premières leçons pour l’action à conduire de la part des forces attachées à la paix, au droit et à la justice. M’étant exprimé, cet été, contre la radicalisation, aussi erronée politiquement que stérile, du soutien au combat du peuple palestinien pour la reconnaissance de ses droits nationaux, il m’est apparu indispensable de compléter ma réflexion, à la lumière de ce dernier événement électoral. 

Si le verdict des urnes israéliennes aura donné 32 des sièges de la Knesset au Likoud, la formation de Netanyahou, et si les partis hyper-orthodoxes (Shass et Judaïsme unifié de la Torah) en auront obtenu pour leur part 18, c’est la poussée de l’extrême droite qui va imprimer sa marque au futur gouvernement. De ce côté, en effet, les deux partis qui s’étaient regroupés sous la bannière de Sionisme religieux, Otzma Yehudi (Pouvoir juif) dirigé par Itamar Ben Gvir, et HaTzionut HarDatit (Parti religieux sioniste) de Bezalel Smotrich auront doublé le nombre de leurs élus, avec 14 députés. Ce sont, par conséquent, eux qui vont représenter la force motrice de la nouvelle majorité, ayant entre leurs mains l’avenir de cette dernière, réalité inédite dont il ne faut pas sous-estimer l’importance : les héritiers du rabbin raciste Meïr Kahane, au premier rang desquels se place Itamar Ben Gvir, avaient longtemps été tenus à la marge de la vie politique israélienne (le parti kahaniste, le Kach, avait d’ailleurs été déclaré « groupe terroriste », comme aux États-Unis). 

Yesh Atid, la formation du Premier ministre sortant, si elle progresse, ne dépasse pas les 24 sièges ; sa propre alliance au gouvernement avec des organisations d’extrême droite (Yamina de Naftali Bennet et Israel Beytenou de Messieurs Saar et Liberman), autant que la brutalité répressive déchaînée contre certaines villes de Cisjordanie, en particulier Jénine et Naplouse, sans parler des bombardements des populations civiles de Gaza, ne lui aura nullement permis d’endiguer la poussée de ses concurrents de droite.

La gauche, pour sa part, aura connu une authentique déroute, une de plus, encore aggravée par rapport à l’an passé. Le Parti travailliste, colonne vertébrale de tous les gouvernements durant les décennies ayant suivi la Déclaration d’indépendance, ne disposera plus que de cinq sièges. Le Meretz (parti sioniste le plus à gauche) aura purement et simplement été éliminé de la représentation parlementaire, faute d’avoir franchi la barre éliminatoire des 3,5%. Quant à l’ancienne Liste unie, que le Parti communiste était parvenu à constituer en 2021 avec les partis arabes et qui avait alors obtenu 15 sièges, elle acquitte au prix fort son éclatement en trois listes rivales, deux d’entre elles retrouvant seulement 10 sièges.

UNE SOCIÉTÉ MENACÉE DE DÉLITEMENT

D’aucuns, je le sais, ne manqueront pas de discourir sur les impasses auxquelles a mené l’idée de l’implantation juive en terre de Palestine. Cette discussion a largement fracturé les diasporas et le mouvement ouvrier juifs dès qu’elle aura été exprimée au XIX° siècle. Elle peut évidemment se poursuivre, à ceci près que sa portée pratique est désormais singulièrement limitée par le fait que l’État d’Israël existe et qu’il a donné naissance à un fait national incontestable. L’ignorer, de nos jours, même si l’on n’adhère pas à la démarche du sionisme, conduit au mieux à se murer dans une forme d’impuissance, au pire à s’aveugler sur les tendances menaçantes, qui se développent un peu partout, profitant de la politique des dirigeants de Tel-Aviv pour y associer l’ensemble des Israéliens, voire des Juifs du monde. La seule réflexion utile, en un moment d’une particulière gravité, devrait porter sur ce que révèle le scrutin du 1° novembre et sur la tragédie à laquelle elle risque de conduire.  

La dernière consultation traduit ainsi le profond délitement politique, social, idéologique et institutionnel que traverse Israël. Les orientations, d’inspiration ultralibérale, appliquées sous l’égide de toutes les coalitions depuis de très nombreuses années, ont engendré une grave crise économique, favorisé d’intenses mouvements spéculatifs, creusé les inégalités et appauvri considérablement les classes moyennes et populaires, fractionné le pays entre mégapoles accréditant l’image du pays comme la « start-up nation » du Proche-Orient et territoires délaissés dont les habitants se tournent par désespoir vers les formations les plus réactionnaires et obscurantistes. Impulsés par des pouvoirs animés d’une animosité irrépressible envers les Palestiniens et les Arabes, la colonisation incessante de la Cisjordanie, l’annexion rampante de Jérusalem-Est, le blocus inhumain de Gaza et les guerres à répétition livrées au Hamas ou au Hezbollah ont, dans le même temps, fait flamber un nationalisme ethnique et religieux. L’impact d’immigrations juives aux cultures s’entrechoquant, qu’elles viennent du monde arabo-musulman ou de Russie, a eu pour principal effet de miner ce qui formait le ciment national du pays, faisant voler en éclats l’imaginaire du sionisme originel. 

Faute de réponses progressistes à la hauteur de ces défis entremêlés,  la gauche et le mouvement de la paix s’étiolant en Israël tandis que le mouvement national palestinien s’abîmait dans une désagrégation sans fin renforçant son aile islamiste, c’est une ultradroite chauvine, raciste, suprémaciste qui parvient à engranger les bénéfices politiques des frustrations, désorientations et paniques identitaires à l’israélienne. Un phénomène qui n’est pas sans similitudes avec la marée extrême-droitiste que l’on voit présentement déferler sur le globe, de la Suède à l’Italie, en passant par le Brésil. 

UNE TERRIBLE MENACE POUR LES DEUX PEUPLES

Le peuple palestinien va faire durement les frais de cette polarisation accentuée de la vie publique israélienne par des mouvements  haineux. Les appels enfiévrés des Ben Gvir et Smotrich à l’annexion définitive des territoires occupés, au « transfert » de tous leurs résidents arabes voire à la réoccupation de Gaza, dans l’objectif d’aboutir au « Grand Israël » fantasmé — du Jourdain à la Méditerranée pour s’étendre jusqu’aux frontières libanaise ou égyptienne —, vont nécessairement se traduire par une aggravation des discriminations envers les Palestiniens et les populations non-juives d’Israël, ainsi que par le harcèlement des habitants de Cisjordanie qui vont subir une oppression démultipliée, des destructions d’habitations et des spoliations nouvelles de terres. D’autant que, après qu’un éminent colon ait accédé au poste prestigieux de chef d’état-major de Tsahal voici quelques semaines, les leaders de ce sionisme extrémisé et aux intonations fascisantes risquent de disposer de ministères stratégiques dans la nouvelle équipe dirigeante, comme celui de la sécurité intérieure. Un peu comme si, dans notre Hexagone, un Zemmour se voyait confier les clés de la place Beauvau… 

Mais le devenir d’Israël va, lui-même, devenir l’un des enjeux primordiaux de la prochaine période. Car les tenants fanatisés d’un racialisme se revendiquant du judaïsme alors qu’il en trahit l’histoire même ne se contentent pas d’exhaler leur exécration des populations arabes, qu’elles disposent de la citoyenneté israélienne ou qu’elles vivent dans les territoires conquis en 1967, allant jusqu’à vouloir interdire demain les partis non-juifs. Dans leurs bouches, reviennent en rafales des attaques violentes contre les droits des femmes ou des personnes LGBT, la dénonciation de l’indépendance de la Cour suprême — ce qui, si cette velléité de mise sous tutelle se concrétisait, aboutirait à l’étouffement définitif d’une démocratie déjà bien malade, le pays n’étant pas régi par une Constitution et la justice représentant, de ce fait, un rempart fondamental contre l’arbitraire et la corruption des élites dirigeantes —, ou encore la stigmatisation de la moindre interprétation libérale de la religion. On partagera, pour cette raison, l’analyse du géopolitologue Dominique Moïsi : « Aujourd’hui, l’État hébreu constitue en lui-même un avertissement (…). Ce n’est pas ce contre quoi il lutte  qui est porteur de leçons. C’est ce qu’il est devenu : un pays qui est à l’avant-garde du nationalisme religieux le plus extrême, sinon une démocratie au bord du gouffre. Un pays où des forces politiques désormais au pouvoir en appellent ouvertement à l’expulsion des Palestiniens et à un combat réactionnaire contre la modernité » (Les Échos, 7 novembre 2022). 

Peut-être, la majorité nette dont dispose dorénavant Monsieur Netanyahou à la Knesset lui permettra-t-elle de durer plus longtemps que ses prédécesseurs — cinq scrutins législatifs se sont succédés en trois années — et, surtout, d’échapper aux investigations financières du tribunal devant lequel il comparaît actuellement. L’interpellation existentielle ébranlant la société israélienne ne s’en approfondira pas moins. À bien des égards, l’extrémisation de la droite et sa rétraction intégriste et xénophobe apparaissent comme une tentative désespérée d’endiguer la fragmentation du pays entre des partis n’ayant plus guère de cohésion idéologique, sa communautarisation menaçant de désagrégation le projet national qui était censé garantir aux Juifs leur auto-émancipation grâce à la création d’un État qui leur fût propre, la violence de relations sociales plaçant de plus en plus les Juifs en belligérance les uns contre les autres.

Sous ce rapport, la mise à mort recherchée par la nouvelle coalition de la solution à deux États ne pourra qu’aviver toutes ces contradictions. Sauf à se livrer à des expulsions massives qui le mettraient définitivement au ban des nations, Israël va très rapidement se voir confronté à la question cruciale de sa nature. L’intégration forcée des Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem dans un État où ils se verraient privés de droits civiques et sociaux le confronterait à une alternative redoutable pour lui : ou devenir un pays dont une partie des habitants passerait du statut — déjà honteux — de colonisés sous occupation militaire à une situation d’apartheid définitivement institutionnalisé, assumant ouvertement le viol des principes les plus élémentaires du droit international ; ou, à l’inverse de la récente réforme législative l’ayant défini comme « l’État-nation du peuple juif » (plutôt que comme « État juif et démocratique »), ouvrir en son sein un débat explosif sur le cadre juridique de la citoyenneté israélienne. Le prix de l’une ou l’autre de ces configurations serait le déchaînement de convulsions aiguës et d’une crise morale majeure. Philosophe internationalement reconnu du judaïsme, un Yeshayahou Leibowitz avait, avant sa disparition en 1994, deviné vers quelles secousses intestines la guerre des Six-Jours et l’asservissement de millions de Palestiniens allaient mener ce pays, lorsqu’il disait que « l’occupation détruit la moralité des occupants ». Les faits n’auront cessé de lui donner raison…

L’évolution de la politique israélienne ne peut, en ce sens, que précipiter dans un malheur décuplé deux peuples amenés à coexister sur la même portion du Proche-Orient. Il serait pour cette raison absurde, pour ne pas dire nuisible, de contribuer à l’aggravation de leur opposition sanglante. Pas davantage qu’hier, ne saurait être remise en question l’existence d’un État ayant forgé sa légitimité historique sur le besoin de protection éprouvé, à l’issue du génocide, par une majorité de Juifs dans le monde. Les Palestiniens, d’évidence, ont besoin d’un État pour accéder à leur pleine souveraineté nationale, et les Israéliens juifs ne sont nullement prêts à voir disparaître le leur. C’est, de ce point de vue, la raison pour laquelle le suprémacisme juif, en rendant définitivement impossible la perspective d’un État palestinien, ne peut engendrer que violence et terreur pour les deux peuples.

Au demeurant, tous les Israéliens ne se retrouvent pas, loin s’en faut, derrière les surenchères ignominieuses des vainqueurs du moment : Netanyahou et ses alliés ne l’ont emporté, ce 1° novembre, qu’avec quelques milliers de voix d’avance. Au-delà du théâtre politique, des forces de paix continuent courageusement à se manifester, en particulier parmi les intellectuels, les artistes, les créateurs. L’une des grandes figures de la gauche israélienne, Élie Barnavi, ne réitérait-il pas récemment son refus de la dérive des dirigeants en place à Tel-Aviv : « Je suis résolument opposé à la colonisation des territoires occupés, que je considère comme une triple abomination — morale, légale et politique — et un partisan de toujours de la création d’un État palestinien souverain aux côtés de l’État d’Israël » (interview au Droit de vivre, novembre 2022) ?

RASSEMBLER POUR UNE PAIX DANS LA JUSTICE

Jamais, au fond, il ne se sera révélé aussi urgent de faire converger toutes celles et tous ceux qui aspirent à une paix dans la justice. Qu’ils soient actifs dans les luttes de résistance non violentes dans les villes et villages palestiniens — elles sont nombreuses, quoique l’univers médiatique les ignore paresseusement —, qu’ils s’opposent en Israël à l’obscure tentation du fascisme, ou qu’ils veuillent un peu partout sur le globe faire triompher l’universalité des droits humains… C’est sur l’exigence du respect des résolutions des Nations unies, lesquelles en appellent à la création d’un État de Palestine entièrement souverain et disposant de sa continuité territoriale dans les frontières de 1967, à l’arrêt de la colonisation, au partage de Jérusalem, à la libération des prisonniers politiques détenus sans jugement, et à une solution négociée de la question des réfugiés des guerres de 1948 et 1967, qu’il est possible de rassembler les opinions dans un mouvement majoritaire, à même de faire bouger le curseur du rapport des forces. L’objectif ? Imposer à la communauté internationale qu’elle se saisisse de ce dossier brûlant ! Avant qu’il ne fût trop tard !

Tel est bien l’enjeu déterminant du moment. Du moins, si l’on veut stopper ce qui ressemble furieusement à une course à l’abîme. Depuis des années, les grandes puissances, États-Unis en tête, ont cyniquement choisi de détourner le regard d’une guerre qu’elles considèrent simplement comme « un conflit de basse intensité », sans importance donc pour les équilibres régionaux et mondiaux. Le pourrissement en cours s’avère cependant de nature à approfondir les haines et à perpétrer des logiques meurtrières qui, si on ne les fait pas dérailler au moyen d’une solution démocratique crédible, serviront immanquablement de carburant aux pires adversaires de la fraternité humaine. Ce conflit, qui a fait couler tant de sang durant le siècle passé sur une terre si riche en symboles culturels, redeviendra alors l’un des plus forts marqueurs de l’injustice de l’ordre globalisé, il polarisera de nouveau la situation internationale, et il sera possiblement instrumentalisé par tous les courants rêvant de pousser les feux du « choc des civilisations » qui leur sert de projet.

D’où l’impérieuse nécessité d’exiger des États membres des Nations unies la reconnaissance du bien-fondé de la revendication nationale palestinienne, l’ouverture sous l’égide de l’institution internationale de pourparlers entre les parties concernées, ainsi que l’adoption de sanctions destinées à isoler les dirigeants israéliens et à les contraindre à mettre un terme à leur politique de force ouverte. La France, parce que sa voix porte particulièrement dans cette zone, a la responsabilité de prendre des initiatives en ce sens, ce qu’elle a renoncé à faire depuis la fin du mandat de Jacques Chirac. Il lui appartient, par exemple, de reconnaître  l’État de Palestine, comme l’ont fait 139 pays et comme l’a demandé la résolution votée par l’Assemblée nationale le 2 décembre 2014. Elle peut également exiger de ses partenaires de l’Union européenne qu’ils suspendent de nouveau, après l’avoir rétabli le 23 octobre dernier, le conseil d’association qui les lie à l’État d’Israël. Le temps, en une période où la guerre se réinvite à l’horizon de l’humanité, s’avère moins que jamais aux déplorations. Il est à l’action afin que, selon la belle formule de Jaurès, « l’affirmation de la paix » soit, à gauche, « le plus grand des combats ».

PS. Comme chacune et chacun a pu le constater, je n’ai pas alimenté ce blog ces dernières semaines. La raison en est simple : élu à la co-présidence de la « commission du texte » en charge de l’élaboration du texte de « base commune » qui sera proposé au conseil national du PCF les 3 et 4 décembre en vue du 39° Congrès du parti, avant d’être soumis au vote des adhérents et adhérentes, j’y consacre l’essentiel de ma réflexion et de mes travaux d’écriture. Je reviendrai toutefois vite, ici,  aux sujets qui me tiennent à coeur dans la période tourmentée que nous affrontons.  

Christian_Picquet

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