La Macronie danse sur un volcan

De mémoire, la France n’aura pas connu pareille crise politique, sociale et institutionnelle depuis Mai 68, pour ne pas évoquer les derniers instants de l’agonie de la IV° République. Je voudrais ici prolonger les réflexions initiées dans deux publications précédentes, la tribune donnée à L’Humanité et mon propos introductif à la discussion du texte d’orientation lors du 39° Congrès du PCF. Retour sur la situation d’un pays devenu un volcan en éruption…

Cette nouvelle donne, surgissant un an à peine après la reconduction du prince élyséen au terme d’un scrutin dévoyé par la nécessité de faire barrage à l’extrême droite, intervient alors que l’ordre capitaliste globalisé est entré dans des convulsions aiguës. La faillite toute récente de la Silicon Valley Bank, autant que celle dont le Crédit suisse se sera trouvé brièvement menacé, jettent une lumière crue sur les ébranlements de la « planète finance » sous l’effet de la hausse des taux d’intérêt décidée par les banques centrales. La guerre d’Ukraine, en accélérant les compétitions entre puissances pour la redéfinition des hiérarchies de dépendance sur la planète, fait de plus en plus planer la menace d’une nouvelle conflagration aux dimensions possiblement nucléaires. L’anxiété, du côté des peuples, en est d’autant plus avivée que ce contexte contribue à aggraver les pertes de souveraineté industrielle, énergétique ou alimentaire des nations — et de la France tout particulièrement, confrontée qu’elle est aux conséquences désastreuses pour elle de la désindustrialisation néolibérale comme de la soumission de ses élites à des règles européennes ne profitant qu’à l’oligarchie possédante et à la prééminence de l’Allemagne sur le continent. L’omnipotence désormais acquise par les marchés financiers achève, par surcroît, d’asphyxier la démocratie dans l’ensemble des pays en butte à un identique processus de déconstruction des conquêtes sociales les plus fondamentales du demi-siècle écoulé. Bref, un capitalisme agité de spasmes de moins en moins maîtrisés paraît à la recherche de nouveaux paradigmes de développement que ses serviteurs, en France comme ailleurs, sont bien en peine de proposer. Tels sont la toile de fond et les ingrédients de la présente crise française.

UN COUP DE FORCE DEVENU AVEU DE FAIBLESSE  

C’est cependant en cette période des plus tendues — ou, peut-être, de ce fait —, que le résident du faubourg Saint-Honoré aura choisi d’affronter la société en escomptant, par sa seule inflexibilité et grâce à l’enfermement absolutiste que lui permettent nos institutions, la plier aux injonctions pressantes du capital et de la Commission européenne. Considérant ainsi que « les risques économiques et financiers sont trop grands », aveu explicite de ses véritables motivations, il aura ignoré la crise de régime sur laquelle s’est achevée la séquence électorale de 2022 — avec l’ébranlement visible des formes et du mode de domination politique de la classe dominante. Il aura ouvertement méprisé le refus de sa contre-réforme des retraites par l’écrasante majorité de l’opinion. Il sera allé, dans le même esprit et simultanément, jusqu’à violenter les droits du Parlement et balayer la démocratie sociale en la traitant comme un obstacle à ce qu’il aura osé qualifier de « cheminement démocratique » de sa contre-réforme. À la manière d’une tête couronnée de l’Ancien Régime, il considère manifestement  que seule compte, dans la prise de décision au sommet de l’État, l’intangibilité des règles et normes censées rendre la puissance publique indifférente à l’état d’esprit des Françaises et des Français.

Sauf que le recours au fameux article 49-3 aura fait entrer en éruption un volcan déjà grondant. Il aura fait apparaître que l’alliance conclue entre la Macronie et les  dirigeants du parti LR n’avait pu résister, au Palais-Bourbon, à la pression populaire. Il aura, ce faisant, révélé que l’exécutif n’avait pas davantage de majorité à l’Assemblée que dans l’Hexagone. Il aura, de ce fait, sanctionné la défaite d’un clan gouvernant incapable de trouver la moindre légitimité institutionnelle pouvant faire pièce à l’évanouissement de ce qu’il pouvait lui rester de légitimité populaire. Il aura, au final, renvoyé à l’opinion l’image d’un pouvoir obstiné, prêt à entraîner le pays vers l’étranglement des principes de sa République. 

Au coup de force perpétré par des dirigeants sortis déjà étrillés du scrutin législatif de l’an passé et se comportant dorénavant en citadelle assiégée, ne pouvait donc répondre qu’une explosion de colère. Cette dernière s’est exprimée dès le soir du pathétique « engagement de responsabilité » de la Première ministre à la Chambre, avant de se poursuivre par des mobilisations rebondissant d’une journée d’action à l’autre, l’ampleur variable des manifestations n’étant pas un signe d’essoufflement mais seulement l’inévitable conséquence d’un mouvement durant depuis des mois maintenant. Qu’au fil de tant de semaines et de douze journées d’action, les cortèges demeurent aussi imposants, et que les grèves persistent en dépit de ce qu’elles coûtent à des salariés déjà en butte à un pouvoir d’achat en berne, fait clairement du mouvement en cours l’un des plus importants de ces trente ou quarante dernières années.

Que les actions violentes de petits groupes venus parasiter les manifestations aient beaucoup retenu l’attention des grands médias ne saurait, par conséquent, occulter l’essentiel : la jeunesse de plus en plus évidente des rassemblements, l’importance de ceux-ci dans les villes les plus éloignées des grands centres métropolitains, le soutien toujours aussi massif apporté au mouvement social par une population désavouant l’utilisation du 49-3 et souhaitant que l’équipe Borne débarrasse au plus vite le plancher. 

Pour la première fois depuis l’irruption des « Gilets jaunes », le chef de l’État a atteint son plus haut niveau d’impopularité, le phénomène n’épargnant plus son socle électoral du premier tour de la présidentielle. Ce qui amenait récemment le politologue Jérôme Jaffré à ce constat : « Une partie du pays est en rage. Ce n’est plus une colère sociale ou politique, mais de l’antimacronisme pur et dur, comme en 2018 avec les ‘’Gilets jaunes’’. La question, c’est celle de l’embrasement, ou pas, du pays » (Le Journal du dimanche, 19 mars 2023). Voilà, très précisément, où en est rendue la France…

LA CENSURE EST DANS LA RUE

L’ultime manifestation de l’extrême fragilité politique et institutionnelle de l’exécutif, aura été le résultat du vote de la motion de censure déposée à l’initiative du groupe centriste « Liot » de l’Assemblée nationale. Certes, comme pour sortir ses troupes de leur désarroi, Madame Borne aura voulu y voir « une victoire » censée valoir approbation de la retraite à 64 ans. Neuf petites voix manquantes à un vote portant exclusivement sur le congédiement du gouvernement ne saurait pourtant conforter le pouvoir, lorsque l’on sait à quelles pressions et chantages de toute sorte les députés de droite et du centre, sans même parler des hésitants de la Macronie, auront été soumis. Il n’en est que plus significatif que la défiance ait gagné 60 voix depuis la dernière motion déposée suite à l’utilisation d’un 49-3…

De sorte que, de ce scrutin ric-rac aux propos incendiaires réitérés à plusieurs reprises par le président de la République, le pays se sera un peu plus enfoncé dans une crise politique sans cesse aggravée par la mobilisation populaire, celle-ci étant elle-même dopée par l’illégitimité manifeste des décisions prises par les gouvernants. J’ai déjà, dans cette note, plusieurs fois parlé de légitimité. C’est, en effet, la question centrale posée par ce moment de bascule que connaît notre pays.

Emmanuel Macron aura cru y répondre en convoquant ce qu’il prétend être le principe de la République : la « souveraineté du peuple » reposant entre les seules mains de ses représentants, qu’il aura dédaigneusement opposé à « la foule » décrétée irresponsable et enivrée de passions irraisonnée. Le mépris aristocratique de notre petit monarque élyséen n’a décidément d’égal que son ignorance de l’histoire nationale. 

Dans ce pays, qui a tenu à rappeler ses origines révolutionnaires dans le préambule de la Constitution de 1946 (repris ensuite, in extenso, par  la Loi fondamentale de 1958), la République se définit à la fois comme démocratique et sociale. De la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, elle tient ce principe selon lequel les « représentants » du peuple ne détiennent une part de la souveraineté que par délégation des citoyens. Ainsi, l’article 3 du texte de 1789 stipule-t-il, en son article 3,  que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». Ce que l’article 6 précise avec encore plus de netteté : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. » Tout est, on le comprend, dans l’utilisation de ce « ou »… Ce que, à sa manière, Jean-Jacques Rousseau avait pour sa part exprimé en considérant que « là où est le représenté, il n’y a plus de représentant » (« Du Contrat social », in Oeuvres politiques, Classiques Garnier Bordas 1989 ).

Dit autrement, il s’impose à une autorité politique de vérifier régulièrement qu’elle dispose de l’assentiment populaire, c’est-à-dire de tenir compte de ce que dit « la rue ». Bien qu’il se revendique toujours de la droite, Henri Guaino le rappelait dernièrement à sa propre famille  de pensée et à la technocratie, intimement liée au monde de la finance, qui colonise l’appareil de l’État : « La légitimité, l’autorité, elles se gagnent, elles se méritent tous les jours, ce sont des plébiscites de tous les jours, et c’est ce qui rend si difficile l’art de gouverner comme celui de commander oblige à chercher tout le temps où se trouve la limite du consentement qu’il faut éviter de franchir » (Le Figaro, 27 mars 2023). Ce n’est pas pour rien, qu’au fil de plus de 200 ans de débats républicains, soit toujours revenue la question de l’équilibre à trouver entre démocratie délégataire et démocratie directe ou participative, pouvoirs des Assemblées et consultations populaires, citoyenneté politique et citoyenneté sociale. Comme il n’est pas fortuit que, dans les diatribes présidentielles des dernières semaines, ait été littéralement effacé le mot de « citoyen ».

Lorsque l’attitude des gouvernants se révèle à ce point en décalage avec le sentiment du pays profond, et plus encore avec ses références culturelles les mieux enracinées, au point que chaque sondage sans exception vînt confirmer que la quasi-totalité des actifs, avec les trois-quarts de l’opinion, rejettent le passage à 64 ans de l’âge du départ à la retraite, plus rien ne peut rétablir la stabilité de l’ordre établi. Dans un récent ouvrage, le politologue Stéphane Rozès pointe une dimension incontestable de la période présente en remarquant que les peuples, confrontés au capitalisme mondialisé et financiarisé, « ne peuvent ni ne veulent renoncer à ce qu’ils sont » (in Chaos, Essai sur les imaginaires des peuples, Cerf 2022). La France est en train d’en fournir l’ultime exemple, et c’est sans doute la raison pour laquelle l’Europe des possédants, autant que celle des exploités, observent avec une extrême attention la secousse tellurique qui vient de s’y produire et se traduit par des répliques en série.

Sans doute, dans un contexte de dégradation massive du pouvoir d’achat et du fait des échecs essuyés par le passé, les grèves ne sont-elles pas simples à reconduire. Incontestablement, la jeunesse n’est toujours pas parvenue à structurer son mouvement dans les lycées et les facultés, ce qui traduit l’aggravation de ses conditions de vie et d’études, conjuguée à la désagrégation des organisations qui structurèrent longtemps les milieux scolaire et universitaire. Il n’empêche ! Tout atteste que nous sommes entrés dans une période de contestation aussi massive que durable qui, si elle n’aura pas mis la France à l’arrêt, comme eût pu le faire une grève générale en d’autres temps, n’en prend pas moins la dimension d’un mouvement fait d’irruptions spectaculaires et de replis temporaires, d’arrêts de travail perlés, d’entrée progressive dans l’action collective d’une fraction de la jeunesse se retrouvant aussi bien dans les défilés de l’intersyndicale que dans des soirées de manifestations non déclarées. 

Ce qui fait le caractère aussi inédit que prometteur de cette déflagration est incontestablement l’imbrication de toutes les résistances sociales — de la bataille des retraites ou de la protection sociale à celle visant l’augmentation des salaires, de la défense de l’emploi face aux fermetures d’entreprises ou aux délocalisations à celle des services publics, du besoin de reconquérir l’indépendance industrielle ou énergétique de notre Hexagone à l’impérieuse nécessité d’ouvrir un autre avenir à notre jeunesse — avec l’aspiration démocratique piétinée par un pouvoir au service exclusif du capital.

QUAND LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL PARACHÈVE LA CRISE DE REPRÉSENTATION

Une séquence, seulement une séquence, se sera achevée avec la décision du Conseil constitutionnel de valider le projet de loi rectificative de financement de la Sécurité sociale, doublée du rejet de la procédure de référendum d’initiative partagée engagée par les parlementaires communistes et cosignée par 252 députés et sénateurs. En censurant, dans le même temps, plusieurs des articles de la loi considérés comme des « cavaliers » inappropriés, les juges constitutionnels auront pourtant démontré que leur arrêt eût dû être tout à fait différent. 

L’introduction frauduleuse de dispositions n’ayant rien à voir avec un texte censé traiter des finances publiques aura, en effet, donné la mesure de la volonté gouvernementale de tordre les règles élémentaires de la démocratie parlementaire, pour mieux assurer son passage en force. D’ailleurs, le Conseil l’aura reconnu du bout des lèvres en pointant l’incongruité juridique consistant à faire passer une réforme des retraites dans un véhicule législatif portant théoriquement sur les équilibres budgétaires. « Nous sommes sur une question économique mais nous ne sommes pas en train de rectifier le budget précédent », accuse ainsi Arnaud Lucchini, signataire d’un appel de 65 chercheurs, qui ajoute : « Nous sommes en présence d’une violation de la Constitution dans le sens où le gouvernement a utilisé une case alors qu’il faudrait être dans une autre case » (La Marseillaise, l’hebdomadaire de l’Occitanie, 14 avril 2023).

En faisant prévaloir sa sensibilité politique sur les arguments de droit — l’institution de la rue Monpensier, issue d’une désignation hautement politique puisque procédant de la volonté discrétionnaire du président de la République et des présidents des deux Assemblées, doit en permanence choisir entre ses liens étroits aux pouvoirs en place et les règles posées par la Loi fondamentale, ce qui, depuis sa création, l’aura régulièrement amené à se situer en protection des premiers —, le Conseil constitutionnel aura au final aggravé la crise de régime. Lorsqu’un phénomène d’illégitimité frappe toutes les formes de représentation, avec l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui, la « sagesse » eût consisté à ouvrir une porte de sortie à l’épreuve de force. Il aura fait l’inverse, en cherchant à conforter dans ses choix le monarque élyséen, portant le discrédit sur sa propre autorité. 

Ce faisant, il aura un peu plus enfermé la nation dans une impasse : il n’y a désormais plus rien entre le peuple soulevé, les structures représentatives de la démocratie sociale, mais aussi les élus ou les corps intermédiaires, et le sommet de l’État où s’est retranché un clan devenu inaudible du plus grand nombre, entouré d’une technostructure que sa formation et ses tropismes idéologiques conduisent à toujours placer les intérêts du capital avant l’intérêt général. 

LA TENTATION DU RECOURS À LA FORCE

Rien n’est, pour cette raison, réglé. Si le monde du travail ne sera pas encore parvenu à faire plier les gouvernants, ces derniers auront définitivement perdu le pays. Je dis bien définitivement… Emmanuel Macron aura bien pu, à l’occasion de son intervention télévisée du 17 avril, se donner « 100 jours » pour trouver un nouveau souffle, la dynamique déjà infime de son second quinquennat s’avère épuisée, avant même qu’il ait pu célébrer le premier anniversaire de sa reconduction au Château. Pour l’immense majorité des Françaises et des Français, il va désormais rester comme le symbole de l’autocrate méprisant auquel les institutions offrent les moyens d’agir contre le peuple et ses attentes. Dans ces conditions, ce n’est pas simplement le régime qui fait eau de toute part, c’est la V° République qui arrive en bout de course…

Dès lors, tant que la solution de l’apaisement du pays par toute forme imaginable de retrait ou de suspension, comme le demande l’intersyndicale, se heurte à une fin de non recevoir de la part du Prince, les autres pistes d’atterrissage apparaissent pour le moins aléatoires. Celle de l’alliance avec la droite traditionnelle, à travers une nouvelle coalition qui pourrait trouver une étroite majorité au Palais-Bourbon, eût en théorie été imaginable, tant les programmes de la Macronie et de LR sont empreints de la même volonté fanatique de casser le modèle social français. Il reste néanmoins à trouver les candidats prêts à grimper sur le Titanic au moment où son commandant vient de le faire échouer. De même, celle d’un apaisement de la relation avec les syndicats dits « réformistes » eût sans doute pu s’imaginer, si l’exécutif n’avait choisi d’insulter régulièrement ses représentants, et si la colère ne s’était à ce point installée au plus profond de l’Hexagone.

On peut dès lors redouter que le recours à une stratégie de la tension, ou pour le dire autrement à une logique de force, devînt la planche de salut d’une élite à la dérive. Une bourgeoisie apeurée cherche toujours une issue de secours de cette nature quand l’état du pays devient convulsif. Lorsqu’un Gérald Darmanin multiplie, sous prétexte de fermeté envers les agissements de petits groupes violents, les provocations verbales contre les manifestants et les grévistes, lorsque sous son impulsion la tactique policière change brutalement de braquet contre les défilés, ou lorsqu’un Éric Ciotti en arrive à parler de « terrorisme d’extrême gauche » et à souhaiter « que ce combat devienne une priorité nationale à l’égal du combat contre le terrorisme,islamiste » (Le Figaro, 27 mars 2023), nous ne sommes plus très loin de l’appel au déclenchement de l’état d’urgence. 

Si d’aucuns avaient encore un doute sur ce à quoi servent les casseurs de flics ou de mobiliers urbains qui empêchent les cortèges syndicaux de s’écouler en affirmant leur tranquille massivité, l’utilisation qu’en font présentement ministres et démagogues réactionnaires devrait suffire à ouvrir les yeux. D’autant que, de la tentation à former un parti de la peur aux clins d’oeil appuyés en direction de l’extrême droite, il n’y a qu’un pas, qu’un Jean-Pierre Raffarin vient allègrement de franchir en préconisant un « front républicain » contre la gauche…

OFFRIR UN DÉBOUCHÉ À LA COLÈRE

Nous n’en sommes évidemment pas là. Cela dit, à partir du moment où les enjeux s’aiguisent, et où le Rassemblement national se déclare aussi ouvertement prêt à cueillir les fruits du chaos provoqué par une Macronie dépourvue de vision d’avenir — et ce, bien que le parti d’extrême droite ait été totalement absent du mouvement populaire —, il importe de réfléchir vite aux perspectives à proposer aux millions d’hommes et de femmes qui, au gré des trois derniers mois, auront acquis la conscience aiguë que c’est l’avenir de la France qui s’avère en jeu. 

Pour ce qui la concerne, il revient à l’intersyndicale de décider des prochains rendez-vous de mobilisation, comme elle vient de le faire en appelant à un Premier Mai historique par le nombre de citoyens, de travailleurs et travailleuses, réunis à cette occasion. La préservation du front qu’elle sera parvenue à former depuis le début de la confrontation sociale constituera l’un des principaux éléments du rapport de force dans la prochaine période. Tout appelle à cette union reconduite, dans le respect de la diversité du syndicalisme français, afin de mettre en  échec les manoeuvres qu’à l’Élysée et à Matignon on prépare manifestement pour favoriser son éclatement. Aujourd’hui autant qu’hier, le front uni des organisations du monde du travail est la condition d’une victoire toujours atteignable et imposant l’abrogation de la contre-réforme des retraites, les gouvernants faisant l’objet d’un isolement phénoménal.

Il importe cependant de répondre, dans le même temps, au sentiment montant de la société que la démocratie se trouve battue en brèche par les classes dirigeantes. Puisque le Conseil constitutionnel s’est donné jusqu’au 3 mai pour statuer sur la seconde procédure de référendum d’initiative partagée, la pression doit s’organiser, afin d’exiger que le peuple fût consulté. Et si d’aventure, une fois encore, ses membres faisaient passer leurs affinités politiques avant le respect du principe de souveraineté populaire inscrit au coeur de notre construction républicaine, il faudrait mobiliser le pays en vue d’une votation citoyenne, laquelle pourrait s’organiser à partir des municipalités républicaines, des bourses du travail, des maisons associatives… 

À une oligarchie prétendant imposer sa loi au moyen d’une succession de coups de force légaux quoique illégitimes, la République devrait alors trouver refuge auprès de celui sans lequel elle n’est qu’une forme juridique vide de contenu : le peuple de France. « Vous n’empêcherez pas la souveraineté citoyenne de se faire entendre » : tel devrait être le mot d’ordre unifiant organisations syndicales, partis de gauche et écologistes, mouvements associatifs, forces vives de la nation, afin de réunir les suffrages par millions. 

Ce serait parfaitement possible, si un nouveau déni de démocratie venait à se manifester, au vu de la force que revêt présentement l’aspiration du pays à se voir respecter… et si l’on se remémore, en regard, le million d’électeurs et électrices qui avaient, en 2019, en quelques semaines seulement, adhéré à la précédente procédure de RIP, portant sur un problème bien moins mobilisateur, la privatisation d’Aéroport de Paris. Nul doute que la morgue affichée par les macronistes serait vite, cette fois, rendue impossible.

Au-delà, il nous incombe, à gauche, de mettre les bouchées doubles pour faire exister, dans le débat public, une offre à même d’aboutir à une majorité politique et à un gouvernement porteurs de propositions crédibles se faisant l’écho de l’attente du grand nombre. Parlons sans détour, cette offre ne saurait se résumer à l’actuelle Nupes, dont chacun voit bien, qu’en dépit d’une éruption sociale historique, elle ne bénéficie pas d’une dynamique nouvelle, qui lui permettrait d’élargir le socle électoral qui l’avait vue, en juin de l’an passé, doubler la représentation de ses quatre composantes au Palais-Bourbon. 

Il est, à cet égard, à craindre que l‘évocation d’un « Acte II » de ladite Nupes, qui consisterait à transformer une coalition en un mouvement politique structuré sur le terrain, voire reposant sur des adhésions directes — dispositions qui n’intéressent guère au-delà des courants qui les proposent —, n’éloigne plutôt le débat du véritable enjeu d’un moment historique. Le défi vital posé à la gauche est, en effet, de savoir comment gagner l’implication, dans une construction pouvant conduire à un changement de pouvoir, de toutes celles et de tous ceux qui sont en train de réaliser une expérience inédite, à travers leur surgissement sur la scène nationale où ils défendent leurs intérêts de classe avec leurs propres méthodes de lutte. À eux, à elles, il convient de parler de leurs problèmes, de leurs vies, des solutions pouvant faire bifurquer le cours des choses. Il importe de leur proposer un processus qui en fasse les acteurs et actrices de la transformation de la France.

C’est, très précisément, ce que recouvre la proposition de « pacte pour le redressement social, démocratique, écologique », formulée par le dernier congrès du Parti communiste français. L’heure n’est certainement pas à l’autosatisfaction fugace que peuvent procurer les proclamations révolutionnaristes ou les déclarations ultimatistes, telles celles ayant amené certains à une opposition délirante aux organisations syndicales. En son temps, confronté au fascisme montant sur tout le continent, le Front populaire avait su conduire les forces du travail à la victoire dans les urnes, à partir d’une plate-forme dont la visée se résumait en un triple objectif : « le pain, la paix, la liberté. » Grâce à quoi, la classe ouvrière avait ensuite trouvé l’énergie de la première grève générale du siècle passé, laquelle lui avait permis d’arracher des conquêtes aussi décisives que les congés payés. Quelques années plus tard, alors que la nuit enveloppait le pays, le Conseil national de la Résistance, à partir du programme des « Jours heureux », avait conduit la reconstruction de la République jusqu’à la remise en cause de la toute-puissance des « grandes féodalités » économiques, et à l’instauration de cette Sécurité sociale que les mastodontes de la finance et des assurances privées rêvent maintenant de nous dérober.

C’est à un mouvement inspiré de ces exemples, sans bien sûr les plagier, que nous appelle la gigantesque secousse en cours. Trois questions concentrent d’évidence les potentialités transformatrices de celle-ci. D’abord, le travail, auquel il importe de redonner un sens émancipateur, en sécurisant l’emploi et la formation afin d’en finir avec le chômage et la précarité, en parachevant l’oeuvre d’Ambroise Croizat grâce à une Sécurité sociale digne de ce 21° siècle débutant, en ouvrant le chemin à un nouveau mode de développement social et écologique, en permettant à cette fin à la collectivité de s’approprier les secteurs stratégiques de l’économie et de la finance. Ensuite, la République, pour qu’enfin citoyens ou citoyennes recouvrent leurs droits de décider vraiment de leur avenir et de celui du pays, et pour que les principes d’une refondation républicaine franchissent le mur invisible du droit de propriété capitaliste, grâce à de nouveaux pouvoirs de décision pour les salariés et leurs organisations, en particulier à l’entreprise. Enfin, l’indépendance recouvrée de la France, condition pour qu’une transformation progressiste y devînt possible, que fût reconquise sa souveraineté industrielle, énergétique ou alimentaire, qu’elle pût s’extraire des injonctions des marchés financiers et porter en direction du reste de l’Europe et du monde la proposition d’un ordre fondé sur la coopération et la paix.

À les écouter, décideurs et commentateurs en vogue espèrent que l’intransigeance de l’exécutif et l’entrée en vigueur de la contre-réforme des retraites, en entérinant une défaite du mouvement social, finiront par amener notre peuple à la résignation. Ils se trompent lourdement, comme ils se sont trompés tout au long des trois mois écoulés en ne saisissant pas que le modèle néolibéral ne disposait plus d’aucun consensus parmi les populations, ici comme ailleurs. Une épreuve de force d’une pareille ampleur laisse nécessairement des traces indélébiles dans les consciences. La fracture entre l’écrasante majorité du pays, qui se sent bafouée, et une élite dont le comportement méprisant n’a d’égal que son isolement, se révèle même de nature à porter l’exaspération à son paroxysme. Difficile de prédire quels chemins cette colère empruntera au cours des prochaines semaines. Une chose est, toutefois, d’ores et déjà certaine, la nouvelle donne française relève de ces événements majeurs qui ouvrent à la gauche un immense champ de possibles. Mais, si la réponse progressiste ne se révélait pas à la hauteur, ou si elle prenait trop de retard, le rejet des injustices pourrait, croyant trouver une issue, s’engouffrer dans des impasses catastrophiques. Nous sommes loin d’une fin de partie…

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Christian_Picquet

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