Néolibéralisme, démocratie et République

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait à juste titre Albert Camus. Le propos s’applique parfaitement, du moins me semble-t-il, à une conjoncture hexagonale dans laquelle le pouvoir macronien aura tout entrepris pour faire passer en force sa contre-réforme des retraites, usant et abusant à cette fin de tous les articles coercitifs de la Constitution, et il n’en manque pas. Tout cela pour en arriver, ce 8 juin, à la décision de la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, de recourir à une autre disposition de la Loi fondamentale, en l’occurrence son article 40, pour priver les députés du droit de se prononcer sur la proposition du groupe Liot  (« Libertés, indépendants, Outre-mer et territoires ») visant à abroger le passage à 64 ans de la cessation d’activité des salariés.  Au nom de cet article, qui décrète « non recevables » des propositions qui auraient « pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique », et qui avait été jusqu’ici peu utilisé dans la mesure où il rend tout simplement impossible l’initiative indépendante des parlementaires, macronistes et droite réunis ont manoeuvré pour vider de contenu le texte des députés centristes. Faut-il néanmoins considérer, comme je l’entends si fréquemment à gauche, que nous serions en train d’assister à la mise à mort de la démocratie, autrement dit, si les mots ont un sens, à l’avènement sournois d’une forme de dictature (certains parlent même de « démocrature », par allusion aux régimes brutaux et corrompus de l’Afrique post-coloniale ou encore aux pouvoirs « illibéraux » d’Europe centrale) ? À mon sens, ce genre d’analyses lapidaires manque en réalité sa cible, dès lors qu’il ne permet pas d’identifier précisément ce qui se joue en un moment politique dont chacun et chacune ressent instinctivement l’extrême gravité. Au demeurant, nul n’ignore qu’un nombre grandissant de Françaises et de Français exprime leur divorce sans précédent avec toutes les formes de représentation politique et sociale. On doit, par conséquent, redouter qu’en multipliant des sentences définitives mal maîtrisées, on renforce des comportements pouvant alimenter des scénarios-catastrophe : si nous sommes d’ores et déjà sortis de la démocratie, comment distinguer encore entre les offres politiques en présence pour, a minima, faire barrage aux pires d’entre elles ?  

Bien sûr, chacune et chacun mesure le danger d’une pratique des institutions qui consiste, de la part d’un exécutif à la légitimité populaire réduite comme peau de chagrin, à bafouer la démocratie sociale, à mépriser les organisations syndicales bien qu’elles aient fait preuve d’une unité sans failles au fil de cinq mois d’épreuve de force intense, à ignorer l’opposition de l’écrasante majorité du pays à une loi qui n’entend répondre qu’à la soif de nouveaux débouchés pour les marchés financiers et aux injonctions austéritaires de la Commission européenne, à étrangler le peu d’autonomie que conserve le Parlement, à faire usage d’une violence peu courante — même sous une V° République née d’un pronunciamento — contre des manifestations aussi massives qu’empreintes d’un impressionnant esprit responsabilité.

DÉFIANCE NÉOLIBÉRALE POUR LA DÉMOCRATIE 

C’est, pour le dire d’un mot, une constante de la Macronie depuis six ans, emportée qu’elle se trouve par son fanatisme néolibéral, que de multiplier les comportements agressifs vis-à-vis d’un peuple rétif à la transformation de la France en une société de marché,  et n’ayant cessé de le manifester des « Gilets jaunes » aux mobilisations d’une fraction grandissante de la jeunesse contre le dérèglement climatique, de la défense des services publics aux luttes d’entreprises pour les salaires ou contre les licenciements et autres délocalisations, du nouvel essor du mouvement féministe aux innombrables refus du racisme et des discriminations.

L’universitaire suisse Jean-François Bayart décrit parfaitement la philosophie de l’équipe en place depuis 2017, mais il eût pu exactement user des mêmes mots pour caractériser l’action d’un Nicolas Sarkozy quelques années auparavant : « Emmanuel Macron (…) a entendu faire prévaloir la combinaison schmittienne d’un ‘’État fort’’ et d’une ‘’économie saine’’ en promulguant ses réformes néolibérales par voie d’ordonnances, en court-circuitant les corps intermédiaires et ce qu’il nomme ‘’l’État profond’’ de la fonction publique, en s’en remettant à des cabinets privés de conseil ou à des conseils a-constitutionnels tels que le Conseil de défense, en réduisant la France au statut de ‘’start-up nation’’ et en la gérant comme un patron méprisant ses employés, ‘’Gaulois réfractaires’’ » (Le Temps, 8 mai 2023).

Ne découvriront cette tendance lourde que ceux et celles qui n’avaient pas encore saisi à quel point les néolibéraux, quoiqu’ils n’aient que le mot « liberté » à la bouche lorsque le mouvement ouvrier s’emploie à limiter les empiètements du capital, ne supporte la démocratie qu’à la condition qu’elle favorise le libre jeu des forces du marché et les règles décrétées intangibles d’une concurrence qu’aucune politique sociale ne devrait jamais venir fausser à leurs yeux. 

L’un de leurs plus éminents théoriciens, Friedrich Hayek, n’écrivait-il pas en 1943 : « La démocratie est essentiellement un moyen, un procédé utilitaire pour sauvegarder la paix intérieure et la liberté individuelle. En tant que telle, elle n’est nullement infaillible. N’oublions pas non plus qu’il a souvent existé plus de liberté culturelle et spirituelle sous un pouvoir autocratique que sous certaines démocraties — et qu’il est au moins concevable que sous le gouvernement d’une majorité homogène et doctrinaire, la démocratie soit aussi tyrannique que la pire des dictatures » (in La Route de la servitude, PUF-Quadrige 1993) ? C’est d’ailleurs en vertu de ces considérants que la fameuse « École de Chicago », regroupant les disciples de Hayek et du pape du monétarisme, Milton Friedman, firent du Chili de Pinochet le laboratoire de la contre-révolution conservatrice qui devait, au début des années 1980, souffler sur l’ensemble du monde capitaliste.

Voilà comment, et pourquoi, l’autolimitation des prérogatives de l’État, dans le but de le placer au service exclusif des nouveaux besoins du capital, et le phénomène récurrent de « dé-démocratisation » de la démocratie, si bien mis en lumière par Wendy Brown dans ses réflexions nourries à partir de l’étude de la société américaine d’aujourd’hui (voir notamment Les Habits neufs de la politique mondiale, Les Prairies ordinaires 2007), se conjuguent depuis des années pour favoriser la casse des conquêtes populaires les plus essentielles de la seconde moitié du siècle écoulé, ainsi que du droit social les ayant accompagnées. En ce sens, il est parfaitement justifié, pour décrire la cohérence du libéralisme autoritaire qui se dévoile progressivement au sommet de la société française, autant que de ses semblables, de parler d’un nouveau type de régime politique. 

Pour autant, dénoncer sans plus de précision une sortie de la démocratie se révèle peu opérant, dans la mesure où les libertés individuelles, les droits de s’exprimer et de s’organiser, sans parler du suffrage universel lui-même, perdurent. Qu’ils aient été rognés, entravés, mutilés ne saurait conduire à ignorer que la classe dirigeante n’est pas parvenue à les éradiquer. Ce qui témoigne d’un rapport de force politique et social qui, bien que lourdement dégradé par des années de revers infligés aux forces du travail et aux catégories populaires, n’a pas définitivement basculé à l’avantage des possédants. On vient d’ailleurs d’en avoir la confirmation éclatante avec le soulèvement populaire ayant répondu à la  contre-réforme des retraites, sans précédent depuis les mobilisations de 1995 contre le plan Juppé ou de 2006 contre le projet de « contrat première embauche ». Cela fait, on en conviendra, une sacrée différence avec une dictature qui ne conserverait que les apparences de la démocratie, à l’instar des processus que l’on voit à l’oeuvre en Europe centrale ou orientale.

RENDRE LES MARCHÉS LIBRES EN DÉTRUISANT LA RÉPUBLIQUE

Paradoxalement, en voulant croire que la démocratie ne serait plus qu’illusion, on en arrive à ignorer l’objet premier de l’attaque frontale de la grande bourgeoisie : la République, désormais visée en ses fondements mêmes. Sans doute, démocratie et République sont-elles indissociables, mais on aurait grand tort de les assimiler. Car la seconde apporte à la première une complémentarité fondamentale, cette conception originale dont la France a hérité avec sa Grande Révolution, selon laquelle c’est la recherche de l’intérêt général qui doit inspirer les politiques publiques et, singulièrement, conduire à combattre les systèmes de domination associant de facto pouvoir de décision et possession des richesses. En ce sens, celles et ceux qui me suivent ici l’ont remarqué, je me suis toujours opposé — avec d’autres, fort heureusement — aux assertions assimilant la République à un régime neutre auquel il reviendrait simplement d’arbitrer entre des sollicitations opposées, ainsi que la tradition du libéralisme politique des XVIII° et XIX° siècle imaginait le rôle du pouvoir d’État.  

Évidemment, traduction de luttes de classes d’une âpreté qui fait pour partie l’exceptionnalité française, les Républiques instituées se seront toutes identifiées aux violences commises contre les classes travailleuses, aux crimes du colonialisme, ou encore à des politiques discriminatoires en tout point opposées à l’idéal proclamé d’égalité entre les citoyens. Reste que, dans la conscience du peuple français, et l’on pourrait même dire dans son imaginaire, la République se trouve associée à un corps de principes résonant, jusqu’à nos jours, comme un défi permanent aux privilèges de la naissance et de la fortune : la souveraineté du peuple, définie comme la seule source de la légitimité politique ; la puissance publique, considérée comme dépositaire de la volonté générale, c’est-à-dire si les mots ont un sens, de celle du plus grand nombre ; la vie collective, fondée sur un contrat social — que l’on ne saurait confondre avec la juxtaposition de contrats usuels, idée chère à la mise en concurrence des individus en économie capitaliste —, qui amène la société à se reconnaître une dette envers quiconque affronte la relégation et la précarité des conditions d’existence ; le fait national, qui tend d’emblée vers l’universel et s’écarte pour cette raison radicalement de toute idée de filiation ethnique ou d’appartenance religieuse, afin de mieux se définir politiquement comme « communauté des citoyens » libres et égaux, sans égards pour leurs origines ou leurs convictions intimes ; la laïcité, qui précisément garantit l’unité de la nation au moyen de la liberté de conscience que chacune et chacun se voit reconnaître…

Rien de plus éloigné de l’approche néolibérale que ce qu’il faut bien  considérer comme un véritable projet de société. Ce n’est pas pour rien que, depuis quatre décennies, la République se retrouve de nouveau la cible d’une offensive de classe impitoyable. Sur cette longue période, le capital s’est en effet employé à dynamiter « l’État social ». Or, les formes que revêt celui-ci dans notre pays, doivent tout aux choix de la Résistance, lorsqu’elle jeta les bases, à la Libération, d’un nouveau pacte républicain. Ce dernier reposait, en effet, sur quatre piliers fonctionnant de concert : la protection sociale, avec en son coeur la Sécurité sociale et le système de retraites par répartition ; les services publics, conçus comme appropriation par la société des secteurs de l’économie qui relève du bien commun ; le droit du travail, concourant à l’instar de la Sécurité sociale à « débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain » (pour reprendre les termes de l’ordonnance du 4 mars 1945 promulguée par le gouvernement du général de Gaulle, où l’on reconnaît sans peine la patte des communistes) ; et toutes les politiques publiques, reposant si besoin sur la nationalisation des « grandes féodalités économiques et financières », dont l’objectif était la limitation de la toute-puissance du capital en matière d’emploi, de budget, de choix industriels, de redistribution par la fiscalité. 

Si, à propos du programme du Conseil national de la Résistance, dont nous venons tout juste de célébrer le 80° anniversaire, il est si pertinent d’évoquer une visée d’évidence inspirée de la perspective communiste, c’est que les attendus de tous ses textes fondateurs portent une commune exigence : en finir avec « la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes  et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. (…) Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité » (toujours selon l’ordonnance du 4 mars 1945). On comprend que Monsieur Denis Kessler, cette haute figure du monde de l’assurance tout juste disparue et qui avait été le numéro deux du Medef, ait appelé en 2007 sa classe à « sortir de 1945 » et à « défaire méthodiquement le programme du CNR »

Dans un ouvrage à la richesse méritant d’être saluée, quoique je n’en partage pas toutes les analyses, Grégoire Chamayou pointe justement le fait que le jusqu’au-boutisme néolibéral ne recherche pas simplement à réduire la place de l’État, mais plus fondamentalement à réorganiser l’ensemble du mode de domination de la bourgeoisie sur la société, ce qui implique tout à la fois de transformer le rôle de la puissance publique et d’imposer l’indépendance des marchés envers cette dernière. Il écrit : « La dimension autoritaire du néolibéralisme excède la sphère du pouvoir d’État. Ce que défend bec et ongles le monde des affaires — tel est le sens de sa mobilisation politique — c’est l’autonomie de son gouvernement privé. S’il y a bien un acteur social qui ne veut pas être gouverné, c’est lui : se rendre soi-même ingouvernable, mais ceci pour mieux gouverner les autres. Organisant l’ingouvernabilité des marchés, le néolibéralisme les élève au rang de dispositifs de gouvernance » (in La Société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique 2018).

Tel fut, exactement, le projet porté par l’actuel hôte de l’Élysée lorsqu’il s’imposa à notre peuple en profitant de la désagrégation conjointe des deux partis ayant, jusqu’en 2017, structuré les alternances au sommet de l’État. Avec le soutien actif — et la puissante contribution matérielle — du capital financier, il s’identifia à la promesse d’une transformation radicale de la direction politique de l’Hexagone, à travers l’hyper-présidentialisation de la vie publique, la volonté de caporaliser le Parlement, la relégation des « corps intermédiaires » et l’affaiblissement simultané du syndicalisme, la place plus prépondérante que jamais d’une technostructure totalement acquise à la doxa néolibérale. Ce césarisme aux couleurs des marchés ne dissimulait pas son intention de plier le pays aux normes du fameux « modèle californien » symbolisant le nouvel âge du capitalisme et, pour y parvenir, de finir de vider de sa substance le contrat républicain.

UN COUP DE FORCE AU COÛT POLITIQUE FARAMINEUX

Comme ses prédécesseurs, et comme lui-même l’avait déjà subi, notamment lors de l’épisode des « Gilets jaunes », Emmanuel Macron vient de vérifier l’attachement des Françaises et des Français à l’esprit de la République comme à ses conquêtes pratiques. Il sera parvenu, en se lançant à l’assaut du droit à la retraite dans le but de disloquer à terme son mécanisme de répartition, à provoquer une éruption populaire comme le pays n’en avait plus connu depuis environ trois décennies, et à réunir contre lui un front syndical resté uni jusqu’à la quatorzième journée de mobilisation, le 6 juin dernier.

Sans doute, recourant à toutes les dispositions constitutionnelles auxquelles ses prérogatives monarchiques lui permettent de prétendre, le président de la République aura, in fine, trouvé les moyens de signer les décrets d’application d’un texte sur lequel il n’aura jamais été en mesure d’obtenir ni l’approbation du pays, ni l’aval de l’Assemblée. Le prix de ce succès en trompe-l’oeil n’en est pas moins, pour ces dernières raisons, considérable.

En affrontant la majorité écrasante du peuple français, avec une arrogance méprisante que l’on avait rarement connue depuis les 1958, le premier personnage de l’État aura achevé d’affaiblir la légitimité de sa fonction — laquelle en fait, en théorie du moins, la « clé de voûte » de nos institutions — et, plus largement, celle de son gouvernement. Il aura, du même coup, en piétinant des règles démocratiques fondamentales, aggravé considérablement la crise de la représentation politique et institutionnelle, déjà responsable d’un abstentionnisme record à l’occasion de la plupart des consultations électorales, au point que des millions de nos compatriotes risquent d’en conclure que leur vote est dorénavant dépossédé de toute valeur. Il aura, de ce fait, enclenché dans les profondeurs de la nation, le processus fatal qui pourrait demain voir une rage incontrôlable monter en puissance, installant durablement une profonde instabilité des relations politiques et sociales. Enfin, par l’un de ces contre-pieds que réserve fréquemment l’histoire, il aura considérablement accéléré la décomposition de la V° République. Lui qui entendait hier en rétablir la « verticalité », n’aura fait que confronter l’élite dirigeante à un défi auquel celle-ci se montre bien incapable de répondre : comment gouverner un pays sans disposer de l’assise permettant aux « réformes » néolibérales de bénéficier, a minima, de l’acceptation plus ou moins résignée d’une partie significative du corps social ?

Dit autrement, les turbulences sous lesquelles vit le pays depuis la séquence électorale de 2022 se seront grandement aggravées à la faveur du semestre écoulé. Ce que le politologue Frédéric Dabi confirmait récemment, en relevant « la radicalité précoce des jugements des Français, dont beaucoup portent une réelle détestation du personnage Macron. Quand on regarde leurs propos, on a une ambiance qui rappelle les fins de règne, alors qu’on est à peine à la fin de la première année » (Le Figaro, 11 avril 2023). Les grands titres de la presse économique européenne, par-delà leurs engagements ultralibéraux, se révèlent à cet égard fondés à juger inquiétante la manière dont la France est désormais gérée. « Ce n’est pas comme ça qu’on gère un pays », sera même allé jusqu’à écrire le quotidien de la City, le Financial Times, le 14 mars dernier.

Quatre ans avant le terme de son mandat, le résident élyséen voit donc s’ouvrir la course à sa succession, secouant jusqu’en son coeur sa famille politique, et concourant à amenuiser davantage son autorité. S’ouvre à présent, entre Macronie, droites et extrême droite, un temps de recompositions politiques intenses, en vue de doter la classe possédante d’une solution pérenne de sortie de crise. Il convient, de ce point de vue, de prendre très au sérieux  Monsieur Geoffroy Roux de Bézieux, délivrant à ses pairs une sorte de testament politique au moment de céder son siège de président du Medef, lorsqu’il considère l’accession du Rassemblement national aux affaires comme « un risque nécessaire » (France Info, 27 mars 2023).

UN NOUVEAU PROJET RÉPUBLICAIN POUR LA GAUCHE

Pour faire face à cet aiguisement de l’affrontement de classe, notre camp, cette France du travail qui représente les forces vives de la nation, dispose de deux atouts-maître. D’abord, il vient d’accumuler une expérience précieuse, riche de potentialités, en retrouvant la conscience de sa force et de sa capacité à polariser la situation hexagonale, à partir de ses exigences et de la défense de ses intérêts sociaux et moraux. Ensuite, se heurtant à l’intransigeance d’un pouvoir décidé à ne plus s’embarrasser de la recherche de compromis sociaux, le syndicalisme aura, quant à lui, pu vérifier le ressort que lui conférait une unité aussi déterminée à ne pas consentir à l’inacceptable que profondément respectueuse de sa diversité. Ce qui l’aura amené à initier l’élaboration d’une plate-forme de revendication commune, ce qui ne s’était pas vu depuis les lendemains du grand krach financier de 2007-2008. Grâce à quoi, le mouvement social, à la différence du passé, ne sera pas sorti de l’échec essuyé avec un sentiment d’impuissance qui mène vite aux renoncements. La gauche a, décidément, beaucoup à apprendre de la conduite de six mois de mobilisation par les organisations syndicales. 

L’enjeu décisif de la prochaine période est maintenant de savoir quelle issue politique apparaîtra suffisamment crédible, aux yeux de nos concitoyennes et concitoyens, pour sortir de cette impasse. Force est, hélas, de constater que tous les sondages sans exception indiquent que c’est le Rassemblement national qui aura pris plusieurs longueurs d’avance sous ce rapport. Terrible paradoxe : nous avons, depuis le début de l’année, vécu au rythme d’un soulèvement populaire d’une ampleur exceptionnelle, et c’est l’extrême droite, le plus farouche adversaire du monde du travail, qui semble en retirer les bénéfices politiques. Cela ne fait qu’un peu plus interroger la difficulté rencontrée par la Nupes pour aller au-delà de l’espace qu’elle occupe depuis le scrutin législatif de l’an passé, lui interdisant d’apparaître comme une réelle alternative : d’évidence, elle est loin de donner à espérer aux millions d’hommes et de femmes qui se sont dressés contre la loi Macron-Borne et ont pleinement soutenu l’action de l’intersyndicale, mais  qui ne se tournent toujours pas vers la gauche, restant à distance méfiante de la politique.

Des réflexions que j’ai tenté d’esquisser dans cette note, il me paraît ressortir que la gauche n’explosera pas le « plafond de verre » auquel elle se heurte en multipliant les saillies hasardeuses, ou les postures destinées à conforter une image de radicalité. Pour cette raison, je ne saurais partager les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il explique que « nous sommes en train de sortir du cadre démocratique » et assène que nous serions d’ores et déjà en présence d’un « bloc bourgeois » qui unifierait « de l’extrême droite à toute la droite traditionnelle jusqu’au centre » (20 minutes, 4 juin 2023). Cette manière de résumer l’état politique du pays peut vite se révéler contre-productive, pour ne pas dire calamiteuse : en faisant d’une gauche aujourd’hui sondée à moins d’un tiers de l’électorat le seul rempart imaginable face à l’alliance de toutes les droites, présentement estimées aux trois-quarts de l’opinion, n’aboutit-on pas à conforter la crédibilité du lepénisme en le décrivant de fait comme la colonne vertébrale d’un « bloc bourgeois » en voie de formation accélérée ?

C’est plutôt en avançant des propositions aussi révolutionnaires que réalistes, c’est-à-dire à partir d’un nouveau projet républicain, de redressement social et démocratique de la nation, s’inscrivant dans la continuité des plates-formes du Front populaire et du Conseil national de la Résistance, que la gauche pourra sortir de son sur-place actuel. L’engagement de millions de salariés et de jeunes pour mettre en échec le passage à 64 ans de l’âge du départ à la retraite atteste que l’ascension du RN n’a rien d’inéluctable. Pourvu que les forces progressistes ne se contentent pas de gérer la coalition électorale née à la faveur des législatives de 2022 comme une rente de situation, avec pour seul résultat de figer entre ses composantes des rapports de force par définition évolutifs. Et qu’elles sachent lucidement analyser les raisons de leur décalage avec la réalité française, faire mouvement et s’élargir, partir des attentes qui montent de la société : redonner du sens au travail, proposer les moyens de reprendre le pouvoir au capital, refonder à cette fin une République sociale et démocratique, permettre à la France de retrouver une voix forte au service d’un ordre de paix et de justice pour le monde. C’est ainsi qu’il leur sera possible de repartir à la conquête des forces du travail et des catégories populaires, afin de redevenir une grande force de rassemblement majoritaire…    

Christian_Picquet

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