La crise nationale arrive à son point de bascule

Il nous faut prendre très au sérieux ce que le pays vit présentement. Car la crise française, à laquelle j’ai consacré tant de notes ces toutes dernières années, en arrive à un point de bascule d’une dangerosité extrême. La mort du jeune Nahel, à Nanterre, le mardi 27 juin, eût pu « seulement » s’inscrire dans la terrible liste des victimes de tirs policiers consécutifs à ces fameux « refus d’obtempérer » dont nous ne cessons d’entendre l’évocation lorsque des jeunes en font les frais parfois mortels. Elle aura, en réalité, provoqué l’explosion de ces quartiers populaires en proie à l’inégalité sociale et aux logiques discriminatoires que les politiques néolibérales n’auront cessé d’aggraver depuis trop longtemps.

Pour quiconque connaît la valeur de la vie humaine et se veut attaché aux valeurs fondamentales de notre République, nul ne devrait perdre sa vie pour avoir tenté de se dérober à un contrôle policier. Quels que soient, par ailleurs, ses comportements délictueux (on sait que la jeune victime du dernier tir policier était coutumier d’actes rebelles similaires à celui qui lui a valu de finir horriblement ses jours dans une rue de Nanterre), voire même de ses antécédents judiciaires (et, en l’occurrence, Nahel M. n’en avait aucun). 

POUR UNE POLICE RETROUVANT LE SENS DE SA MISSION

Même s’il est arrivé que des « Bleus » perdent eux-même la vie après avoir simplement voulu mettre fin à un « rodéo » urbain ou à une conduite dangereuse, rien ne saurait donc excuser l’acte qui a conduit le policier auteur du tir meurtrier en détention préventive. Cela dit, à entrer en résonance avec d’autres ayant défié la chronique par le passé, l’homicide commis par un motard que rien ne prédisposait, apparemment du moins, à un tel geste, vaut acte d’accusation de tout ce qui aura pu y avoir mené. D’une loi notamment qui, en 2017, aura pu délivrer aux policiers le sentiment qu’ils demeureraient impunis, même s’ils commettaient l’irréparable en n’ayant pas respecté les règles autorisant l’ouverture du feu. D’une politique de sécurité aussi qui, plutôt que de  s’atteler à garantir la paix civile, ce qui est in fine leur mission, aura entraîné les fonctionnaires de police ou les gendarmes dans la spirale de la recherche du chiffre, des contrôles au faciès, ou des opérations coup de poing que toute une jeunesse ressent comme une marque de mépris et d’exclusion institutionnalisés. D’une instrumentalisation, de la part des pouvoirs en place, de l’appareil coercitif d’État à des fins politiques inavouées, ce qui aura eu pour effet d’encourager les pratiques illicites ou parfois carrément illégales, et qui aura laissé se développer en son sein discours de guerre civile et actes racistes. D’une gestion de l’institution par une hiérarchie qui ne saurait se voir exemptée de ses responsabilités, en ce qu’elle se sera attachée à rechercher la collaboration de certaines organisations corporatives s’affichant pourtant en rupture avec ce que fut la tradition du syndicalisme policier républicain — tradition longtemps incarnée par la Fédération autonome des syndicats de police, qui se revendiquait « au plus près du mouvement ouvrier » —, afin de s’assurer de leur silence quand les « flics de base » se retrouvent en première ligne de la désintégration hexagonale, sans disposer des moyens les plus élémentaires d’exercer leur métier du fait d’une austérité qui saigne à blanc l’État tout entier et ses serviteurs.

Les choses doivent être dites sans barguigner, même lorsque nos compatriotes, ulcérés par certaines scènes d’ultraviolence, peuvent se montrer enclins à céder à des tentations liberticides : parce que les policiers disposent du monopole de la « violence légitime », les bavures, conduites irrespectueuses ou violentes, comportements discriminatoires, et évidemment homicides, doivent être poursuivis sans délai et sanctionnés sans faiblesse. Que leurs auteurs aient obéi à des ordres, qu’ils aient cru interpréter les consignes de leur hiérarchie, ou qu’ils aient cédé à un goût maladif de faire régner « la loi et l’ordre » par n’importe quel moyen. La République se doit d’exiger l’exemplarité des hommes et des femmes à qui elle confie la tâche de faire respecter les règles communes, autrement dit de prémunir la société — toute la société, sans distinction d’origine ou de lieux de résidence — des logiques de force qui, sans eux, s’y manifesteraient avec la plus féroce inhumanité.   

Il était, à cet égard, du devoir de la gauche d’exiger la vérité et la justice à propos des circonstances de la mort de Nahel, et de se retrouver aux côtés des milliers de jeunes qui, à Nanterre, au surlendemain de la tragédie, auront répondu à l’appel de la famille pour une imposante « marche blanche ». Il était, tout autant, de son devoir d’en appeler à de profondes transformations pour rétablir la police dans ses missions républicaines, pour renforcer ses moyens dans le but de lui permettre d’aller sur le terrain et d’être en contact — non en confrontation — avec la population et les jeunes (ce qui était, il n’est pas inutile de le mentionner, l’objectif des 30 000 recrutements de policiers de proximité défendus par Fabien Roussel à l’occasion de sa campagne pour la présidentielle de 2022), pour la doter d’une formation à même de permettre aux fonctionnaires de faire face à des situations aussi imprévues que dangereuses, pour revoir de fond en comble ses procédures comme les doctrines du maintien de l’ordre, pour la placer sous le contrôle d’une autorité indépendante dépendant de la justice, seul moyen de conférer une légitimité incontestable à une telle structure. Si, de par sa fonction répressive, le corps policier pose — inévitablement et de manière récurrente — un problème à l’État de droit, il se retrouve également malmené en étant contraint, en lieu et place de politiques le plus souvent défaillants, d’affronter le délitement social et la désagrégation de la citoyenneté. Refuser d’appréhender cette contradiction revient simplement à s’enfermer dans l’impuissance.  

Au fond, nous nous retrouvons devant l’impérieuse obligation d’engager une réflexion de fond, à laquelle une large partie de notre camp politique et social s’est trop souvent dérobé, se réfugiant dans des généralités ou une rhétorique antiflics d’une parfaite imbécilité. Pas de République digne de ce nom, et donc pas de police républicaine, sans que fussent garantis deux principes : celui d’équilibre des missions, et celui de service public. S’agissant de l’équilibre, j’apprécie la manière dont le définit Pierre Joxe, l’homme qui restera l’un des plus grands ministres de l’Intérieur des quatre décennies écoulées : « La conciliation entre plusieurs droits humains, par nature fondamentaux, est un sujet d’une brûlante actualité. Sont privilégiés des intérêts conduisant à la régression de l’État de droit. Rappelons-le, l’État de droit est un État démocratique, respectueux de la séparation des pouvoirs, respectueux des libertés et des droits fondamentaux, respectueux des droits de l’Homme, donc respectueux du droit à la sûreté » (in Sécurité intérieure, Anciennes menaces et nouveaux risques, Fayard 2021). 

Quant au service public, c’est à Patrice Bergougnoux, ancien directeur général de la police nationale et lui-même ancien syndicaliste policier, que j’emprunterai un rappel qui me paraît, dans le moment actuel, absolument indispensable : « Pour nos concitoyens, la sécurité constitue un service public et (…) elle doit fonctionner comme telle. De nombreuses administrations (…) ont compris que la clef du succès résidait dans la qualité du contact entre le bénéficiaire du service et celui qui lui fournit. Ces administrations ou entreprises ont ainsi été amenées à modifier leur organisation. Toutes les énergies de la structure doivent être mobilisées pour que cet ultime maillon, l’homme ou la femme qui délivre le service, puisse le faire dans les meilleures conditions. Une organisation qui fournit un service a, par nature, un fonctionnement qui doit prendre en compte les exigences de terrain. Les services de sécurité ne pourront échapper totalement à cette règle. Dit autrement, les structures de la police et de la gendarmerie devront s’organiser de plus en plus de façon à ce que le policier ou le gendarme puisse être le plus performant pour nos concitoyens, c’est-à-dire leur apporter des réponses efficaces, interpeller et déférer les délinquants, mettre fin au désordre, protéger et rassurer ; en un mot agir rapidement et résoudre les problèmes concrets » (in Sécurité, ce qu’on vous cache. Terrorisme et délinquance, les vraies menaces, Flammarion-Enquête 2017). 

Voilà une conception qui, en rappelant que le service public ne peut se déployer dans l’ensemble de ses dimensions qu’en ayant le souci des populations dont il a pour objectif de satisfaire les besoins primordiaux, se révèle tout aussi éloignée de l’image du flic-shérif que des postures haineuses que de petites phalanges gauchistes cherchent à entretenir envers une institution policière tout entière assimilée à ses prétendues dérives « systémiques ».  

FACE AUX VIOLENCES ET AUX DIVISIONS, UNIR LA NATION 

Sous ce rapport, on comprendra tout ce qui m’éloigne, ce qui éloigne les communistes, des déchaînements de violence que le pays aura vécu, jusque dans ses territoires les plus éloignés des périphéries urbaines, plusieurs jours durant. Certes, j’entends ici et là dire que la colère ou la révolte d’un grand nombre de jeunes face à la mort de l’un d’entre eux, peut s’expliquer, ou que l’on ne saurait placer à un niveau identique l’utilisation d’une arme létale par un fonctionnaire assermenté et des tirs de mortiers d’artifice (quoi qu’il ne faille pas minimiser la dangerosité de ceux-ci). Sans doute ! Il n’empêche que les dévastations par centaines de véhicules particuliers ou de mobiliers urbains, les destructions d’infrastructures publiques, les menaces visant des élus qui pour certains auront dû en catastrophe quitter leurs domiciles avec leurs familles, les attaques sauvages contre des policiers envoyés sur le terrain pour protéger les personnes et les biens, les guet-apens organisés contre les sapeurs-pompiers ne sont rien d’autre que du dévoiement d’un sentiment d’injustice largement répandu.

À qui, en dernière analyse, cette violence paroxystique aura-t-elle d’abord nui, sinon aux premières victimes des politiques ayant transformé villes et quartiers populaires en zones de véritable relégation sociale ? Depuis que la contre-révolution néolibérale aura commencé à souffler sur le pays, que des gouvernements principalement soucieux de satisfaire aux exigences des gros actionnaires et des marchés financiers auront commencé à détruire méthodiquement « l’État social », les territoires concernés auront été les premiers frappés par les inégalités, le chômage de masse et la précarité, des « politiques de la ville » ayant abouti à toujours davantage concentrer les familles les plus pauvres dans des quartiers déjà considérés « difficiles », la casse des services publics de proximité, la dégradation de l’école et de la formation professionnelle, l’inexistence de politiques d’accueil et d’intégration des populations migrantes… À quoi s’ajoute ce ressentiment post-colonial éprouvé par tout un segment de la population, parfois très lointainement issu de l’immigration, que l’on aura voulu ignorer du côté des classes dirigeantes tandis que d’autres en faisaient le carburant d’un discours identitariste et violemment antirépublicain. 

Bref, en n‘apportant aucun remède à cet immense malaise, et même en balayant d’un revers de main les propositions de celles et ceux qui s’efforçaient pourtant d’ouvrir la voie à une « réconciliation nationale » (des maires signataires en 2017 du retentissant « Appel de Grigny », à Monsieur Borloo,littéralement humilié l’année suivante lorsque le monarque élyséen rejeta avec dédain son plan, bien que celui-ci ait fait l’objet d’une vaste consultation), on aura aura livré une partie de notre pays — car il s’agit bel et bien de notre pays, non des « kystes barbares » que se plaisent à dépeindre les bouches à feu de l’ethnicisme réactionnaire — à la désespérance face à un avenir inimaginable, donc aux délinquances diverses, aux trafics de toute nature, aux agissements de mafias prospérant sur le juteux commerce des drogues, à l’emprise de réseaux intégristes cherchant la moindre occasion d’encourager les replis communautaristes. Cette France-là n’aura pas volontairement versé dans un quelconque séparatisme, comme on l’entend trop souvent, c’est la République qui l’aura abandonnée…

Clairement, plusieurs nuits de tempête nihiliste n’auront fait qu’aggraver la situation dans laquelle des millions de Françaises et de Français se seront, au fil du temps, trouvés enfermés. Et c’est la raison pour laquelle, en des instants à ce point générateurs d’angoisse pour ces compatriotes — mais également pour toute la France —, il convenait d’être à leurs côtés, de manifester notre solidarité avec les maires agressés, d’appeler au calme et à la désescalade, de défendre les biens communs et les services publics. Et de le faire avec d’autant plus de détermination que ces événements remettent en pleine lumière la profondeur et la gravité des fractures françaises. 

Car telle est bien la gravité de l’instant. Des dizaines d’années de régression sociale et démocratique, de démantèlement des mécanismes de solidarité hérités d’innombrables combats populaires, d’offensive idéologique d’un néolibéralisme poussant les feux des concurrences de tous contre tous auront creusé les divisions dans notre société, et même abouti à ce que des secteurs entiers de notre peuple ne parviennent plus à se comprendre ni à se parler, alors qu’ils ont cependant les mêmes intérêts fondamentaux. Un phénomène qui prend d’autant plus d’ampleur que l’affaiblissement des structures collectives —  partis, syndicats, associations — aura généré un profond recul de la conscience d’appartenir à la même nation, le sentiment d’un gigantesque vide politique, une perte abyssale de sens de la part de celles et ceux qui ne parviennent plus à discerner vers quel horizon on cherche à les mener. 

Les pêcheurs dans les eaux troubles de la haine et de la xénophobie n’auront pas tardé à exploiter cyniquement les retombées catastrophiques de cette situation. À la manière d’un Monsieur Zemmour traitant de racailles les habitants de nos banlieues. Des amis de Madame Le Pen considérant manifestement que la couleur de peau de beaucoup des résidents de nos cités les rend indignes de l’appartenance à la nation française. D’un Monsieur Ciotti ou d’un Monsieur Retailleau, indifférents à toute considération de justice et ne sachant, pour cette raison, qu’appeler à l’instauration d’un état de guerre pour ramener l’ordre, quand ils ne reprennent pas à leur compte la rhétorique ethniciste du Rassemblement national distinguant entre « Français de souche » et « Français de papiers ». Pour ne pas parler d’un Monsieur Roux de Bézieux, à peine sorti sans doute de quelque conseil d’administration, choisissant d’insulter une partie du pays en considérant que le trafic des drogues serait pour lui devenu la première activité économique.     

Parlons sans détour. D’aucuns voudraient établir une continuité entre l’explosion de 2005 et celle d’aujourd’hui. Évidemment, les ressorts se révèlent-ils communs, la réalité n’ayant même fait que s’aggraver en dix-sept ans. À ceci près, néanmoins, que nous avons désormais affaire à une véritable crise nationale rebattant toutes les cartes politiques, au point que le chaos qui tend à s’installer durablement pourrait à tout moment faire basculer le pays dans l’inconnu. 

Alors que le président de la République imaginait pouvoir, le 14 Juillet, communiquer sur les fameux « cent jours » censés lui permettre de tourner la page du long mouvement contre la réforme des retraites, le voilà qui doit de nouveau faire face à la rupture irréfragable de la société française avec les modes direction qui lui sont imposés. Si l’on prend les six années écoulées depuis qu’Emmanuel Macron sera arrivé à l’Élysée, les « Gilets jaunes auront d’abord traduit la révolte des populations de ces territoires périphériques et ruraux qui représentent une importante partie du monde du travail actuel, la pandémie de Covid-19 aura ensuite rendu insupportables au grand nombre les politiques néolibérales et elle aura illustré la place que tenaient les travailleurs de la première et deuxième ligne pour tenir la France debout, avant que les six derniers mois de mobilisation du salariat ne viennent révéler au pays quelle était sa majorité sociale, puis que ne surgisse l’explosion des quartiers populaires. 

La caractéristique de la crise française est de s’alimenter à la double illégitimité ressentie par le pays, ce qui la rend si durable : celle d’un modèle néolibéral failli, et celle d’un pouvoir identifié aux seuls intérêts des possédants. Le problème vient néanmoins du fait que cette réalité produit, en même temps, des éléments positifs de remobilisation comme de reconstruction d’une conscience de classe — ce qui sera clairement ressorti du dernier mouvement social — et des manifestations extrêmement dangereuses de dislocation et de décomposition de la société française, tels celles qui nous assaillent à présent. Confrontée à la lente mais inexorable désintégration du macronisme, en lequel elle avait cru trouver son salut en 2017, la classe dirigeante apparaît elle-même incapable de s’unifier autour d’une nouvelle offre politique qui lui permettrait de retrouver une base sociale correspondant à ses attentes. Pareil état d’instabilité ne peut durer quatre ans encore, jusqu’au terme du présent quinquennat. Ce qui soulève la question du projet à proposer à la France pour en sortir. 

Il n’est, par conséquent, pas de plus grande urgence que de rassembler les forces vives de la nation, dont l’irruption populaire contre les 64 ans ans a précisément démontré qu’elles étaient celles du travail et de la création. C’est ce à quoi répond le « Plan de réconciliation nationale pour l’égalité républicaine », que le Parti communiste français vient de rendre public ce 4 juillet. Le retour au calme ne peut, en effet, venir du seul « rétablissement de l’ordre » dans la rue, pour reprendre les propos du chef de l’État. Chacun et chacune devine même que, si une secousse de cette ampleur devait n’être suivie d’aucun changement de cap, d’aucune grande bifurcation destinée à traiter le mal à la racine, nous pourrions retomber, à plus ou moins brève échéance, dans une tourmente d’intensité infiniment supérieure, qui conduirait alors peut-être à voir parler les armes. Qui peut vouloir cela pour la France, si longtemps porteuse de l’héritage universaliste des Lumières et de sa Grande Révolution, celle qui aura été si souvent regardée par le monde pour son « génie » émancipateur, comme le relevait si justement Jean Jaurès ? 

Il y a, au plus vite besoin d’une autre politique de sécurité publique, d’une grande ambition pour nos territoires, d’un avenir reconstruit pour une jeunesse appelée à écrire notre futur commun. À travers le plan dévoilé par Fabien Roussel au nom des communistes, se joue le retour à un dialogue fécond entre toutes les parties de la France : les territoires dits périphériques, où se concentrent dorénavant des travailleuses et des travailleurs que l’on aura éloignés des grands centres urbains et dispersés dans une kyrielle de petites et moyennes entreprises ; les « quartiers » qui, hier, formaient les lieux d’expérimentation des politiques progressistes mises en place par le mouvement ouvrier et singulièrement les municipalités communistes, avant que les restructurations territoriales engagées par le néolibéralisme ne les privent de l’essentiel ; les métropoles qui, attirant les principales richesses, sont composées de ces « classes moyennes » dites « éduquées » et sans doute mieux dotées que les catégories populaires, mais qui n’en voient pas moins, à leur tour, l’avenir s’assombrir sous les coups de boutoir des transformations du travail et de la révolution informationnelle. Et c’est, pour cette raison, une grande conférence, un « Grenelle », de l’égalité des territoires qui devrait venir à l’ordre du jour, où pourraient se retrouver élus, organisations syndicales, associations de terrain et acteurs économiques.

À GAUCHE, L’HEURE DES CHOIX DÉCISIFS

La crise dans laquelle s’enfonce la nation pose donc, avec une urgence accrue, la question du projet qui peut lui être proposé. Moins que jamais, la gauche ne saurait, sous prétexte de ne pas se couper d’une fraction des catégories populaires susceptibles de céder à la violence gratuite que nous venons de voir éclater un peu partout, camper sur des postures de prétendue radicalité, ou délivrer l’impression qu’elle serait disposée à attiser l’incendie, quel que pût en être le prix. C’est de réponses positives, d’une perspective d’espoir, de mesures à partir desquelles il est possible de faire émerger des fronts de lutte unissant largement ses forces sociales et politiques, que notre peuple a besoin. 

Je pose dès lors un constat, sans volonté polémique mais avec le souci que les choses fussent dites afin que le débat s’ouvre sur la stratégie à mettre en oeuvre : la ligne qu’auront paru vouloir suivre Jean-Luc Mélenchon et les dirigeants de La France insoumise aura représenté une lourde faute politique. Affirmer, comme cela a été fait, que l’on « ne peut avoir de calme sans justice », ou que l’on « ne peut dire aux gens : rentrez chez vous, calmez-vous et fermez-la », ne pouvait, en un moment de violence paroxystique, qu’être compris comme un encouragement à poursuivre les batailles de rue bien qu’il fût alors, même furtivement, inimaginable de les faire déboucher politiquement.

Un peu de mémoire ne nuit jamais. J’ai connu, en une tout autre époque, une pareille illusion être défendue. C’était dans les années 1970, et une formation politique, en l’occurrence l’Organisation communiste internationaliste (au sein de laquelle le jeune Mélenchon fit ses premières armes), défendait l’analyse selon laquelle l’effondrement imminent des institutions allait ouvrir le chemin à la révolution. Au lendemain des élections municipales de 1977, où la gauche venait d’être portée par un véritable raz-de-marée, le journal Informations ouvrières écrivait par exemple : « On entre dans le stade final de la période historique ouverte en 1958 et qui sera dénouée par la crise révolutionnaire qui jettera à bas les institutions bonapartistes, entraînant la dislocation de l’État bourgeois » (cité par Benjamin Stora, in La Dernière Génération d’Octobre, Stock 2003). Malheureusement pour les adeptes de ce genre de théorisations hasardeuses, le cours des révolutions ne suit jamais le processus linéaire qu’ils croient avoir deviné, et si les classes possédantes peuvent, à tel ou tel moment, affronter des crises de désagrégation de leur domination, l’issue transformatrice dépend toujours d’un mouvement populaire qui en porte consciemment la perspective. D’ailleurs, à l’approche de la victoire électorale de 1981, le courant trotskyste « lambertiste » n’aura, après son envolée quelque peu déconnectée du réel, trouvé sa piste d’atterrissage qu’auprès du Parti socialiste et de François Mitterrand…

Jean-Luc Mélenchon semble ardemment décidé à renouveler une semblable erreur d’appréciation, bien qu’elle n’ait rien apporté de bon à la gauche, à aucun moment. On se souvient que cela l’avait déjà amené, en plein mouvement social réunissant des millions de salariés, à prendre ses distances avec l’intersyndicale, jugée trop modérée. Confirmant implicitement qu’il croyait que, du chaos il pourrait tirer les bénéfices à l’occasion de la prochaine présidentielle, il vient à présent de déclarer : « Il y a une confrontation de deux visions du monde et des rapports sociaux : l’extrême droite et les Insoumis. Ceux qui partageaient la doctrine économique du néolibéralisme se sont retrouvés face à une population qui résistait massivement à leur politique. Ils ont alors accepté le discours de diversion de l’extrême droite, prétendant que le problème c’est l’immigré, et même le musulman, afin d’introduire une coupure dans la population française. Ce faisant, ils ont dévalé la pente. C’est le destin promis à quiconque cède un mètre de terrain à l’extrême droite. » Et d’ajouter : « Le défi qui nous est posé, c’est de ne jamais mettre à distance les milieux sociaux que l’on représente, même quand ils ont des contradictions — parce que ça ne fait plaisir à personne que des voitures brûlent » (Mediapart, 5 juillet 2023).

Passons sur la considération légèrement hallucinée selon laquelle la confrontation politique ne se nouerait désormais plus qu’entre le Rassemblement national et LFI, et constatons, en ce début d’été, que l’orientation des « Insoumis », sortis en position dominante de la séquence électorale de l’an passé, plombe l’ensemble de la Nupes. Alors que la gauche eût dû sortir renforcée de la grande bataille des retraites, qui aura remis en pleine visibilité la centralité du clivage entre le capital et le travail, et après que la colère des banlieues eût illustré à quels désastres pouvaient conduire les politiques d’austérité et de déréglementation à tout-va, elle stagne ou régresse si l’on totalise toutes ses composantes. Selon une enquête Ifop-Fiducial réalisée pour Sud-Radio, le pourcentage de Français « satisfaits » de la position des formations de gauche ces derniers jours demeure largement en-deçà du tiers des sondés (même s’il est tout de même réconfortant de voir Fabien Roussel arriver le premier avec 31% des sondés), la représentante de l’extrême droite atteignant, elle, les 41%.

L’enjeu n’aura que rarement été à ce point déterminant pour l’avenir de la France : ou notre camp politique et social s’extraira d’un enfermement qui lui interdit de s’élargir en s’adressant efficacement à une bien plus large partie de nos compatriotes, et elle se remettra en condition de faire émerger une nouvelle majorité politique ; ou l’extrême droite se retrouvera en situation de retirer les marrons du feu, en profitant de l’impasse politique et de la désagrégation de notre société.

C’est la raison pour laquelle les communistes sont décidés à mettre les bouchées doubles afin de concrétiser l’idée de nouveau Front populaire, ou de nouveau programme du Conseil national de la Résistance, sur laquelle s’est conclu leur 39° Congrès.  Avec tous ceux et toutes celles qui partagent la même conscience du danger qui se dessine, il leur appartient de travailler à des initiatives concrètes, à travers lesquelles il s’agira d’entraîner une série de forces et d’acteurs sociaux ou intellectuels dans l’élaboration d’un nouveau « pacte républicain », autour d’une série d’exigences cardinales : l’emploi et l’avenir du travail ;  l’égalité pour toutes et tous ainsi que la reconstruction des services publics ; la remise en cause de la domination du capital sur tous les aspects de nos vies ; la refondation de la République, à partir de nouveaux droits pour les citoyens et les travailleurs ; le rôle de la France en faveur d’une Europe et d’un monde de paix et de coopération. Rien n’est joué, mais le temps nous est compté…

Christian_Picquet

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