De l’antisémitisme encore, et de nos devoirs à gauche
En un temps marqué par la multiplication des manifestations de décomposition politique et de désagrégation idéologique, chaque rentrée nous confronte désormais à l’imprévu. Cette fin d’été aura donc vu le débat public, et singulièrement les journées de rentrée de la gauche, pollués par la polémique Médine. Une polémique interpellant la société française, autant que les forces politiques, sur la résurgence régulière — autrement dit, la permanence — de l’hydre antisémite jusque dans des secteurs où l’on pouvait espérer qu’elle ne viendrait plus jamais défier la chronique. Il se trouve qu’à l’université d’été du Parti communiste français, à Strasbourg, fin août, nous avions prévu de tenir une table ronde sur cette lèpre manifestement inguérissable, et nous y avions invité Denis Peschanski, historien particulièrement réputé sur ce sujet, et Brigitte Stora, psychanalyste et philosophe autrice de nombreux travaux concernant le phénomène. Bien avant que le rappeur natif du Havre ne commette le tweet ignominieux qui devait le placer au centre d’une controverse délétère, j’y reviendrai, les communistes ne pouvaient en effet pas ignorer la recrudescence des actes ou propos visant des Juifs, et ne pas chercher à interroger cette réalité alarmante. Comment, en effet, ne pas prendre en compte les devantures de magasins maculées en des simulacres de « Nuit de cristal », les cimetières ou les lieux de mémoire profanés, les sièges de partis — et singulièrement ceux de nombreuses fédérations communistes — barbouillés de slogans néonazis ? Comme je l’ai fait un trop grand nombre de fois déjà, celles et ceux qui me suivent ici le savent, et parce que je considère que le silence en la matière vaut abdication, pour ne pas dire complicité, je veux dans ce post vous livrer ma réflexion, en reprenant et en complétant mon propos du samedi 26 août, dans le débat que nous avions choisi d’intituler : « Antisémitisme, réalité d’un fléau, nécessité d’un combat ».
Il faut, à cet égard, toujours partir des faits. Qu’ils émanent de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme ou du ministère de l’Intérieur, rapports et statistiques dégagent des tendances uniformément inquiétantes : en 2021, les actes visant des Juifs s’avéraient en hausse de 64 % et les études ultérieures, pour ne pas reproduire exactement ce chiffre, n’auront jamais marqué de régression de l’antisémitisme ; en majorité (à 53%), exactions ou insultes antijuives s’en seront prises à des personnes ; pris dans le tourbillon des manifestations antireligieuses, les Juifs auront été concernés dans 62% des cas ; même chez les jeunes, 16% des moins de 35 ans interrogés par les sondeurs n’auront pas craint d’affirmer que le départ de Juifs pour Israël était… « une bonne chose ». Si l’on rapporte ce climat au fait que, d’Ilan Halimi à Mireille Knoll, de Sarah Halimi aux victimes de l’école toulousaine Ozar Hatorah, et bien d’autres parmi lesquels la prise d’otages de l’Hyper-Casher de la Porte-de-Vincennes, on aura tué dans notre pays des Juifs pour ce qu’ils étaient, on ne s’étonnera pas que 34% des Français juifs disent se sentir menacés, 72% d’entre eux affirmant avoir été l’objet d’au moins un acte antisémite.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’établir la moindre hiérarchie entre les manifestations de racisme. Tout comportement, déclaration ou agression portant atteinte à l’égale dignité des êtres humains entre eux, quels que soient l’origine, la couleur de peau ou la religion de chacune et chacun, doit être combattu sans hésitation ni réserve. D’où qu’il vienne, de quelque cause qu’il se revendique, le racisme doit toujours être accueilli sans complaisance et sans relativisation. On le sait, en cherchant à stigmatiser, à humilier, à légitimer des discriminations, les mots s’impriment dans les consciences, ils induisent des comportements, et ces derniers peuvent à tout moment muer en violences, voire en crimes.
SPÉCIFICITÉ DE L’ANTISÉMITISME
Si chaque expression de racisme appelle réaction immédiate, l’antisémitisme possède une spécificité interdisant à tout jamais qu’on le banalisât. Au fil des siècles, avec des références qui auront pu varier d’un moment de l’histoire à un autre, de l’antijudaïsme chrétien aux campagnes de la réaction moderne ou des forces fascistes, il n’aura connu aucun répit et il se sera manifesté à l’échelle du globe tout entier. Ce que Bernard Lazare, figure en son temps du combat pour la réhabilitation d’Alfred Dreyfus, soulignait avec pertinence : « À la base, il faut mettre la raison permanente et séculaire, l’antique, l’indéracinable préjugé, la vieille haine plus ou moins avouée contre la nation, déicide, chassée de la terre par des aïeux, poussée de l’Orient à l’Occident, du midi au septentrion, la nation qui, pendant des siècles, fut, comme au soir de la sortie d’Égypte, les reins ceints de la corde, la main armée d’un bâton, prête à fuir par les routes inhospitalières à la recherche d’un sol ami, d’un abri accueillant, d’une pierre où pouvoir poser sa tête. C’est là le modèle qui a supporté les autres, c’est là le sentiment constant qui a permis à d’autres sentiments de s’éveiller, de se développer, de grandir. Sur ce fonds stable qui existera tant qu’il y aura des Juifs (…) on a bâti et, selon les siècles, selon les pays, selon les mœurs, on a bâti d’une façon différente, je veux dire qu’on a justifié autrement la guerre aux Juifs » (in Juifs et antisémites, éditions Allia 1992)
Parmi les traits communs des diverses expressions de la détestation antisémite, on relèvera, avec Delphine Horvilleur, que le Juif est haï non pour ce qu’on lui reproche de n’avoir pas, mais au contraire pour ce que ses détracteurs l’accusent d’avoir et qu’ils jalousent (in Réflexions sur la question antisémite, Grasset 2019). C’est ainsi, selon les époques ou les auteurs, qu’on lui aura reproché son cosmopolitisme prétendu, qu’on l’aura accusé d’être un ferment de décomposition des sociétés où il vivait, qu’on l’aura suspecté de chercher à occuper tous les postes de pouvoir et d’accaparement de l’argent, ou à l’inverse d’être l’instigateur du désordre et de la révolution. Pour cette raison, la haine des Juifs n’aura jamais manqué de renaître dans les périodes de crise, lorsque les esprits s’égarent et cherchent des boucs-émissaires à la dureté de situations auxquelles il n’apparaît pas d’issue porteuse de solidarités collectives et d’espoir.
Ce à quoi s’ajoute un trait particulier de l’histoire de la France : parce que la Grande Révolution aura, parmi ses actes fondateurs, décrété l’émancipation des Juifs de la servitude où ils étaient tenus sous l’Ancien Régime, la « question juive » aura ici, systématiquement, recoupé les assauts menés contre la République par les courants les plus acharnés à en combattre les principes d’égalité et d’universalité des droits humains. Il peut, en 2023, apparaître anachronique qu’une figure du mouvement intégriste catholique Civitas exhorte, à l’occasion de la dernière université d’été de celui-ci, à déchoir les Juifs de leur nationalité, ce triste individu aura seulement laissé transparaître, plus de deux siècles après le « lever de soleil révolutionnaire » célébré en son temps par le vieil Hegel, la permanence de la pensée ultraréactionnaire dans notre Hexagone.
Cette réalité confronte en permanence la gauche, et plus largement l’ensemble du mouvement ouvrier, à une constante interpellation : sommes-nous à la hauteur du combat indispensable contre un phénomène qui agit comme un révélateur des tendances lourdes qui marquent la société de leur empreinte ?
CE PASSÉ QUI FAIT JUSTICE DES PROCÈS INDIGNES
On le sait, alors que le mouvement prolétarien n’en était qu’aux balbutiements de son organisation, une série de courants cédèrent à la facilité d’assimiler les Juifs à l’argent et à une bourgeoisie prédatrice. Ce n’est pas un hasard si le vieux socialiste allemand August Bebel aura jugé nécessaire, un jour, de pourfendre cet antisémitisme souvent virulent comme un « socialisme des imbéciles ».
On ne saurait ainsi ignorer, chez le jeune Marx lui-même, celui des années 1843-1846, et singulièrement dans son célèbre opuscule Sur la Question juive (réédité chez 10/18 en1968), où il polémiquait avec le théologien Bruno Bauer à propos de l’aliénation, de l’émancipation politique et de l’État, des formules qui, télescopant critique de la société bourgeoise et critique sociale du Juif, auront pu en leur temps concourir à la diffusion des phobies antijiuives. Ces errements d’une pensée tout juste en construction devaient très vite être abandonnés, comme le souligne très justement Jean-Louis Bertocchi, que l’on ne peut soupçonner d’aucun aveuglement à cet égard, quand il relève que les textes concernés « s’inscrivent dans (une) période précise et limitée, durant laquelle les spéculations marxiennes se transforment rapidement, validant certaines notions, en abandonnant d’autres. (…) Marx va rompre avec les thématiques antijuives » (in Un Impensé de Marx, la question juive, Éditions de l’éclat 2022).
Très vite, l’Affaire Dreyfus initiant un processus de clarification essentiel, le mouvement ouvrier et les forces socialistes se porteront en première ligne du combat contre la haine des Juifs et tous les racismes. On sait l’engagement de Jaurès en faveur de la réhabilitation du capitaine juif faussement accusé de trahison par une caste militaire abhorrant la République, et en lequel il appelait à voir le symbole de « l’humanité elle-même » (in Les Preuves, Éditions Le Signe 1981) ; on doit à la pleine connaissance de l’histoire de se remémorer l’engagement de Lénine rédigeant, en juillet 1918, le décret mettant « hors-la-loi les pogromistes et ceux qui fomentent les pogroms » (in Oeuvres complètes, tome 29, Éditions sociales/Éditions du progrès 1962 ) ; on se doit de citer l’interview de janvier 1937, alors que l’antisémitisme déferlait sur l’Europe, par laquelle Léon Trotsky, autre figure de l’Octobre soviétique, indiquait que « la question juive (…) est indissociablement liée à l’émancipation totale de l’humanité » (in postface à Abraham Léon, La Conception matérialiste de la question juive, EDI 1968).
S’agissant spécifiquement du Parti communiste français, il n’est pas inutile, alors que cette grande figure intellectuelle aura été quelque peu oubliée ou calomniée, d’évoquer l’engagement du philosophe Georges Politzer publiant, au moment où l’antisémitisme exterminateur se préparait à ouvrir ses chambres à gaz, des textes tels que L’Antisémitisme, le racisme, le problème juif (Éditions du PCF, novembre 1941), ce qui allait le conduire devant un peloton d’exécution hitlérien en mai 1943. De rappeler le rôle joué par l’aile juive de la Main-d’Oeuvre immigrée, la MOI, précisément formée pour le combat contre les persécutions s’abattant sur les Juifs européens ; c’est elle qui aura formé les premiers bataillons des Brigades internationales en Espagne, avant d’être à l’origine des Francs-tireurs et partisans, les FTP, dans le combat armé contre l’occupant hitlérien et ses alliés collaborationnistes. De se souvenir de la création, alors que la Shoah creusait son sillon de mort sur le Vieux Continent, et deux jours seulement après le début du soulèvement du Ghetto de Varsovie, de l’unification des structures juives existant auparavant dans les deux zones de la France asservie, au sein de l’Union des Juifs pour la Résistance et l’entraide, l’UJRE, laquelle existe toujours. De revendiquer fièrement le fait que ce fût à l’initiative du PCF qu’ait été formé, dans les derniers temps de l’occupation, le premier Crif, dans l’objectif de permettre à la Résistance juive d’être, en tant que telle, partie prenante de la reconstruction nationale.
Ce passé fait justice des accusations scélérates s’employant présentement à discréditer la gauche, à commencer par le Parti communiste, et à la mêler au fléau monstrueux de l’antisémitisme, pour mieux faire oublier les turpitudes, les complaisances ou les compromissions d’une bonne partie des élites possédantes et de la droite françaises, qui ne se seront ralliées à la République qu’au lendemain de la Libération, et du fait des abominations auxquelles le régime pétainiste avait prêté la main. Il ne vaut toutefois pas oublis : ni des « retards à l’allumage » qui virent un certain nombre de penseurs marxistes sous-estimer la place de l’antisémitisme au coeur de l’idéologie nazie, ni des dérives de certains courants se dégageant de la gauche ou du syndicalisme ouvrier pour sombrer dans le fascisme dès le milieu des années 1930, ni de l’antisémitisme qui aura régulièrement entaché le stalinisme à l’est de l’Europe avant et après la Deuxième Guerre mondiale. Il ne nous exonère pas davantage du courage de reconnaître, dans le moment présent, des réalités dérangeantes.
Pour parler sans langue de bois, il nous incombe d’identifier, aujourd’hui à gauche, d’incontestables régressions. Je parle de régressions, non d’un basculement massif d’une partie de notre camp social et politique dans la détestation des Juifs. Non de la naissance d’un « nouvel antisémitisme », pour reprendre la terminologie de certains, que véhiculerait le combat contre les injustices de l’ordre mondial, à commencer par celles dont le peuple palestinien est la victime. Mais, assurément, et nous ne saurions le taire, la tendance à relativiser la place, la portée et la dangerosité extrême d’une hostilité sourde ou affirmée qui s’aggrave en s’abritant parfois derrière des discours se voulant progressistes. Par surcroît, nous ne pouvons minimiser l’existence désormais avérée d’attitudes ouvertement antisémites de la part d’individus ou de courants revendiquant leur proximité avec la gauche, voire leur appartenance à cette dernière.
Un symptôme doit nous alerter. J’appartiens à une génération qui, lorsque la synagogue de la rue Copernic était plastiquée (c’était en 1980), ou lorsque le cimetière juif de Carpentras était profané (c’était en 1990), ne perdait pas un instant pour faire entendre sa révolte et descendre sur le pavé. Ces dernières années, lorsqu’un assassinat aura été perpétré contre un Juif ou une Juive, ou lorsque se seront multipliées les exactions antisémites, la gauche aura attendu que les organisations communautaires se mobilisent pour les rejoindre. Il est bien qu’elle les ait rejointes, mais il est aberrant qu’elle ait attendu pour se manifester, donnant à nos compatriotes juifs le sentiment qu’elle ne percevait plus la gravité de ces manifestations de haine. La seule contre-tendance sera venue, en 2019, de mon camarade Fabien Roussel qui, à la suite d’une succession d’actes antijuifs, aura pris l’initiative d’un grand rassemblement à Paris, à laquelle toutes les forces républicaines auront répondu présentes.
LES RACINES DE LA RÉGRESSION
Pour comprendre que l’on en soit arrivé là, il convient d’abord de constater à quel point la globalisation marchande et financière, marquée par la vague néolibérale l’ayant accompagnée, aura favorisé l’évanouissement des repères les plus solidement établis, l’affaiblissement des mouvements collectifs, et la naissance d’idéologies entendant se substituer aux valeurs des Lumières autant qu’aux espérances longtemps portées par les forces se réclamant du socialisme et du communisme.
C’est dans ce contexte de confusions extrêmes, de recul des positions qu’avaient pu occuper la gauche ou le syndicalisme, de décomposition idéologique, que l’on aura vu se manifester des replis identitaristes ou communautaristes, qui n’auront pas épargné une partie des courants progressistes. Au nom d’un « intersectionnalisme » ou d’un « décolonialisme » se voulant en lutte contre les dominations imposées aux peuples longuement asservis par les puissances impériales, les forces concernées en seront venues à se retourner contre les valeurs de l’universalisme, oubliant au passage que ces dernières avaient permis de condamner le racisme comme l’impérialisme, et de poser le cadre des droits humains universels, à la suite des horreurs du deuxième conflit mondial.
Ces replis identitaires auront, en outre, été encouragés par des forces intégristes, singulièrement celles relevant du fondamentalisme islamiste qui, pour asseoir leur hégémonie sur une partie de la jeunesse et des populations de culture ou de religion musulmanes, auront déployé une stratégie d’influence particulièrement élaborée, en se servant notamment des réseaux sociaux. Et il nous faut bien reconnaître que ce type d’entreprises n’aura pas rencontré la vigilance qui eût été nécessaire. Y compris lorsque d’aucuns, à l’instar par exemple de la fondatrice de l’organisation des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, en sera venue à des appels aussi incendiaires qu’exhalant ses délires antijuifs.
Le processus insidieux de révision de l’histoire que l’on aura vu à l’oeuvre durant toutes ces années aura, évidemment, contribué à l’installation progressive d’un climat détestable. De la « querelle des historiens » allemands provoquée, au milieu des années 1980, par la volonté de certains de réhabiliter insidieusement le III° Reich, au droit de citer offert dans le débat intellectuel français à des auteurs — tel Charles Maurras — ayant porté le racisme antijuif à son paroxysme dans la première moitié du siècle passé, en passant par les remises en cause répétées quoique souvent déguisées des réalités pourtant scientifiquement établies à propos du génocide hitlérien, sans parler de la volonté d’atténuer la charge accusatoire pesant sur l’État vichyste, on aura vu des digues se fissurer et certains des « tabous » de la Libération être levés.
Cela n’aura pas peu contribué à l’utilisation inconsidérée de certains mots pour qualifier telle ou telle abomination surgies d’un monde en pleines convulsions, tels ceux de « génocide » ou de « déportation », autant qu’à la banalisation de discours reflétant une défiance obsessionnelle envers les populations de confession ou de culture juives. Remarquons au passage à quel point, même venus d’horizons apparemment opposés du spectre politique, les discours antisémites auront repris à l’identique des poncifs et des théories venus de la nuit des temps.
Il est une deuxième racine de cette situation plus que préoccupante. Elle tient au changement de stratégie des composantes dominantes de l’extrême droite. Longtemps, celles-ci se seront identifiées par leur exécration des Juifs. Ce qu’il leur aura bien fallu atténuer, un peu partout en Europe, à mesure qu’elles se rapprochaient du pouvoir. Pas d’illusion cependant : l’antisémitisme n’aura nullement disparu du paysage mental de l’extrémisme droitier. N’aura-t-on pas vu, en 2014, 20 000 manifestants gorgés de haine déferler dans les rues parisiennes aux cris de « Juif ! Juif ! Juif !, la France n’est pas à toi » ? Faut-il ici rappeler les pancartes et les slogans d’un complotisme nauséabond qui auront fleuri dans les manifestations antivaccins, lorsque l’épidémie de Covid-19 commençait à refluer ? L’idée que les Juifs n’étaient pas réellement des Français comme les autres ne se reflétait-elle pas dans le propos de Monsieur Zemmour fustigeant la famille Sandler pour avoir fait inhumer en Israël les victimes de l’islamiste Merah ?
Reste que l’habileté des élites du Rassemblement national aura consisté à se poser en rempart contre l’antisémitisme, pour mieux pouvoir concentrer leurs coups contre les étrangers, les réfugiés, et bien sûr les musulmans supposés inintégrables à la nation française. Une partie de la gauche et des intellectuels progressistes n’aura pas mis longtemps à tomber dans le piège qui lui était tendu, en arrivant à la conclusion que le musulman avait dorénavant pris la place du Juif dans le déchaînement de la haine raciste.
Aggravant son aveuglement, elle en sera venue à faire du concept d’« islamophobie » la pierre de touche d’une attitude antiraciste irréprochable, omettant au passage que les mots ont fréquemment une fonction idéologique. En l’occurrence, cette partie de la gauche n’aura pas voulu voir que la notion d’« islamophobie » avait été portée dans les polémiques politiques par l’islamisme le plus réactionnaire, celui se revendiquant des Frères musulmans ou du wahhabisme saoudien, dans le but d’assimiler toute critique des religions, et singulièrement de sa conception rigoriste et totalitaire de l’islam, à du racisme. Nos amis de Charlie, comme toutes celles et tous ceux qui, parmi nos compatriotes musulmans, n’entendent pas céder à pareilles objurgations, savent ce qu’il en coûte de résister à l’obscurantisme. Et nous, qui n’aurons jamais minimisé le racisme antimusulman, mais n’aurons pas pour autant accepté que l’on relativisât la gravité de l’antisémitisme, nous serons retrouvés bien seuls, stigmatisés par une partie de la gauche, ou des personnages s’en prévalant. Un naufrage aux yeux de quiconque n’entend pas renier ce qui aura, des décennies durant, constitué le patrimoine du camp du progrès : la laïcité visant l’émancipation des dominations aliénantes, la défense de la Raison, l’action en faveur de l’union fraternelle des êtres humains contre ce qui les divise.
DU DÉVOIEMENT DE LA CAUSE DE LA PAIX EN PALESTINE
La troisième raison de la régression, il nous faut certainement la chercher dans les retombées d’un conflit israélo-palestinien qui n’aura cessé de s’aggraver. Après l’échec des accords d’Oslo, signés voici tout juste 30 ans, les gouvernements successifs de l’État d’Israël n’auront cessé de coloniser la Cisjordanie, d’annexer de facto Jérusalem-Est, d’asphyxier l’enclave de Gaza qui se sera vue transformer en « prison à ciel ouvert », de soumettre le peuple palestinien à un régime de discriminations institutionnalisées. Cette logique de force ouverte en arrive à présent à son paroxysme, avec l’actuelle coalition des religieux intégristes et des suprémacistes juifs au pouvoir à Tel-Aviv, celle-ci ne faisant pas mystère de sa visée : interdire définitivement aux Palestiniens de disposer un jour d’un État souverain, aux côtés d’Israël, conformément à toutes les résolutions des Nations unies.
Les choses doivent être dites sans détours : cet état de fait odieux aura conduit certains courants militants de la solidarité avec les Palestiniens à oublier ce que nous aurons pourtant été nombreux et nombreuses à répéter durant des années : il n’existe pas d’autre solution à cette guerre sanglante qu’un processus de paix dans la justice, basée sur la coexistence des deux peuples que l’histoire tragique du siècle passé a amené à coexister sur la même terre ; quant à la politique agressive des dirigeants israéliens, elle condamne les Israéliens eux-mêmes à une violence sans fin, ce que dit en creux l’actuel mouvement historique pour la démocratie en Israël, à travers lequel commence à se faire jour la conscience que le fanatisme illibéral du gouvernement Netanyahou mène Israël à sa transformation en un État d’apartheid où les libertés seront étranglées… pour tous et toutes.
Dès lors, pas plus que l’engagement pour l’avenir de la Palestine ne relève de l’importation sur le sol français de la confrontation au Proche-Orient, comme d’aucuns croient utile de l’affirmer, les Juifs de France n’ont à être rendus responsables de la politique israélienne. Il n’en faut que davantage rejeter les rhétoriques guerrières à l’abri desquelles la haine d’Israël — non point seulement de ses gouvernants actuels, mais de sa population — peut vite muer en hostilité envers les Juifs en général. Toute une série d’incidents récents, de nature ouvertement antisémite, survenus en marge (je dis bien en marge, car il s’agit d’attitudes ultraminoritaires) d’initiatives de soutien au peuple palestinien, doivent réveiller notre vigilance. À charge, pour celles et ceux qui, comme moi, militent depuis des décennies afin que l’autodétermination du peuple spolié finisse par l’emporter, de savoir réagir sans attendre.
Fréquemment, les postures guerrières se confondent avec la dénonciation virulente du « sionisme ». La critique du projet d’instauration d’un « État des Juifs » en Palestine, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Theodor Herzl, n’a bien sûr rien d’illégitime. La question aura d’ailleurs longtemps déchiré les diasporas et les composantes du mouvement ouvrier juif en Europe. Elle n’en aura pas moins été tranchée par l’histoire, lorsqu’un grand nombre des survivants du génocide, issus notamment des pays où la vie juive avait été éradiquée, auront vu dans cette perspective leur unique avenir envisageable. C’est ce qui aura amené le PCF à approuver, en 1948, la proclamation de l’État d’Israël. Depuis, seuls des falsificateurs ou des nostalgiques des controverses passées peuvent vouloir ignorer qu’une nation israélienne ait vu le jour, une petite phalange s’obstinant même à la qualifier d’« entité sioniste ». Derrière cette opposition au « sionisme », parfaitement abstraite 75 ans après la naissance du nouvel État, et même si l’on considère qu’elle n’est pas à même de résoudre historiquement la « question juive », peut vite s’engouffrer la contestation de l’existence même d’Israël. En d’autres termes, elle confond le nécessaire combat pour la reconnaissance du droit des Palestiniens avec la contestation d’un autre droit, en l’occurrence celui de la communauté nationale israélienne à vivre dans un État à la sécurité internationalement garantie, si tel est son choix, cette existence sécurisée supposant d’en finir avec la colonisation des territoires palestiniens conquis en 1967. Pour être encore plus précis, le droit imprescriptible des Palestiniens à déterminer librement leur destin ne saurait voir le jour sur les ruines de l’autodétermination israélienne, c’est-à-dire sur une nouvelle injustice se substituant à celle — et aux crimes qui l’ont accompagnée — dont la nation palestinienne est victime depuis trop longtemps.
Remarquons, à ce propos, que c’est en exploitant cette ambivalence de l’« antisionisme » que d’authentiques antisémites ont érigé leur fond de commerce. Tel le sinistre Dieudonné expliquant, à la télévision iranienne, qu’il avait été contraint de recourir à ce vocable pour échapper aux foudres d’une loi Gayssot conduisant inexorablement devant les tribunaux quiconque en appelle à la haine raciale ou s’emploie à nier les crimes contre l’humanité.
Soyons d’autant plus vigilants à cet égard qu’une radicalité des postures peut vite se traduire en authentiques dérives. Et que la crise stratégique du mouvement national palestinien, conjuguée à sa décomposition politique, peuvent les encourager. Les récentes déclarations du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, viennent d’en apporter l’éclairante illustration, puisqu’il aura cru bon d’affirmer que « Hitler a tué des Juifs parce qu’ils étaient impliqués dans l’argent et non à cause de leur judéité ». Ces propos ne pouvant être mis sur le seul compte de la sénilité, ils appellent condamnation sans appel. Ils marquent surtout une rupture avec l’histoire du nationalisme palestinien. Au temps où il venait juste de s’émanciper de la tutelle de l’Égypte nassérienne, le Fatah défendait une promesse de coexistence qui, si elle ne prenait pas encore en compte l’existence d’une nation israélienne, rejetait tout ethnicisme et toute considération religieuse : « Nous combattons aujourd’hui pour créer la nouvelle Palestine de demain, une Palestine progressiste, démocratique et non confessionnelle dans laquelle chrétiens, musulmans et juifs bénéficieront de la liberté de culte, travailleront et vivront en paix, jouissant de droits égaux » (déclaration de la délégation du Fatah à la Deuxième Conférence pour le soutien aux peuples arabes, 28 janvier 1969).
Au fond, les errements de Mahmoud Abbas agissent comme une « piqûre de rappel » : nous avons l’impérieux devoir de ne rien céder sur l’exigence de paix, de justice et de droit sur la terre de Palestine et, simultanément, de nous montrer immédiatement réactifs devant toute manifestation, dissimulée ou ouverte, d’antisémitisme. En fin de compte, l’avertissement de Jean-Paul Sartre, en 1967, n’aura pas pris une ride. Signant l’éditorial de la revue qu’il dirigeait et qui venait de sortir un dossier spécial consacré au Proche-Orient, il revendiquait une position engagée pour la paix et le droit, tout en indiquant qu’il ne lui était « pas supportable d’imaginer qu’une collectivité juive, où qu’elle soit, quelle qu’elle soit, puisse endurer un nouveau ‘’calvaire’’ ». Et d’ajouter : « Ainsi sommes-nous allergiques à tout ce qui pourrait, de près ou de loin, ressembler à de l’antisémitisme » (in « Le conflit israélo-arabe », Les Temps modernes, n°253 bis 1967).
À sa manière, le philosophe anticipait l’appel de cet infatigable bâtisseur de paix qu’était Ury Avnery, combattant de la guerre d’indépendance israélienne en 1948 et ayant consacré ses dernières années au mouvement qu’il avait fondé, Gus Shalom (le Bloc de la paix) : « Les Palestiniens ont besoin de paix pour se libérer de l’occupation et obtenir enfin la liberté, l’indépendance et une vie normale. Les Israéliens ont besoin de paix parce que, sans elle, nous allons nous enfoncer de plus en plus profondément dans le marécage d’une guerre éternelle, perdre la démocratie qui fut notre orgueil pour devenir un État d’apartheid méprisable. » Voilà la ligne de crête qu’il nous appartient de tenir…
RETOUR SUR UN RAPPEUR GLAUQUE
Il m’eût été impossible d’apposer le point final à cette (trop) longue chronique sans dire quelques mots de la controverse provoquée par le rappeur Médine. J’ai lu, ici ou là, qu’il était impossible de hurler avec les loups et de joindre sa voix à celles de droites et d’extrêmes droites qui en ont fait la cible d’attaques à connotation insupportablement raciste. À ceci près que, si l’on ne doit jamais apporter la moindre caution à un adversaire qui fait flèche de tout bois pour légitimer sa volonté de division ethnique de la nation, cela ne devrait jamais conduire à consentir à l’inacceptable.
J’ai lu également que rien ne devrait venir entraver la création d’un artiste. Ce que je partage, évidemment, considérant avec André Breton, l’auteur du célèbre « Toute licence en art », qu’aucune raison d’État, aucun dogme de parti ne peut altérer la liberté d’expression culturelle, seule le justice étant in fine habilitée à statuer sur d’éventuelles violations de la loi. Sauf que le problème n’est pas là. Par ses prises de position politiques répétées, Médine aura au fil des ans décidé de devenir un personnage public, voire une référence pour toute une jeunesse. Il se sera, dès lors, de lui-même exposé à la critique et ne saurait s’offusquer qu’on ne lui passe rien.
Foin d’hypocrisie ! Le tweet qui aura agité l’univers médiatique en cette fin d’été n’avait rien d’anodin. « ResKHANpée » constitue une insulte au caractère antisémite avéré, laquelle ne peut se prévaloir d’aucune justification dans tel ou tel propos antérieur de l’essayiste Rachel Kahn. Comme le relève, à juste titre, Raphaël Enthoven, avec lequel je peux par ailleurs entretenir d’importants désaccords, l’attaque visant le patronyme d’un homme ou d’une femme cherche toujours à atteindre son humanité, tant de précédents l’ont attesté comme le trop fameux « Durafour crématoire » de Le Pen père : « La vocation du calembour est de réduire la tragédie à néant en en faisant un objet de moquerie, quitte à s’en prendre, comme Médine, à Rachel Kahn, dont, à l’exception de son grand-père (qui a survécu à Auschwitz durant trois années) et de sa mère hébergée par des Justes, toute la famille a péri dans les camps » (Franc-Tireur, 16 août 2023).
Le rappeur aura fini par expliquer qu’il regrettait d’avoir pu blesser, protestant par ailleurs de ses engagements en faveur de la justice sociale. On eût pu croire en sa bonne foi s’il n’était un dangereux récidiviste. De sa détestation affichée du combat laïque — peut-on vraiment oublier, peu avant l’attentat contre Charlie-Hebdo, son « Crucifier les laïcards comme à Golgotha » ? —, à ses propos homophobes enfiévrés, de son ralliement à la « quenelle » — dont, bien avant qu’il ne s’affiche devant les photographes en reproduisant le geste, Dieudonné avait limpidement explicité l’intention antisémite —, à ses accointances avec le suprémaciste noir fascisant Kémi Seba, sans parler de ses références réitérées au Jihad, l’homme n’en est pas à sa première provocation nauséabonde. Et comme, à chaque fois, il se sera à demi-excusé, il se sera à tout le moins épargné le détour devant un tribunal. Surtout, au vu de ses interviews et prises de parole des dernières semaines, chacun aura pu juger d’une pensée à la cohérence intellectuelle incontestable, ce qui réduit à néant l’excuse de la révolte, de l’ignorance du sens des mots et des gestes, ainsi que de l’origine au sein d’un de ces quartiers laissés à l’abandon par des gouvernements trop pressés de servir le marché.
Une fois de plus (une fois de trop ?), les réactions d’une partie de la gauche auront eu de quoi susciter notre colère. La France insoumise n’aura rien trouvé à redire au tweet exécrable. Europe écologie-Les Verts, qui avait comme LFI invité le rappeur à ses journées d‘été, aura renoncé à le mettre devant ses contradictions puisqu’il avait proclamé son rejet de l’antisémitisme. Des voix se seront, en outre, fait entendre pour juger ses propos injustifiables, tout en lui offrant généreusement « le droit à évoluer », L’Humanité allant jusqu’à lui ouvrir largement ses colonnes.
Je ne partagerai jamais les arguties motivant l’indifférence, la complaisance, l’excuse, même quand celles-ci relèvent, sans parfois s’en apercevoir, d’un certain paternalisme envers un homme issu d’une France en permanence sujette aux discriminations et aux exclusions. Ce qui est injustifiable s’avère aussi inexcusable. Je partage, pour cette raison, la protestation de l’historien Nicolas Offenstadt : « Ce qui est dangereux, c’est que les forces de gauche ne se tiennent pas à distance de figures tellement ambivalentes, aux propos franchement douteux. Il est (…) inacceptable de ne pas être radical dans la mise à distance de toute forme d’antisémitisme » (L’Humanité-Magazine, 7 septembre 2023). Je suis en revanche fier d’appartenir à un parti dont le secrétaire national, Fabien Roussel, n’aura pas hésité à mettre les points sur les « i » : « Que les choses soient claires : il n’y aura jamais chez nous la moindre complaisance pour des propos racistes comme antisémites, d’où qu’ils viennent, quels que soient leurs auteurs ! De tels propos sont inacceptables, injustifiables, inexcusables. Et je veux simplement, solennellement, affirmer au nom des communistes, au nom de toute l’histoire de notre parti, au nom de ce que la nation doit aux combattants étrangers de la Main-d’Oeuvre Immigrée, la MOI, au temps de l’occupation hitlérienne — à commencer par le groupe de Missak Manouchian dont nous célébrerons prochainement l’entrée au Panthéon —, que jamais l’antisémitisme comme le racisme ne rencontrera chez nous la moindre complaisance, la moindre tolérance. J’apporte toute la solidarité et tout notre soutien aux victimes de ces actes et de ces propos, qu’ils soient de confession juive ou musulmane. J’apporte tout mon soutien à Rachel Khan qui a fait l’objet d’un jeu de mot odieux. Que la justice fasse à chaque fois son travail » (Discours à l’Université d’été du PCF, 26 août 2023).
J’en termine. Le contexte bourbeux d’une crise française s’aggravant sans cesse est propice à la résurgence de créatures dérivantes ou carrément monstrueuses. Les années sinistres qu’a connues notre pays dans le passé nous ont suffisamment instruits sur le fait que des trajectoires individuelles pouvaient soudainement bifurquer vers le pire. Raison de plus pour ne rien lâcher, jamais. Pour construire inlassablement le rapport de force citoyen qui constitue le meilleur rempart face à tout ce qui porte atteinte à la dignité des êtres humains. Pour se saisir sans relâche du levier de la mémoire, car il est le plus précieux des instrument pour dissiper les confusions dans les consciences : lorsque les peuples ignorent l’histoire, ils se condamnent à en revivre les tragédies. Pour recourir, chaque fois que nécessaire, à la loi, comme l’auront fait les communistes en faisant adopter la loi Gayssot par l’Assemblée nationale, ou comme ils le font encore en proposant que les incitateurs à la haine raciale puissent être déclarés inéligibibles. Pour faire renaître une perspective transformatrice puisque, nous le savons, c’est sur fond de désespérance que prospèrent les idéologies mortifères. « Je hais l’indifférence », aura dit un jour Antonio Gramsci. Faisons-en le cri de ralliement d’une gauche qui ne veut en rien abdiquer de ses fondamentaux…
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