Face à la guerre qui vient, retrouvons la “méthode Jaurès”
Voilà ! On nous décrivait volontiers sous les traits de Cassandres irresponsables lorsque, ces dernières années, nous étions un certain nombre à dénoncer le danger d’une montée aux extrêmes qui noierait de nouveau l’humanité dans le sang et les larmes. C’est pourtant le président de la République, puis la présidente de la Commission européenne, qui viennent de déciller d’innombrables yeux en France comme en Europe. Le premier aura voulu préparer les esprits à l’expédition de « troupes au sol » en Ukraine, la seconde nous aura exhortés à la guerre contre la Russie. Bien sûr, nul ne saurait ignorer l’agressivité menaçante d’un régime chauvin et autocratique, celui de Vladimir Poutine, qui aura délibérément piétiné le droit international et violé les frontières de l’un de ses principaux voisins. Il n’empêche ! Les déclarations aventureuses d’Emmanuel Macron et de Madame von der Leyen auront eu pour principal effet de fermer toute voie à la recherche d’une solution diplomatique à cette confrontation. Elles auront, de ce fait, enclenché une dynamique qui peut conduire au pire, peut-être à une confrontation nucléaire. À la chaleur de cette montée des tensions, on mesure que nous sommes entrés dans une séquence historique où se cherchent, à chaud, l’instauration de nouveaux rapports de force entre puissances grandes ou moyennes, la redéfinition des zones d’influence autant que de l’architecture des régions considérées comme stratégiques pour les équilibres géopolitiques. Qu’en deux années seulement, trois guerres régionales aux implications mondiales aient éclaté — en Ukraine d’abord, dans le Caucase ensuite avec l’offensive turco-azérie ayant débouché sur l’épuration ethnique du Haut-Karabakh, au Proche-Orient enfin qui voit la question israélo-palestinienne prise dans les rets de puissances se livrant une lutte acharnée pour le contrôle de cette zone vitale —, tandis que la région indo-pacifique devenait le théâtre d’une montée des enchères entre États-Unis et Chine, sans parler des appétits multiples que déchaîne la dislocation de la Françafrique, rappelle furieusement les crises qui devaient conduire au premier conflit mondial, cette « machine infernale que constituait la logique des alliances, dites ou non dites, traités officiels ou accords secrets », pour reprendre les termes de Christophe Prochasson (commentaires des derniers textes de Jaurès sur la paix, in Oeuvres de Jean Jaurès, Guerre à la guerre, tome 13, Fayard 2023). De ce point de vue, sauf à choisir de s’aligner sur des préparatifs de guerre que les peuples paieront au prix le plus fort, la gauche serait bien avisée de se rappeler l’un des combats fondamentaux qui en firent une force d’espérance pour les classes dominées. Parlons avec franchise, au seuil d’une campagne européenne où certains font passer les exigences du progrès humain derrière l’exaltation enflammée de l’économie de guerre, bien que celle-ci menaçât les classes travailleuses d’une terrible aggravation de l’austérité qu’elles subissent depuis trop longtemps : il ne suffit pas d’honorer la figure de ce bâtisseur inlassable de paix qu’était Jean Jaurès, à l’occasion de chaque anniversaire de son assassinat, si c’est pour effacer son apport jusqu’à ce jour exemplaire. C’est pour faire revivre cet héritage que je choisis aujourd’hui de publier la conférence donnée à Toulouse le 2 septembre 2023, qui me réunissait en compagnie de Rémy Cazals et Rémy Pech, sur le thème : « Jaurès et la paix ».
« Depuis plusieurs années, à Toulouse, en ce début septembre marquant l’anniversaire de sa naissance, nous nous attachons à réfléchir sur la pensée théorique et stratégique de Jean Jaurès. Cette année, actualité oblige, nous avons voulu aborder l’actualité de son combat pour la paix. C’est à ce propos que nous faisons notre miel de ce que l’ami Gilles Candar nomme ‘’la méthode Jaurès’’.
« Cela m’amène à une première remarque : c’est à tort que l’on parle du ‘’pacifisme’’ de Jaurès. Celui-ci n’aura jamais été un partisan de la paix à tout prix, voire à n’importe quel prix, à l’image des courants qui s’exprimeront ultérieurement, dans l’entre-deux guerres, en se revendiquant d’un ‘’pacifisme intégral’’ qui conduira beaucoup d’entre eux à la collaboration avec l’occupant hitlérien.
« Lorsqu’il écrit, à partir de 1907, L’Armée nouvelle, qui reste sans doute l’une de ses oeuvres majeures, Jaurès avance l’idée d’une ‘’organisation vraiment populaire de la défense nationale’’, qui combinerait ce qu’il appelle ‘’les exigences de la démocratie’’, les ‘’lois du développement social’’ et ‘’les nécessités techniques de la grande guerre moderne’’. Par conséquent, de même que, dans ses écrits, il lie systématiquement et indissolublement, souveraineté de la nation, souveraineté du peuple et souveraineté du travail, il pense en même temps la visée historique du socialisme et du communisme, le combat pour la paix dans la justice, et la réflexion sur la guerre conçue sous sa forme défensive.
« Toujours dans L’Armée nouvelle, et parce qu’il considère que la conception de la nation héritée de la Révolution française — à savoir celle d’une communauté politique de citoyens que ne distinguent ni leurs origines, ni leurs couleurs de peau, ni leurs religions —, est porteuse de progrès politique et humain très au-delà des frontières de l’Hexagone, il en vient très clairement à écrire : ‘’ Jamais un prolétariat qui aura refusé de défendre, avec l’indépendance nationale la liberté de son propre développement, n’aura la vigueur d’abattre le capitalisme.’’
« De fait, à partir du moment où il se trouve confronté à la montée des risques de guerre, du conflit russo-japonais de 1904-1905 aux guerres balkaniques de 1912-1913, en passant par la bataille contre la ‘’loi des trois ans’’ (augmentant d’une année la durée du service militaire) en juillet 1913, Jaurès défend une position cohérente, structurée autour de trois piliers.
LES TROIS PILIERS DU COMBAT POUR LA PAIX
« Aux fondements de sa position, on trouve l’analyse foisonnante et clairvoyante des sources du désordre et de la violence du monde d’alors : la montée du nationalisme agressif, générateur de despotisme, de course aux armements, de fanatisme ; l’aiguisement des concurrences capitalistes, des compétitions géostratégiques pour la redéfinition des zones d’influence ; l’accentuation des processus de colonisation spoliatrice, qui reflète l’accélération du partage du monde entre les grandes puissances de l’époque ; la montée des peurs et l’obsession de la violence dans des sociétés que les mutations du capitalisme d’alors mettent en crise profonde.
« Ce qui l’amène à écrire : ‘’Cette société tourmentée, pour se défendre contre les inquiétudes qui lui viennent sans cesse de son propre fond, est obligée perpétuellement d’épaissir la cuirasse contre la cuirasse ; dans ce siècle de concurrence sans limite et de surproduction, il y a aussi concurrence entre les armées et surproduction militaire. L’industrie elle-même étant un combat, la guerre devient la première, la plus excitée, la plus fiévreuse des industries.’’ D’où il retire cette conclusion : ‘’Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité.’’
« Vient ensuite, enracinée dans sa conception même du combat pour le socialisme et la démocratie, l’articulation étroite qu’il établit entre les nécessités de la défense nationale et la mise en débat des principes d’une paix mondiale basés sur le refus de la colonisation, le respect des intégrités nationales, l’arbitrage international, et la sécurité collective.
« Jaurès ne rejette pas la guerre par principe, mais il refuse résolument la guerre de conquête et de soumission des peuples. La guerre, à ses yeux, est concevable si elle constitue l’ultime moyen de combattre en défense de la liberté et de l’indépendance. Cette ‘’méthode de défensive totale’’, dont il pense d’ailleurs qu’elle ne peut être conduite que par une armée de citoyens dégagée de l’emprise d’une hiérarchie militaire belliciste — le combat pour faire reconnaître l’innocence de Dreyfus n’est pas loin —, est pour lui la condition permettant de libérer, dans la société, ce qui désigne comme les ‘’forces morales’’, ‘’toutes les énergies disponibles’’, à même de vaincre les forces de l’oppression.
« À cet égard, il considère que la bataille jusqu’au bout pour une paix générale en Europe est la meilleure des façons de doter la France des armes de la victoire, au cas où la confrontation militaire deviendrait inévitable. Il résume ainsi sa pensée : ‘’Un peuple qui, voulant la paix, en a donné la preuve à lui-même et au monde ; un peuple qui, jusqu’à la veille de la guerre, a offert de soumettre le litige à l’arbitrage de l’humanité civilisée ; un peuple qui, même dans l’orage déchaîné, demande encore au genre humain d’évoquer à lui ce conflit, ce peuple-là a une telle conscience de son droit qu’il est prêt à tous les sacrifices pour sauver son honneur et sa vie. (…) Au contraire, dans la nation qu’un mouvement d’orgueil et de proie aura jeté dans une guerre d’agression, le malaise grandit d’heure en heure.’’
« Et Jaurès d’enfoncer le clou, dans l’article 16 de la proposition de loi à la base de l’écriture de L’Armée nouvelle, en faisant de l’offre et du mécanisme de l’arbitrage international, le moyen d’empêcher la guerre, et surtout, si la déflagration se produisait malgré tout, le critère permettant d’apprécier sa légitimité. ‘’Toute guerre est criminelle, affirme-t-il, si elle n’est pas manifestement défensive ; et elle n’est manifestement et certainement défensive que si le gouvernement du pays propose au gouvernement étranger avec lequel il est en conflit de régler le conflit par un arbitrage.’’ C’est de ce point de vue qu’il met en garde contre le fait que ‘’le centre de gravité de la défense nationale’’ ne soit plus ‘’dans la nation elle-même’’, mais se retrouve dans une projection agressive de ‘’l’extrême avant-garde d’une armée restreinte’’.
« Enfin, troisième pilier de sa position — et c’est là que le dirigeant du socialisme français et de l’Internationale socialiste manifeste sa lucidité et sa clairvoyance —, Jaurès affirme sans répit que les mécanismes juridiques de l’arbitrage international ne s’imposeront jamais sans que s’affirme une force suffisamment puissante. D’où son combat pour mobiliser le mouvement ouvrier français et international contre le danger de guerre qu’il sent se rapprocher. De 1904 à 1914, il va de ce fait multiplier les interventions dans les congrès socialistes internationaux — d’Amsterdam, de Stuttgart, de Copenhague et de Bâle —, avant d’arracher à son propre parti, lors du congrès extraordinaire de juillet 1914, le principe de la grève générale préventive.
« Hélas, il est trop tard. Le mouvement ouvrier a déjà perdu la partie, et les oppositions nationales se sont imposées entre les partis de l’Internationale. L’accélération de la marche à la guerre prendra Jaurès de court. Lorsqu’il est assassiné, le 31 juillet 1914, les choses sont déjà jouées.
UNE SOURCE D’INSPIRATION POUR LA GAUCHE
« La méthode Jaurès » pour construire politiquement une paix universelle est source d’inspiration à l’heure où il nous faut faire face à de nouveaux dangers de conflagration planétaire.
« Jaurès n’a jamais utilisé ce concept, mais l’ordre mondial de la fin du XIX° siècle et du début du XX° se trouve marqué par ce que des historiens ont, par la suite, désigné comme la première des mondialisations. Je l’ai précédemment indiqué, l’intensification des compétitions entre impérialismes rivaux et entre conglomérats industriels et financiers, les affrontements visant à redéfinir les rapports de force mondiaux, l’expansion des nationalismes et des chauvinismes ont alors créé les conditions de la Première Guerre mondiale. L’ère de l’impérialisme, décrite ensuite par Lénine, confirme en quelque sorte la prophétie de Jaurès, même si elle a souvent été citée hors contexte : ’’Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée dormante porte l’orage.’’
« On doit, à cet égard, créditer Jaurès de la pertinence et de la prémonition de ses analyses, puisqu’il anticipe les conséquences possibles du premier des désastres qui allaient ensuite marquer le XX° siècle. ‘’D’une guerre européenne, dit-il, peut jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feront bien d’y songer ; mais il peut en sortir aussi, pour une longue période, des crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes.’’ Et d’ajouter à ce propos qui, rétrospectivement, nous fait immanquablement songer aux abominations qui allait marquer la Deuxième Guerre mondiale : ‘’Et nous, nous ne voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare.’’
« Le nouvel âge du capitalisme, financiarisé et globalisé comme jamais, que d’aucuns, comme saisis d’hallucination, nous prédisaient hier encore ‘’heureux’’, aura fini par se traduire en d’intenses convulsions. Sur fond de crises économiques et de krachs financiers qui s’enchaînent, avec à l’horizon la menace d’une crise écologique et climatique mettant en cause l’existence même des espèces vivantes, l’ordre mondial se fracture ; la puissance hier encore dominante, les États-Unis, se voit menacée dans son hégémonie ; les crises régionales et les guerres localisées se multiplient, portant en germes la modification des hiérarchies de dépendance ; les inégalités se creusent sur l’ensemble de la planète ; des continents entiers, telle l’Afrique, s’enfoncent dans la misère et la désagrégation ; les modes de domination politique des classes possédantes se retrouvent en proie à des crises de régime d’un bout à l’autre du globe, de Paris à Washington, de Téhéran à Tel-Aviv ; l’aspiration des peuples à l’autodétermination et au progrès se heurte à l’inexistence de perspectives transformatrices crédibles ; et tout cela se traduit, sur fond de montée du racisme et de l’antisémitisme, par l’essor des extrêmes droites, des populisme réactionnaires, et des aventures autoritaires…
« C’est dans ce genre de contexte que la guerre peut revenir s’inviter à l’horizon de nos générations. Déjà, la course aux armements reprend comme jamais depuis la Guerre froide. États-Unis et Chine se préparent à une confrontation majeure dans la zone de l’Indo-Pacifique. Les grandes puissances, mais aussi les puissances intermédiaires, s’ingèrent dans les conflits régionaux, à la recherche de nouveaux marchés et d’une redéfinition des zones d’influence. Les logiques de blocs reprennent force de loi, on le voit en Europe lorsque tous les pays de l’Union européenne suivent les injonctions de Washington en augmentant leurs dépenses militaires et en se préparant, dans le cadre de l’Otan, à mener une ‘’guerre de l’avant’’, pour reprendre un propos d’Emmanuel Macron, la France venant elle-même d’adopter une loi de programmation portant à 413 milliards les dépenses militaires sur les cinq années qui viennent.
« L’invasion de l’Ukraine par le régime de Vladimir Poutine aura donné un formidable coup d’accélérateur à ce processus fatal. Bien sûr, cette agression commise par un pouvoir clanique et ultranationaliste sera intervenue après une longue suite d’épreuves de force entre Moscou et le bloc atlantiste, lequel cherchait à priver la Russie de son ‘’arrière-cour’’. On sait maintenant, pour ne prendre que cet exemple, que les accords de Minsk auront été délibérément torpillés, avec le consentement des ‘’Occidentaux’’. Il n’empêche qu’en bafouant le droit international, en violant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, le régime de Poutine aura commis l’injustifiable.
« Agressée sur son sol, l’Ukraine a le droit de se défendre, et la communauté internationale a, de son côté, le devoir de lui apporter toute l’aide nécessaire à sa défense. Toutefois, un nombre croissant de commentateurs et d’experts souligne que ce conflit entraîne, d’ores et déjà, des conséquences dramatiques pour les peuples et la paix du monde. Il risque de conduire au non-renouvellement de l’accord sur les exportations de céréales conclu en juillet 2022, avec des retombées catastrophiques pour l’approvisionnement en blé de la Corne de l’Afrique. L’escalade menée par le pouvoir russe produit des effets déstabilisateurs dans son propre pays, comme l’aura révélée la récente tentative putschiste de Prigojine, posant la question de la maîtrise du deuxième arsenal nucléaire du monde. L’excitation guerrière se fait entendre avec force à l’Est du continent. Surtout, il apparaît chaque jour davantage qu’il n’y aura pas d’issue militaire à cette confrontation, au point que les experts militaires dessinent désormais un scénario selon lequel celle-ci pourrait s’étendre jusqu’en 2025 ou 2026. À tout moment, cette impasse peut déboucher sur une conflagration, y compris dans sa dimension nucléaire.
« La voix de la France n’aura jamais été à ce point nécessaire pour faire prévaloir une solution de paix, fondée sur la négociation et visant à un nouveau système de sécurité collective, cette idée de sécurité collective qui est si chère à Jaurès. Telle est la proposition que le Parti communiste français a porté dans le débat public en juillet 2023, avec la publication d’un plan de paix possible autour de quelques principes : l’évacuation des territoires conquis par la Russie depuis le 24 février 2022 ; la négociation d’un statut de neutralité pour l’Ukraine, statut garanti par la protection de la communauté internationale, sous l’égide de l’ONU ; l’acceptation par la Russie et par l’Ukraine de référendums internationalement contrôlés sur le statut de la Crimée et du Donbass ; l’évacuation par la Russie des armes nucléaires tactiques déployées au Belarus, en échange de quoi les forces de l’Otan en reviendraient à un niveau de déploiement équivalent à celui de 2022.
« Cela soulève, devant le pays, le problème déterminant de la récupération par la France de sa souveraineté, afin de pouvoir faire entendre une voix alternative aux logiques de blocs et de force en vigueur. Après avoir fait des déclarations sur la ‘’mort cérébrale‘’ de l’Otan, le président de la République aura fini par s’aligner sur les surenchères des États-Unis, validant même l’ouverture des processus d’intégration de l’Ukraine à l’Otan et à l’Union européenne.
« La France, à rebours des valeurs et principes qu’elle aura pu défendre par le passé, se mure ainsi dans l’impuissance, à moins qu’elle ne s’engage dans une spirale faisant d’elle une co-belligérante du conflit déchirant l’Est du continent. Elle eût été plus avisée en signant le Traité d’interdiction des armes nucléaires, afin d’agir, avec les États qui en sont actuellement signataires, en faveur d’un nouvel ordre mondial de paix et de désarmement.
« La proposition de paix que nous avons formulée aura donc eu, en une période cruciale, un objectif : réveiller, au sein de notre peuple, la conscience qu’il est indispensable d’agir et de se mobiliser pour la paix, ‘’le plus grand des combats’’ selon Jaurès. Dit autrement, le fil rouge, avec lequel nous entendons renouer, n’est autre que celui au nom duquel Jaurès rappelait sans cesse le rôle universel d’une France se voulant fidèle à son héritage révolutionnaire. Il en donnait un parfait résumé : ‘’C’est par le droit et par l’idée de droit que nous reprendrons en Europe notre rôle.’’ »
Relire, à plus d’un siècle de distance, les écrits et discours de Jaurès, nous place devant nos propres responsabilités, en un moment où l’engrenage de la barbarie peut à tout instant s’enclencher, mettant cette fois aux prises des États disposant d’un nombre d’ogives nucléaires susceptibles de ravager plusieurs fois la planète. Lorsque, avec d’autres grandes voix portant loin, nous évoquons le devoir de laisser ouverte le chemin d’une solution négociée, sans négliger pour autant l’aide dont a besoin la résistance ukrainienne, ne serait-ce que pour stabiliser la ligne de front, on nous oppose systématiquement l’impérialisme de Poutine, lequel menacerait le Vieux Continent dans son ensemble d’une guerre de conquête. Est-ce toutefois bien la réalité à laquelle nous nous voyons confrontés ? En deux années, le régime russe s’est vu mettre en échec dans sa volonté de faire déferler ses troupes jusqu’à Kiev. Le front, étendu sur des centaines de kilomètres, n’aura que fort peu évolué au fil du temps, seules quelques villes — dont certaines stratégiques, il est vrai —ayant été conquises puis reconquises avant d’être reprises. Non seulement ce conflit ressemble désormais incroyablement à celui de 1914-1918, avec ses champs de bataille éventrés de tranchées transformées en tombes pour soldats, mais ce sont des centaines de milliers de victimes, civiles et militaires, qui y auront, de part et d’autre, laissé la vie. Tout cela au prix d’un épuisement des armées en présence. L’Ukraine ne tient, certes héroïquement, que grâce à l’approvisionnement en armes d’un bloc atlantiste qui peine de plus en plus à répondre à ses demandes, la destruction de la souveraineté industrielle des pays de l’Union européenne faisant ici sentir ses redoutables conséquences. La nation ukrainienne voit, dans ce cadre, sa détermination inévitablement faiblir, au point que l’ambassadrice Sylvie Bermann, ancienne présidente de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, qui sait donc parfaitement ce qu’elle affirme, souligne que plus de 500 000 hommes en âge de se battre auront quitté le pays pour ne pas avoir à s’enrôler (Marianne, 15 février 2024). En face, la Russie elle-même s’embourbe, dépendante au plus haut point des aides de Téhéran ou Pyongyang pour certains matériels militaires, et accumulant en son sein les facteurs d’une crise majeure à terme. Dominique Moïsi, géopolitologue respecté et pourtant en phase avec les orientations bellicistes des puissances occidentales, le reconnaît lui-même : « Poutine perçoit l’évolution de l’Ukraine vers l’Occident (…) comme un danger qui pourrait être fatal à son régime » —, et Moscou « se sert de la guerre, comme Napoléon III s’en était servi contre les Prussiens avec, à la clé, la capitulation de l’empereur des Français à Sedan, le 2 septembre 1870, la proclamation de la République le 4, et la révolution de la Commune » (in Le Triomphe des émotions, La géopolitique entre peur, colère et espoir, Robert-Laffont 2024). Si telle est effectivement l’issue envisageable, loin des analogies avec la submersion de l’Europe sous la vague déferlante des unités du III° Reich, comparaison qui nous est si souvent servie, il faut bien en déduire que la voie diplomatique, l’idée de négociations pouvant accoucher, au-delà de la guerre russo-ukrainienne, sur un traité de sécurité collective garantissant une paix durable aux Européens, ne sont-elle pas le seul horizon réaliste et fidèle ? Devons-nous , à l’inverse, laisser la Grande Faucheuse accomplir sa terrible oeuvre pendant des années, ou bien prendre le risque insensé que par épuisement des Ukrainiens l’armée de Poutine finisse par l’emporter, à moins que la folie guerrière de dirigeants ne maîtrisant plus rien l’humanité n’entraînât toute l’humanité vers l’irréparable ? Au lendemain du second conflit mondial, la Charte des Nations unies avait été élaborée à partir de principes qui valent d’être rappelés. N’engageait-elle pas les États signataires à « maintenir la paix et la sécurité internationale » et à régler, « par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement de différends ou de situations (…) susceptibles de mener à une rupture de la paix » ? Oui, décidément, n’en déplaise à celles et ceux qui, à gauche, aiment manifestement endosser le battle-dress, Jean Jaurès était fondé, le 20 juillet 1914, dans un éditorial de L’Humanité significativement intitulé « Ce qu’ils oublient », à exhorter le mouvement ouvrier de son époque à ne pas céder à la « prodigieuse tension des nerfs aux nouvelles contradictions, aux vicissitudes de victoire et de désastre, où seule la mort sera assurée d’un triomphe continu et monotone sur les vainqueurs et sur les vaincus ».