Sept mois après le 7 Octobre : où en sommes-nous ?

Comment ne pas sentir l’angoisse vous assaillir lorsque rien ne semble devoir permettre de sortir de l’impasse ? Plus de sept mois, déjà, que le Proche-Orient se retrouve plongé dans une épouvante guerrière dont des civils innocents, par dizaines de milliers, s’avèrent les victimes désignées. Tous ceux qui, puissances occidentales, gouvernants israéliens ou États arabes, avaient voulu croire la question palestinienne passée au second plan grâce aux accords d’Abraham censés redéfinir les équilibres régionaux selon les vues de Washington, en sont maintenant réduits à ressasser leurs illusions effondrées. À la suite de la barbarie terroriste commise par le Hamas le 7 octobre 2023, puis du déluge de fer et de feu déclenché sur Gaza par une coalition israélienne cynique autant que prête à tout pour sauver ses rêveries messianiques criminelles, le « nouvel ordre régional », un temps imaginé par la Maison Blanche, aura cédé la place au chaos le plus menaçant. Ce sont, en effet, les pulsions dominatrices qui s’imposent au mépris de ce qu’il subsiste encore du droit international ; ce sont les principes de la civilisation humaine qui ne cessent de régresser, tant se trouvent déshumanisés celles et ceux que leurs dirigeants ont de part et d’autre désignés comme des adversaires à éliminer radicalement. Mesurons bien un basculement qui fait écho à l’extrême violence caractérisant le contexte international actuel. À l’échelle de la planète entière, se livre désormais une lutte acharnée pour la redéfinition des rapports de force entre grandes et moyennes puissances, sur fond de crise aiguë de la globalisation capitaliste et de déclin de l’hégémonie dont disposa longtemps la citadelle impériale nord-américaine, de recul des perspectives laïques et émancipatrices, de montée généralisée des populismes réactionnaires et des intégrismes religieux. Je l’ai abordé dans mon dernier post, à propos de l’escalade belliqueuse dont la confrontation russo-ukrainienne est le théâtre. Impossible à présent de dissocier, de ce contexte international angoissant, la tragédie dont sont victimes les peuples palestinien et israélien. Il est, pour cette raison, temps d’ajuster nos grilles d’analyse si nous voulons déployer une action efficace en faveur du droit, de la justice et de la paix.

En prenant un peu de hauteur sur les développements quotidiens de la guerre, il paraît aujourd’hui évident que le 7 Octobre aura enregistré un tournant de situation, non seulement en Israël-Palestine ou au Proche et au Moyen-Orient, mais aussi à l’échelle du globe tout entier. Lorsque je formule cette idée, à l’occasion d’un débat ou d’une conférence, il se trouve toujours quelques voix pour me rappeler, comme si j’eus pu l’oublier après avoir passé quelques décennies de ma vie à me battre en faveur de la reconnaissance des droits nationaux du peuple palestinien dans la perspective d’une paix juste, que le conflit de souveraineté ensanglantant cette terre aura marqué l’intégralité du siècle passé. Au nom de ce cycle long, on ne peut cependant ignorer les multiples fractures à travers lesquelles s’est engouffrée l’histoire. Ainsi, les accords Sykes-Picot de 1916 entre la France et le Royaume-Uni, la déclaration Balfour reconnaissant en 1917 un foyer national juif en Palestine, la reconnaissance d’Israël par les Nations unies en 1947-1948 dans le cadre d’un plan de partage restée lettre morte, les guerres régionales s’étant ensuivies entre cet État et son environnement arabe, auront-ils représenté des inflexions majeures de la configuration de cette zone. De même, l’éveil de la nation palestinienne à elle-même à la suite de la guerre des Six-Jours, rompant avec sa longue sujétion aux desseins des classes dirigeantes du monde arabe comme des grands féodaux locaux, la première Intifada, ayant consacré l’enracinement dans les territoires occupés en 1967 du combat pour l’indépendance, les accords d’Oslo, marquant la reconnaissance de facto de l’existence du peuple palestinien par l’État d’Israël tandis que l’OLP se détournait de l’action armée, ou bien l’interruption brutale du processus de règlement négocié à la suite de l’assassinat de Yitzhak Rabin puis de la disparition de Yasser Arafat, débouchant sur l’impasse  désastreuse ayant permis aux fous de Dieu de s’imposer de chaque côté, ne seront-ils pas venus bouleverser les équilibres politiques locaux ? C’est à une échelle bien plus vaste encore, et dans son abomination même, que le raid des commandos jihadistes en territoire israélien sera venu redistribuer radicalement les cartes, dans l’ensemble de la région et au-delà.  

DERRIÈRE LE TERRORISME, UN AFFRONTEMENT DE PUISSANCES

Si le 7 octobre 2023 aura marqué un virage de nature à réordonner les paramètres de la géopolitique, c’est que ce massacre terroriste de masse aura, à bien y regarder, revêtu une double dimension. La première vient du fait que l’affrontement des nations israélienne et palestinienne, dans le conflit séculaire qui aura vu l’une dominer l’autre, aura révélé une autre guerre, larvée autant que symptomatique du  gigantesque désordre que connaît présentement la planète : celle qui met aux prises les États-Unis et l’Iran, via la confrontation de celui-ci avec Israël, le régime des mollahs n’ayant jamais dissimulé sa volonté de faire, par tous les moyens à sa disposition, prévaloir ses intérêts au sein de ce Proche-Orient que ses ressources en hydrocarbures, autant que sa position stratégique, rend essentiel aux équilibres du monde. Cela fait bien des années que son « Guide suprême », l’ayatollah Ali Khamenei, se pose en leader du combat, qu’il entend étendre à l’ensemble du monde arabo-musulman, pour la destruction de l’État hébreu, en expliquant : « Le régime sioniste cessera d’exister dans 25 ans si les musulmans sont unis contre les sionistes dans la cause palestinienne. »  

Au risque de me répéter, nul ne peut croire que, sans l’implication de Téhéran, le déclenchement de l’opération jihadiste, sa sophistication extrême, les moyens considérables engagés pour sa réalisation, eussent été imaginables. Et ce, même si le mouvement intégriste palestinien ne saurait se résumer à une marionnette de la République islamique. De même, on ne peut douter que ce fût cette confrontation qui surdétermine les surenchères bellicistes que connaît la région, sans le moindre égard pour les souffrances des deux peuples impliqués. Ainsi, Washington estime-t-elle par exemple nécessaire de faire croiser en Méditerranée, depuis six mois, une flotte impressionnante de toute évidence destinée à désigner au pouvoir iranien les limites qu’il ne doit pas franchir sous peine de s’attirer la riposte foudroyante de l’US Army.

C’est ce qui confère tout leur sens aux escalades s’étant multipliées depuis octobre dernier. Avec l’entrée en action de ses « proxys », la mollarchie iranienne aura su recourir aux groupes armés constituant ses relais locaux, du Hezbollah entretenant la tension avec Israël à la frontière libanaise, aux Houtis yéménites perturbant la navigation en mer Rouge ou dans le canal de Suez au prix de considérables retombées sur les relations commerciales comme sur certaines économies arabes (à commencer par celle de l’Égypte), en passant par les attaques d’autres mouvements armés contre des intérêts ou bases militaires nord-américaines. Cela aura débouché sur la confrontation directe de ce mois d’avril, armées israélienne et iranienne échangeant attaques de drones et tirs de missiles, ce qui ne s’était jamais produit jusqu’alors entre ces deux États. Et l’on ne saurait ignorer la dynamique des frappes étatsuniennes en Syrie et en Irak, ou encore de la formation, sous l’égide de la Maison Blanche, d’une coalition internationale officiellement destinée à riposter aux attaques des Houtis. À travers cet enchaînement d’événements, plus dangereux les uns que les autres, une toute nouvelle donne se sera dessinée.

« L’axe de la résistance contre l’entité sioniste», puisque c’est l’appellation que la théocratie iranienne donne à la coordination de milices dont elle a pris la direction, est entré dans une épreuve de force majeure avec « l’Occident ». Il entend, tout à la fois, disputer à la monarchie saoudienne le leadership économique, politique et religieux qui était le sien au sein du monde arabe, mettre définitivement en échec les accords d’Abraham dont Riyad était précisément appelée à incarner le pivot, et devenir un élément-clé de la redéfinition de l’architecture régionale. Rien d’étonnant qu’un semblable enjeu ait amené la Russie, la Turquie et même la Chine à pousser leurs propres pions sur ce gigantesque jeu d’échecs, quitte à renverser les alliances antérieures qu’elles avaient nouées avec Tel-Aviv. Ce n’est pas par hasard que des pourparlers de « réconciliation » entre le Fatah et le Hamas viennent de se renouer sous les auspices de Pékin…

À ce stade, si attaques et ripostes auront été tenues dans de strictes limites, conjurant un embrasement généralisé, ce sont les deux peuples au coeur de ce bras-de-fer qui en font tragiquement les frais : les Israéliens, dorénavant plongés dans une guerre permanente qui n’a  d’autre issue imaginable qu’un cataclysme, soumis qu’ils se retrouvent aux vues d’une coalition extrémiste menaçant d’anéantissement leur démocratie, leur existence nationale n’ayant pour cette raison jamais été autant mise en péril depuis 1948 ; et les Palestiniens, premières victimes d’une accélération qui aura vu l’enclave de Gaza littéralement détruite, tandis que leurs revendications propres ne servent plus que d’alibi à un choc d’États, au fond parfaitement indifférents à leur sort. Ceux qui, sous prétexte d’unité de la nation palestinienne, pressent un peuple éreinté d’injustices de se jeter dans les bras d’un islamo-jihadisme actuellement en position conquérante, ne font que le précipiter vers un avenir où la Charia le privera de démocratie autant que d’égalité.

UNE ÈRE DE « DÉRÉGULATION DE LA FORCE »

Sous ce rapport, le 7 Octobre aura enregistré l’entrée du globe dans cette ère de « dérégulation de la force » que relève, à juste titre, Ghassan Salamé dans son dernier ouvrage (in La tentation de Mars, Guerre et paix au XXI° siècle, Fayard 2024). Telle est la seconde dimension du tournant que cette date représente pour l’humanité tout entière. Le grand universitaire libanais met les points sur les « i » lorsqu’il écrit : « Il n’est pas de meilleur critère pour évaluer les changements qui, depuis la Guerre froide, ont affecté le système international, que la prédisposition des États à recourir à la force. » 

Certes, les relations internationales auront toujours été marquées par des guerres souvent dévastatrices, des conflits territoriaux aigus, des rivalités de puissances. Durant le « court XX° siècle », si bien dénommé par l’historien Eric Hobsbawm (in L’Âge des extrêmes, Le court XX° siècle, 1914-1991, Complexe 1999), l’avénement de ce stade nouveau du capitalisme qu’aura représenté l’impérialisme, conjugué à la brutalisation des relations planétaires, devait emporter le monde dans l’irruption des totalitarismes, le déclenchement de deux conflagrations généralisées, la barbarie génocidaire. Cependant, la prise de conscience universelle qu’il convenait de créer des instruments propres à régler, autant que faire se pouvait, les différends par le droit international aura permis, dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, et plus encore après la défaite des fascismes en 1945, d’éviter que la loi des plus forts s’exerce sans limites. 

À juste raison, Henri Guaino peut à présent écrire : « Le Droit n’est pas fait pour attiser la vengeance mais pour la désarmer » (in À la septième fois, les murailles tombèrent, Éditions du Rocher 2023). Sans doute, cela n’aura-t-il pas empêché les entreprises colonialistes de saigner des zones entières et leurs peuples, les principales puissances de s’affranchir des principes fixés par la Charte des Nations unies en vertu du droit de veto dont elles disposaient au Conseil de sécurité, des interventions armées d’être déclenchées en dépit de la violation du droit international qu’elles représentaient, un nouveau génocide de voir le jour au Rwanda, et le recours à l’arme nucléaire de menacer à plusieurs reprises. Du moins, in fine, les équilibres tracés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale auront-ils évité que l’on sombrât de nouveau dans l’abîme.

Aujourd’hui, conséquence d’une globalisation capitaliste en miettes et d’un nouvel ordre du monde se cherchant, les règles internationales se retrouvent piétinées comme jamais et la force brutale s’impose un peu partout pour remodeler à chaud frontières et dispositions faisant, jusque-là, à peu près consensus. L’invasion de l’Ukraine par le régime de Vladimir Poutine, puis l’épuration totale du Haut-Karabakh de sa population arménienne avec le soutien actif de la Turquie de Monsieur Erdogan, au demeurant membre de l’Otan, en auront été les deux derniers révélateurs, quoique d’autres événements aient auparavant annoncé le basculement de l’humanité dans un nouveau temps de tueries de masse et de sauvageries. 

Désormais, le choc direct des alliances mondiales en cours de redéfinition, autant que la reconstitution des empires disloqués au siècle dernier, prennent aussi la forme de guerres dites asymétriques, dissimulant l’engagement de grandes ou moyennes puissances qui arment et encouragent l’action d’États-liges, de bandes ethniques, de groupes terroristes, voire de réseaux mafieux.

L’HORREUR, DE BE’ERI À GAZA

Il importe, de ce point de vue, de le dire sans ambages : la razzia du Hamas contre les kibboutz de Be’eri, de Kfar Aza ou de Réïm, pourtant bastions des partisans israéliens d’une solution de paix en Palestine, ou contre la rave party « Tribu de Nova » réunissant une jeunesse avide d’insouciance, d’amour et de liberté, représente le premier pogrom du siècle présent. Honte à celles et ceux qui, prenant prétexte des horreurs commises ensuite par le gouvernement de Benyamin Netanyahou à Gaza, ou de la colonisation (elle aussi immonde et meurtrière) de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, tentent de le faire oublier, à moins que cyniquement ils en contestent l’existence même, devenant de ce fait de nouveaux négateurs de l’histoire. Pour avoir pu visionner les images que les membres des commandos jihadistes avaient enregistrées sur leurs smartphones — ces assassinats sommaires d’hommes, de femmes et d’enfants, ces cadavres calcinés et portant les stigmates d’abominables tortures, ces scènes de décapitation d’Israéliens sans défense, ces viols et violences sexuelles infligées à des femmes livrées à la haine machiste d’assaillants clamant volontiers leur foi en la grandeur de Dieu —, je peux témoigner qu’elles nous auront brutalement ramené un siècle en arrière. Au temps où les Juifs, à l’Est de la vieille Europe, subissaient le même type d’exactions meurtrières… 

Aucun terme autre que celui de terrorisme ne convient mieux pour qualifier une telle boucherie, perpétrée par une milice n’ayant aucun droit de la légitimer par la guerre qu’elle prétend conduire contre un État colonisateur. Le déchaînement sans frein de cette violence ayant visé des Juifs pour ce qu’ils étaient — et, au-delà, des Israéliens arabes ou des travailleurs étrangers fauchés parce qu’ils étaient jugés coupables de leur simple présence sur le sol de l’État d’Israël —, distingue sans aucune discussion possible les crimes du 7 Octobre d’actes de résistance. Dans notre pays, au temps de la lutte armée contre l’occupation hitlérienne, ou à l’occasion des plus grandes luttes d’indépendance du XX° siècle, comme celles du peuple vietnamien ou des Noirs d’Afrique du Sud, on aura toujours cherché à épargner les civils innocents. 

Plus généralement, cette date appelée à rester gravée dans la conscience universelle marquera également un nouvel épisode de l’histoire juive. Car, par sa dimension pogromiste, le XX° siècle s’est hélas chargé d’en faire la démonstration terrible, elle fait entrer le monde dans un nouveau moment antisémite, vraisemblablement porteur de tragédies à venir. C’est la sociologue et féministe Eva Illouz qui le résume parfaitement : « Pour les Juifs, ce massacre est un événement double : il semble porter un conflit territorial vieux d’un siècle à un sommet inégalé dans la barbarie, mais il le fait paradoxalement en projetant les Israéliens dans l’histoire qu’ils avaient voulu surmonter en créant un État, celle de l’antisémitisme. La modernité juive d’après la Shoah se caractérise, d’une part, par la recherche d’une normalité nationale au travers de l’entreprise sioniste et, d’autre part, par la quête d’une normalisation de la citoyenneté des Juifs de la diaspora dans les sociétés démocratiques. Le 7 Octobre marque l’échec de ces deux visées de normalisation. Ce massacre ramène les Juifs au sentiment que leur insécurité ontologique n’a été résolue ni par la nation, ni par la démocratisation des sociétés. » Et d’ajouter, prémonitoire : « La question juive revient hanter l’ordre international (…). Ces événements marquent un tournant dans la conscience juive parce qu’ils font resurgir un antisémitisme nouveau au sein d’un conflit territorial et colonial qui a désormais une férocité inédite » (Esprit, « Le Proche-Orient déchiré », n° 203, décembre 2023).

L’ignominie d’une tuerie ne saurait toutefois en justifier, ou en relativiser, une autre. En l’occurrence, le pilonnage destructeur de la bande de Gaza ne peut, d’aucune manière, être considéré comme relevant de la légitime défense d’Israël en réaction au 7 Octobre. Elle s’apparente plutôt à un châtiment collectif infligé à toute une population rendue collectivement responsable de l’attaque du Hamas. Tout n’aura-t-il pas été mis en oeuvre pour détruire pierre après pierre ce territoire, en déplacer les habitants réduits à une errance désespérée, user des technologies les plus sophistiquées — telle l’intelligence artificielle — pour causer le maximum de dévastations et de victimes, créer par un blocus hermétique les conditions d’une crise sanitaire et alimentaire qui menace de se transformer en épidémies et en famine. Au fond, à ce stade d’inhumanité, le décompte macabre auquel se livre quotidiennement le ministère de la Santé du Hamas ne dit plus rien. En revanche, lorsque la chaîne américaine CNN calcule qu’il meurt un enfant toutes les dix minutes à Gaza, elle nous fait toucher du doigt cet enfer à ciel ouvert qu’est devenu un territoire qui était, bien avant octobre dernier, l’un des plus pauvres du globe.

Tout cela pour quels résultats ? Que le peuple israélien ait initialement trouvé juste cette prétendue riposte, s’explique parfaitement par le choc qu’il a subi. Mais que le pouvoir présidant actuellement à ses destinées ne tente pas d’expliquer que l’hécatombe gazaouie ne serait qu’une conséquence collatérale d’une guerre livrée au terrorisme. Tsahal se sera montrée capable d’exécuter des cadres du Hamas à Beyrouth-Sud, et Israël eût pu parfaitement punir d’autres initiateurs du 7 Octobre, ou mieux encore exiger de la communauté internationale que les responsables du mouvement islamiste réfugiés au Qatar ou ailleurs soient remis à une juridiction internationale, sans noyer Gaza dans un fleuve de sang. D’autant que l’opération « Glaive de fer » s’avère un échec pratique retentissant. Après sept mois de bombardements incessants, les militaires israéliens ne contrôlent vraiment aucune partie du territoire qu’ils ont réoccupé. Ils ne sont même pas parvenus à vider le nord de l’enclave de ses habitants, 300 000 d’entre eux continuant à y survivre dans les pires difficultés. Quoique très affaibli, le mouvement terroriste palestinien demeure actif sur le terrain. De quoi renforcer le prestige, dans le monde arabo-musulman, de ce jihadisme qui s’est juré d’anéantir Israël et d’éradiquer toute présence juive en Palestine, en lui fournissant ses futures recrues parmi une population qui aura fait les frais d’une cruauté innommable. Quant aux otages, combien en reste-t-il en vie ? Le pouvoir israélien lui-même en recense 36 ayant trouvé la mort, sous les exactions de leurs bourreaux ou sous les bombardements de Tsahal, et il semble hélas que plusieurs dizaines d’autres aient également péri.

Ne nous y trompons pas, ce carnage obéit à une double cohérence. D’abord, la coalition des tenants fanatisés du « Grand Israël » recherche désespérément les conditions de sa survie politique : les uns, à l’instar du Premier ministre, parce que la justice israélienne les menace pour leur corruption, les autres, parce que des élections générales les sanctionneraient sans doute implacablement pour avoir entraîné Israël dans un pareil désastre. Ensuite, adepte déterminée du fait accompli, l’extrême droite israélienne n’a jamais caché qu’elle entendait en finir avec la question palestinienne, en commençant par vider Gaza d’une bonne partie de sa population. Quitte à commettre un véritable crime contre l’humanité si elle en vient, comme cela semble devoir être le cas à l’heure où ces lignes sont écrites, à frapper Rafah où elle aura enfermé 1,5 million d’être humains.

Ancien lieutenant-colonel de l’armée française, Guillaume Ancel paraît s’approcher de la terrible vérité d’une nouvelle Nakbah, lorsqu’il constate : « J’ai mis longtemps à le comprendre, pourtant Netanyahou l’a écrit dans son livre Bibi, My Story, paru en 2022. Pour lui, il ne peut pas y avoir de coexistence entre Israéliens et Palestiniens. Son objectif devient clair jour après jour. Les opérations menées visent à détruire massivement la bande de Gaza pour la rendre invivable. Des immeubles sont descendus les uns après les autres ; les écoles, les hôpitaux, les mosquées, les lieux de culture sont systématiquement détruits. Des bulldozers rasent les traces qui restent. Quand la guerre sera finie, Israël laissera les Palestiniens choisir, mais ils choisiront avec leurs pieds. Même s’ils doivent traverser la Méditerranée à la nage, ils partiront, car ils n’auront plus aucun avenir sur un territoire devenu un champ de ruines » (La Tribune-Dimanche, 21 avril 2024). Foin d’arguties, c’est ce que l’on appelle une stratégie d’épuration ethnique… 

Qui rappellera à ces modernes émules de feu le dictateur serbe Milosevic, qui se revendiquent à tout propos de la promesse biblique, que de sages talmudistes, tel le rabbin allemand du XIII° siècle Mordekaï ben Hillel Ashkenezi, auront un jour résumé la Torah d’une seule phrase : « Ce qui est détestable à tes yeux, ne le fais pas à autrui » ? Une fois n’est pas coutume, je partage ici l’appréciation d’Alain Finkielkraut, de retour d’Israël : « Le Hamas (…) n’est pas un problème, c’est un ennemi qui veut non seulement la perte d’Israël, mais l’extermination des Juifs, comme il l’a montré le 7 Octobre (…). Netanyahou est le problème parce qu’il bloque toutes les issues, ferme toutes les portes, sabote consciencieusement toutes les solutions » (Le Figaro, 29 avril 2024).  

Il existe pourtant trois facteurs d’espoir. Le premier est en train de surgir en Israël, et il est fondamental dans la mesure où c’est à ce niveau que peut s’ouvrir, ou bien se retrouver définitivement obstrué, le chemin d’une solution politique : alors que l’appareil militaire y est secoué par un impressionnant mouvement de démissions — qui atteste du discrédit de l’équipe en place au sommet de l’État —, la renaissance du mouvement démocratique met en accusation, avec une puissante grandissante, Netanyahou et ses comparses pour avoir joué avec la vie des otages, et elle se conjugue avec une recrudescence de puissantes manifestations, désormais hebdomadaires, en faveur de la convocation de nouvelles élections législatives. Le deuxième se produit à l’échelle internationale, témoignant de l’isolement croissant des gouvernants de Tel-Aviv : les alliés les plus fidèles de ces derniers, à commencer par les États-Unis, en viennent désormais à exiger un cessez-le-feu à Gaza, redoutant manifestement que la spirale en cours de la guerre sans fin n’emporte avec elle toute possibilité de sceller un accord entre Israël et les monarchies pétrolières du Golfe ; cette prise de distance restera, évidemment, des plus formelles tant que l’administration Biden ne prendra pas les mesures propres à arrêter l’entreprise criminelle des  dirigeants israéliens (si elle décidait d’interrompre l’approvisionnement en matériels de guerre de Tsahal, relève par exemple Guillaume Ancel, « les Israéliens n’auraient plus d’armes » en quelques jours). Le troisième vient du réveil de la justice internationale : après l’arrêt de la Cour internationale de justice, j’y reviendrai, c’est désormais — à en croire les médias israéliens eux-mêmes — à la Cour pénale internationale de s’interroger sur l’émission d’un mandat d’arrêt à l’encontre de Benyamin Netanyahou pour les crimes de guerre dont il se sera rendu coupable.   

AGIR POUR LA PAIX… TANT QU’IL EN EST TEMPS

Il ressort de ce tableau, et des impasses qu’il révèle, qu’une course de vitesse est dorénavant engagée. Ce qui confronte toutes les forces de gauche, à l’échelle internationale, à un défi incontournable : ou elles s’engagent, avec détermination et opiniâtreté, dans les conditions de rapports de force malheureusement dégradés, dans le combat en faveur d’une paix dans la justice, ce qui passe, tout à la fois, par une issue politique garantissant l’existence des deux peuples que l’histoire a amenés à cohabiter sur la même terre, et par la définition d’une nouvelle sécurité collective pour le Proche et le Moyen-Orient ; ou, cédant à des surenchères commodes, elles cautionnent des discours légitimant des pulsions de vengeance et de haine, s’inclinent devant les visions identitaires que le 7 Octobre a déchaîné un peu partout, et elles pulvériseront elles-mêmes le message universaliste qui aura conféré sa légitimité historique au mouvement ouvrier et progressiste.

Chacune et chacun le voit bien, chaque jour nous rapproche d’un embrasement régional. Les logiques de l’escalade graduée, évitant in extremis la montée aux extrêmes, ne tiennent jamais très longtemps. D’autant que la guerre peut représenter, pour l’ensemble des États impliqués, le moyen de conjurer leurs faiblesses. Chacun des principaux belligérants affronte ainsi une grande instabilité. La crise politique et morale minant Israël se révèle d’une ampleur telle que la coalition messianique et suprémaciste aux affaires, outre l’obsession de la menace iranienne qu’elle affiche depuis toujours, pourrait être tentée d’engager l’épreuve de force avec Téhéran, ou directement comme les escarmouches d’avril en auront donné un avant-goût (n’oublions pas qu’elles auront débuté par le bombardement d’un bâtiment consulaire iranien à Damas, ayant tué sept Gardiens de la révolution), ou par le biais d’un affrontement avec le Hezbollah au Liban (l’état-major de Tsahal ne vient-il pas de se féliciter que « plus de 300 membres » de la milice chiite aient été tués depuis octobre 2023 ?). De son côté, la mollarchie iranienne, en proie à une impopularité grandissante — si elle n’est pas même majoritaire —, pourrait être tentée de se lancer dans une escalade aux conséquences imprévisibles. Et ce, dans une configuration où la campagne présidentielle outre-Atlantique est de nature à rendre totalement incertains, pour ne pas dire lourds d’escalades redoutables, les choix de l’administration Biden.

Les mêmes caractéristiques valent pour les États arabes. Tous, ou presque, connaissent des situations de très grandes difficultés économiques (comme l’Égypte), de fragilité politique (telle la Jordanie), voire de décomposition (s’agissant, par exemple, du Liban, de la Syrie ou de l’Irak). Même la puissance économique et financière de l’Arabie saoudite ou des Émirats — pièces essentielles du dispositif de stabilisation que Washington souhaiterait installer dans la région —  contraste avec leurs piètres capacités politiques et militaires, ce qui les conduits à des jeux diplomatiques compliqués (comme celui ayant amené les princes saoudiens à normaliser, l’an passé, leurs relations avec Téhéran, sous l’égide de Pékin). Bref, voilà qui confirme l’appréciation de Joseph Bahout, selon lequel, sur la toile de fond des rivalités opposant les grandes puissances qui entendent y jouer un rôle à l’avenir, « le Moyen-Orient pourrait redevenir l’un des nouveaux multiples théâtres latéraux d’affrontements sanguinaires pour les quinze prochaines années » (Esprit, op.cit.).

Soyons parfaitement attentifs au fait, qu’outre les menaces qu’elle représente pour la paix du monde, cette instabilité provoque le déplacement des débats politiques et idéologiques qu’alimentent les convulsions du Proche-Orient. Au conflit de souveraineté opposant Palestiniens et Israéliens, qui aura marqué la situation régionale durant des décennies, une dynamique de confessionnalisation tend à se substituer, à travers la polarisation de la question proche-orientale par les islamismes palestinien et iranien,.doublée du fanatisme religieux affiché par l’actuel exécutif israélien. Cette dynamique plante le décor d’une guerre de civilisations, qui opposerait le monde musulman et, plus généralement, ce qu’il est présentement convenu de désigner comme le « Sud global », à « l’Occident » supposément judéo-chrétien, dominateur et colonialiste. Ce glissement ne relève pas de la seule sémantique, mais menace d’évanouissement les repères les plus solidement établis du combat pour l’émancipation humaine. Il fait prévaloir des clivages ethniques et religieux, par définition porteurs de haines inexpugnables et de volontés d’anéantissement de l’Autre, de racisme et de dérives essentialistes, ne laissant plus aucune place à une culture de paix et à la recherche d’un renouveau du dialogue comme de la  diplomatie. 

Ce qui se passe actuellement sur certains campus, en France et plus encore aux États-Unis, aura sur ce plan éclairé le danger. On ne peut que se féliciter de voir des jeunes manifester leur solidarité avec une nation écrasée sous les bombes, comme les générations précédentes l’auront fait aux côtés des peuples algérien, cubain ou vietnamien. Et la réaction des autorités françaises, faite de recours à l’intervention policière et de multiplication de procédures judiciaires, n’aura fait qu’aggraver l’autoritarisme macronien dans notre pays. Sauf que… Le contenu des actions et occupations entreprises ces dernières semaines interpelle et inquiète. Se détournant de l’objectif d’une paix dans la justice pour les deux peuples trop longtemps belligérants, objectif sur lequel le mouvement de soutien à la revendication palestinienne se sera mobilisé des décennies durant, certains des animateurs de ces initiatives auront plus d’une fois flirté avec la complicité envers le Hamas ou le Jihad islamique, dont la visée n’est rien d’autre que l’anéantissement d’Israël par l’islamisation de la Palestine. Sous couvert d’un discours « antisioniste », dont on sait malheureusement qu’il peut être le faux-nez d’un antisémitisme n’osant pas s’assumer comme tel, j’y reviendrai, on aura vu se manifester des comportements à l’odieuse connotation, en particulier lorsque des étudiants juifs auront été assimilés à la politique israélienne, quand ils n’auront pas été carrément interdits d’accès à leurs salles de cours, à moins que sur les réseaux sociaux on ne les enjoigne de retourner… en Pologne. Sans doute, ces comportements seront-ils demeurés très minoritaires. Incontestablement, s’alimentent-ils des campagnes dont les musulmans, à leur tour assimilés collectivement aux commandos de la terreur islamiste, sont l’objet. Ils n’en sont pas moins inacceptables et inexcusables, et il est déplorable qu’ils n’aient pas été condamnés à la hauteur de leur gravité. 

N’attendons pas que l’ambiguïté finisse par se traduire, demain, par des manifestations semblables à celles qui, sur quelques campus outre-Atlantique, se seront déroulées aux cris de « Hamas, on t’aime » ou « Brûlez Tel-Aviv. » N’ignorons pas davantage les effets de la crise de projet et de la désintégration idéologique qui frappent une partie des gauches dans le monde. Et ne sous-estimons pas les retombées, sur le débat public, du retournement de la lutte pour l’universalité des droits humains par ce prétendu antiracisme « politique » ou « décolonial » qui, ignorant l’exploitation de classe ou les méfaits du libéral-capitalisme, ne se focalise plus que sur les « dominations blanches et occidentales ». Ils aboutissent à rechercher, et à théoriser, l’alliance de tous les adversaires du système, jusqu’à l’islamisme totalitaire, et peuvent ce faisant déboucher sur la diabolisation, consciente ou inconsciente, des Juifs à propos desquels on réveille le vieux fantasme du complot sioniste mondial, qui interdirait aux opprimés et discriminés de la planète de se libérer. 

Dans le chaudron de ces confusions, un antisémitisme repeint aux couleurs d’un prétendu progressisme, et se voulant radicalement antiraciste, rejoint celui, toujours aussi vivant, de l’extrême droite dont les thématiques se voient remises au goût du jour. Iannis Roder n’a, hélas, pas tort d’écrire que « la Shoah n’est pas un vaccin contre la haine », et que nous nous voyons menacés d’un authentique « déboulonnage de la figure de la victime incarnée par les Juifs d’Europe » (in Sortir de l’ère victimaire, Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Odile-Jacob 2020). 

Notre mise en alerte doit être d’autant plus forte que c’est au coeur de l’élite intellectuelle de demain que ce basculement survient. Peu importe qu’il demeurât extrêmement minoritaire, il dit quelque chose d’une tendance à l’oeuvre. Avant-guerre, s’agissant spécifiquement de la France, un antisémitisme virulent soudait une large partie de nos classes dirigeantes, et l’on en vit le résultat dans l’épisode collaborationniste de Vichy. Le consensus gaulliste installé après 1945 avait ensuite soumis la bourgeoisie au respect d’un « tabou », celui de la rupture avec la haine affichée des Juifs, même s’il fallut attendre le courage d’un président, en l’occurrence Jacques Chirac, pour que fût reconnue officiellement la participation française à la « Solution finale ». Aujourd’hui, c’est par la gauche, du moins de la part de forces se revendiquant comme telle, et faisant fond avec le chaos mortifère prévalant au Proche-Orient, que le « tabou » de l’antisémitisme décomplexé menace de se lever, et nous savons d’expérience que cela annonce d’ordinaire des temps mauvais.

L’INCONTOURNABLE SOLUTION À DEUX ÉTATS

Plus que jamais, il nous faut donc tenir bon sur le sens d’un combat : il n’y a d’autre enjeu que la paix, sur la base de la reconnaissance de l’existence nationale palestinienne, et dans le cadre de la toujours aussi incontournable « solution à deux États ». Pour la rendre de nouveau possible, la pression internationale doit s’intensifier, par la mobilisation des citoyens et au moyen de sanctions contre le pouvoir israélien tant qu’il bafouera le droit international. C’est en ce sens qu’il convient, simultanément à la bataille pour un cessez-le-feu immédiat et la libération des otages enlevés par le Hamas, couplée avec celle des prisonniers politiques palestiniens (pour beaucoup détenus sans jugement), d’exiger l’arrêt de toute fourniture d’armes offensives à Tsahal, l’ouverture d’une procédure judiciaire internationale contre Messieurs Netanyahou, Ben Gvir ou Smotrich, la suspension de l’accord d’association liant Israël à l’Union européenne. C’est également pour rendre possible le retour à la diplomatie que la France se doit de reconnaître l’État de Palestine : de la part de l’un des cinq membres du Conseil de sécurité disposant du droit de veto, l’initiative aurait un retentissement planétaire, elle marquerait symboliquement l’isolement de la coalition aux affaires en Israël, elle représenterait une aide précieuse apportée au peuple palestinien dans le très difficile moment qu’il traverse, et elle serait de nature à entraîner d’autres États hésitants. 

Je n’ignore pas, naturellement, les doutes que soulève désormais la possibilité même de faire appliquer les résolutions des Nations unies, qui définissent précisément les frontières de deux États coexistants, alors que les pouvoirs israéliens n’auront eu de cesse, d’année en année, d’accélérer l’annexion des territoires conquis en 1967 et, maintenant, de chercher à réoccuper définitivement Gaza. D’où l’idée, qui resurgit, d’un État unique fondé sur le principe « un citoyen, une voix », ou d’une « solution binationale ». Lorsque la proposition n’est pas l’habillage de la destruction d’Israël, qui pointe le nez derrière le fameux slogan appelant à une « Palestine de la mer au Jourdain »,  elle se révèle toutefois parfaitement illusoire. Ce n’est pas demain que les Israéliens renonceront à leur existence séparée, surtout après le 7 Octobre, et les Palestiniens ont de leur côté besoin de disposer de leur souveraineté étatique pour concrétiser leur autodétermination nationale. Du coup, à moins de vouloir fondre contre son gré la nation israélienne dans un État appelé à devenir majoritairement arabe du fait des courbes tendancielles de la démographie — ce qui revient à vouloir pousser à l’exode la majorité des Juifs de Palestine —, ou à l’inverse de penser que les Palestiniens pourraient consentir à une domination économique et sociale israélienne — du fait de la réalité totalement déséquilibrée des deux sociétés — une belle projection à la présentation idyllique aura tôt fait de se transformer en cauchemar.      

C’est Alain Dieckhoff, le directeur du Centre de recherches internationales de Sciences-Po à Paris, qui le démontre le plus clairement : « La thèse de l’État unique se heurte à trois objections essentielles. La première, la plus sérieuse, est que, dans leur majorité, les peuples concernés au premier chef n’en veulent pas. Du côté israélien, cette idée fait quasiment l’unanimité contre elle (…). Du côté palestinien, l’aspiration à la création d’un État qui concrétise leur droit à l’autodétermination nationale est tout aussi forte. (…) La deuxième objection tient au fait que l’État unique n’est pas du tout adapté à la situation proche-orientale. Les identités collectives y sont trop vigoureuses pour être diluées dans un État à la française. (…) La troisième objection découle logiquement de l’inadéquation de la formule de l’État unique pour régler un conflit endémique de type national. Loin de le résoudre, cet État l’entretiendrait inévitablement ; il n’apporterait pas la concorde, mais nourrirait la guerre civile » (in Israël-Palestine, une guerre sans fin ?, Armand-Colin 2022).

Le constat posé, il reste évidemment à imaginer par quels cheminements la reconnaissance des deux existences étatiques pourrait pratiquement s’imposer. Par-delà ce qui les distingue, l’Israélien Elie Barnavi et le Palestinien Elias Sanbar, grandes voix s’il en est parmi les forces humanistes qui se battent de part et d’autre, convergent sur une même conviction : puisque le sort de la Palestine aura, voici 75 ans, fait l’objet d’une décision de la communauté internationale, c’est à celle-ci de faire en sorte, à présent, que ses décisions fussent enfin mises en oeuvre. L’ancien ambassadeur d’Israël en France appelle à « déclencher un cercle vertueux en vue de la création d’un État palestinien. Point essentiel : tout cela doit se faire sans négociation avec les parties… » Avant de souligner : « Une solution sera imposée ou ne sera pas. Lorsqu’un cadre rigoureux d’un plan de paix sera établi — et je rappelle que tout a déjà été négocié —, les représentants des deux camps seront appelés à nouer les derniers fils » (L’Obs, 14 décembre 2023). Et l’ex-ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco d’enchérir : « L’idée serait de prendre le problème par la fin. Jusque-là, l’exercice a consisté à sonder Israël sur ce qu’il accepterait pour mettre fin à l’occupation. Une démarche stérile, qui ne conduit qu’à des négociations sans fin. Si, au contraire, on reconnaissait la Palestine comme pays occupé, en sachant d’entrée de jeu quelle est sa capitale et où se trouvent ses frontières, la logique sera inversée : il s’agira de retirer les éléments constitutifs de cette occupation » (L’Obs, 11 avril 2024). 

Ce raisonnement désigne en pointillé la nécessité du changement de représentation politique dans les deux nations. Sans que la démocratie israélienne ne parvienne à briser le carcan où cherche à l’enfermer la coalition d’extrême droite en place, Benyamin Netanyahou pourra continuer à placer le monde devant ses fuites en avant réitérées. Sans qu’à une Autorité impotente, corrompue et discréditée ne se substituent de nouveaux dirigeants, à même d’entraîner les Palestiniens sur le chemin d’un débouché démocratique, l’alliance des intégrismes islamiques du Proche-Orient conservera ses capacités de nuisance ; d’où l’importance de la campagne à déployer pour la libération de Marwan Barghouti, l’un des seuls à pouvoir incarner ce que le mouvement national palestinien a produit de meilleur. À ce niveau également, la responsabilité de la communauté internationale se trouve engagée.

DE L’USAGE FRELATÉ DE CERTAINS MOTS…

J’en terminerai par deux réflexions, sur l’état du débat politique dans notre pays, et sur l’état de la gauche face à une montée redoutable des enchères internationales. La première portera sur le recours au terme de « génocide » pour qualifier ce qu’il se passe à Gaza.

Ce concept renvoie au lent cheminement des échanges et réflexions à travers lesquels le droit international aura cherché à tirer les enseignements des menées exterminatrices ayant ensanglanté le XX° siècle, à commencer par l’Holocauste perpétré par le régime hitlérien, afin de permettre aux juridictions compétentes d’y apporter une réponse appropriée. C’est la raison pour laquelle on ne peut y recourir qu’avec d’infinies précautions, et que la colère devant d’ignobles massacres de masse, pour justifiée qu’elle fût, ne peut conduire à en galvauder l’usage par des « à-peu-près » ignorants.

La notion de « génocide » aura été formalisée, en 1944, par Rafael Lemkin, Juif polonais qui avait, avant la Shoah, longuement étudié l’extermination des Arméniens en 1915. Dans la foulée, utilisée dès l’ouverture du neuvième procès du Tribunal de Nuremberg en 1947, elle aura fait l’objet d’une législation spécifique, produite par la Convention de 1948. Non sans hésitation, d’ailleurs, puisqu’à ce moment les juristes auront longuement débattu du choix entre les qualifications de « génocide » et de « crime contre l’humanité ». Il en aura résulté que l’intentionnalité devait être formellement établie pour que la réalité du crime de génocide pût être reconnue : « Un génocide est un crime qui consiste en l’élimination physique intentionnelle, totale ou partielle, d’un groupe national, ethnique ou religieux, en tant que tel, ce qui veut dire que ses membres sont détruits ou rendus incapables de procréer en raison de leur appartenance au groupe. Le génocide peut être perpétré par divers moyens, dont le meurtre collectif, direct ou indirect. »

C’est en fonction de cette définition que la justice internationale — et elle seule est habilitée à le faire, au terme d’investigations soigneusement étayées — aura été appelée à qualifier une série d’actes criminels commis depuis la deuxième conflagration mondiale. Si le massacre des Tutsis au Rwanda se sera vu reconnaître comme « génocide », la qualification n’aura, jusqu’à ce jour, été retenue ni pour les lgbos dans la guerre du Biafra (un million de morts) entre 1967 et 1970, ni pour les politiques d’épuration ethnique ayant ravagé l’ex-Yougoslavie (lesquelles n’auront pas empêché le sinistre Milosevic et quelques autres d’être traînés sur les bancs de la Cour pénale internationale), ni pour les massacres commis en Syrie (pas moins de 350 000 morts, six millions de déplacés, et huit autres contraints à l’exil), ni pour les bains de sang dont les Kurdes auront été les victimes régulières, ni pour les violences ethniques commises au Darfour (dont la CPI a poursuivi plusieurs responsables pour « crimes contre l’humanité », « transferts » et « tortures »), ni pour les assassinats de Rohingas en Birmanie, ni pour les centaines de milliers de morts en République du Congo (auxquels il faut ajouter les six millions de personnes déplacées), ni pour la répression de masse appliquée aux Ouïghours par le gouvernement chinois. Ce qui n’aura pas eu pour signification de relativiser le caractère insoutenable des horreurs incriminées, mais aura manifesté, sur le strict plan du droit international, le refus de banaliser l’exceptionnalité des crimes de génocide.  

Appliqué au carnage de Gaza, il n’est pas contestable qu’une fraction non négligeable de la coalition gouvernementale israélienne et du mouvement des colons en Cisjordanie exprime régulièrement une intention génocidaire à l’endroit des Palestiniens. Il n’est, d’ailleurs, pas davantage niable que l’expédition pogromiste du 7 Octobre aura révélé l’abominable volonté génocidaire du jihadisme palestinien. Conclure à un « génocide » en cours contre les Gazaouis relève toutefois d’un raccourci auquel la Cour internationale de justice n’aura pas souhaité se livrer. 

Si l’on peut considérer que cette instance aura validé le recours de l’Afrique du Sud auprès d’elle, dès lors qu’elle aura exigé de l’État d’Israël qu’il sanctionne toute « incitation au génocide » et prenne des « mesures conservatoires » propres à arrêter l’hécatombe des populations civiles, elle ne sera toutefois pas allée jusqu’à reconnaître que le crime de génocide était avéré. Pour quiconque saisit le poids des mots, « risque génocidaire » n’est pas équivalent à « génocide en cours de réalisation ».Cela n’en confère pas moins d’autant plus de force à l’arrêt de la Cour qu’il se révèle sans précédent, tous les États démocratiques se voyant mis en demeure de concourir à son application.

Au regard de cette puissante décision de justice, l’inflation des qualificatifs, à laquelle on assiste ces temps-ci, n’aide en rien le peuple palestinien à faire valoir ses droits, ni les mouvements de solidarité à agir efficacement. C’est à faire respecter les conclusions de la CIJ que tous les efforts devraient être consacrés. À moins, et l’on ne saurait se montrer naïf devant un usage frelaté de l’accusation de « génocide », qu’il ne vise, à travers un procès en nazification, qu’à délégitimer l’existence même d’Israël. 

L’avertissement de Gilles Kepel ne saurait, pour ce motif, être pris à la légère : « La qualification de ‘’génocide’’, qui semblait réservée, dans l’usage occidental, à l’extermination des Juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, constitue désormais un enjeu politique considérable. Appliquée à l’hécatombe de Gaza, elle vise à catégoriser la tuerie causée par Israël comme perpétrée par un intrus occidental au Proche-Orient, et donc spécifiquement blâmable parce qu’inscrite dans la lignée des crimes de la colonisation et de l’impérialisme. Par ailleurs, et à destination de l’imaginaire politique occidental, en se référant à une pratique caractéristique du nazisme, elle assimile le peuple victime de la Shoah aux atrocités commises contre lui par son bourreau et révoque ainsi la logique onusienne qui fonde Israël en 1947 comme État-refuge pour les Juifs » (in Holocaustes, Plon 2024).

Là encore, à gauche, l’aveuglement nous est interdit. Car cette volonté, qui n’est pas nouvelle en ce qu’elle s’est exprimée à de très nombreuses occasions depuis 75 ans, notamment de la part des courants islamistes mais aussi de groupes d’extrême droite négationnistes, manifeste une intention évidente : rendre impossibles toute réconciliation et toute forme de dialogue entre Israéliens et Palestiniens à l’avenir.  

À GAUCHE, IL EST TEMPS DE SONNER LE TOCSIN 

Cela m’amène directement à ma seconde réflexion, sur la gauche. Longtemps, celle-ci aura su opposer un front uni à tous ceux qui l’accusaient de frayer avec la judéophobie lorsqu’elle combattait pour une paix juste et durable en Palestine. Une fracture s’est maintenant creusée en son sein, qui renvoie manifestement à des approches opposées, ne concernant pas simplement les orientations et stratégies politiques, mais dorénavant les lignes d’horizon à suivre. Lorsque, par exemple, d’aucuns refusent de désigner le Hamas pour ce qu’il est, une force terroriste qui menace du pire le peuple palestinien et la région… Lorsque les mêmes expriment une incroyable complaisance envers les agissements de la mollarchie iranienne, quoique cette dernière fût en guerre ouverte avec son peuple qui aspire à la démocratie… Lorsque leurs émules s’ingénient à arracher, sur le moindre mur de nos villes ou de nos facultés, les portraits des otages détenus par le Hamas depuis le 7 Octobre… Lorsque, faisant de la Palestine l’objet unique de la campagne en vue des élections européennes, ils taisent les dérives antijuives de tel ou tel rassemblement étudiant, voire choisissent pour cibles de leurs attaques des personnalités politiques juives, usant de termes à l’ambiguïté trop évidente pour être fortuite, à l’image de la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet ou du député socialiste Jérôme Guedj, ce dernier étant accusé d’être retenu par « la laisse de ses adhésions », ou de renier « les principes les plus constants de la gauche du judaïsme » (ce qui revient à le renvoyer à ses origines, et même à dévoyer le débat sur le terrain de la religion)… Lorsqu’ils en viennent à comparer un président d’université ayant interdit l’une de leurs conférences à l’inspirateur de l’Holocauste nazi, Adolf Eichmann, sans se préoccuper de l’empreinte révisionniste de leur accusation… Lorsqu’emportés par tant de comportements détestables, quelques petites frappes prétendent interdire la présence, dans la manifestation féministe du 8 Mars, d’un cortège de femmes juives soucieuses de dénoncer les viols et autres atrocités commis le 7 Octobre… Lorsqu’une candidate aux élections européennes se sera hasardée  à expliquer qu’Israël est une réalité bien plus terrifiante que la Russie poutinienne… Les graines de la détestation auront commencé de polliniser la société française, menaçant de la fracturer gravement. 

Chacune et chacun l’aura compris, je parle ici de La France insoumise et de son leader Jean-Luc Mélenchon. Libre à eux, bien sûr, de considérer que la Palestine est devenue l’épicentre des convulsions planétaires, et d’ignorer par la même occasion, non seulement les questions existentielles qui se posent à nos compatriotes en proie des attaques néolibérales d’une brutalité exceptionnelle, mais encore le malheur  dans lequel une globalisation en crise plonge des dizaines de millions d’êtres humains sur l’intégralité du globe. Ils n’en prennent pas moins la redoutable responsabilité d’encourager, dans notre pays, les plus mauvais instincts, les inclinaisons haineuses et racistes, un antisémitisme que leurs discours a pour effet de débrider, les affrontements communautaires. La stratégie d’instrumentalisation de la cause palestinienne obéit, nul ne peut être dupe, des fins cyniquement électoralistes, l’objectif étant de préparer, par-delà le scrutin du 9 juin prochain, la candidature mélenchonienne de 2027. Ce faisant, ils tournent le dos à ce qui aura fait l’honneur de la gauche au fil de son histoire : le refus des logiques essentialistes, et la recherche de l’unité du peuple de France sur la base des principes d’une République laïque et universaliste, égalitaire et fraternelle, que nourrit sa quête incessante de justice sociale, de démocratie, d’émancipation. Rester silencieux serait se rendre complice, et je me félicite d’appartenir à un parti, le Parti communiste français, qui aura eu le courage de ne pas barguigner devant semblables dérives

Une obsession revient, ad nauseam, dans le battage médiatique orchestrée par cette fraction de la gauche reniant jusqu’à son identité : la dénonciation du « sionisme ». Elle ne pourrait être confondue avec de l’antisémitisme si elle ne congédiait pas l’histoire. À l’image de cette pancarte brandie lors d’une manifestation parisienne, où il était écrit : « Sionisme is the new nazisme » (sic !). Le projet sioniste d’établissement d’un fait national juif en Palestine se voulait, à la fin du XIX° siècle et au début du XX°, une réponse aux pogroms et aux violences répétées visant les Juifs d’une grande partie de l’Europe. Il aura été âprement disputé par une grande majorité des gauches socialiste et communiste, particulièrement puissantes au sein des diasporas, qui contestaient que ce fût la solution à la « question juive ». La Shoah, par la destruction de la vie juive sur une bonne partie du Vieux Continent, puis l’expulsion des années plus tard des Juifs orientaux des pays arabes où ils vivaient, aura radicalement changé la donne. 

Pour des millions de persécutés, Israël sera dès cet instant devenu un havre d’accueil. Avec néanmoins cette particularité, qu’accompagnée de l’expulsion de quelque 800 000 Palestiniens des terres sur lesquelles ils résidaient, la proclamation du nouvel État acquérait en quelque sorte une double nature, celle d’un refuge pour une masse de survivants à la plus abominable des exterminations raciales, et symbole qui devait perdurer jusqu’à nos jours de la terrible injustice faite à d’autres réprouvés. Les conditions d’une tragédie sans fin auront ainsi été réunies : ses contradictions, un temps masquées, auront fini par engendrer un processus de décomposition du sionisme, l’éloignant toujours davantage des valeurs auquel il se référait à l’origine ; et la communauté internationale, de son côté, aura abdiqué de ses responsabilités, en laissant inabouti le plan de partage de 1947-1948, supposé mener à la coexistence de deux États… Juif se voulant « aussi Juif que Palestinien », Santiago Amigorena s’avère par conséquent fondé à en appeler à un grand réexamen : « De la même manière qu’on pouvait être absolument antisioniste avant la création de l’État d’Israël, on ne peut plus l’être aujourd’hui : cet État existe, nier son existence ne peut qu’être une manière de réclamer sa destruction. Mais l’impossibilité d’être antisioniste devrait justement nous mener à être d’une exigence chaque fois plus grande par rapport à ce que devrait être le sionisme » (Libération, 26 avril 2024).

On me pardonnera l’inhabituelle longueur de cette note. Il me semblait important de replacer le débat sur d’autres bases que celles où il s’embourbe. En obscurcissant les véritables raisons pour lesquelles le monde accélère sa course au désastre. Pour le plus grand malheur des Palestiniens et des Israéliens, qui se livrent une guerre avec leur sang, et non par procuration pour satisfaire des calculs franco-français inavoués. Au prix de retombées désastreuses pour notre vie collective, dont on exacerbe les plus sordides passions. Du fait des dangers que ce contexte fétide fait courir à l’avenir de la gauche. Rien ne serait plus dramatique que le sentiment d’impuissance que pourraient faire naître des polémiques dévoyées et des outrances formulées pour cliver. Une majorité de citoyennes et de citoyens peut se retrouver sur le souci raisonné de construire une politique de coopération entre les peuples. Je rejoins, sur ce point, Amin Maalouf lorsqu’il en appelle à l’action pour dissiper des esprits le brouillard qui tend à s’y répandre: « Il est donc nécessaire, et même impératif, d’alerter, d’expliquer, d’exhorter et de prévenir. Sans lassitude, ni complaisance, ni découragement. En gardant constamment à l’esprit que les drames qui se produisent de nos jours résultent d’un engrenage dont personne ne contrôle les mécanismes, et où nous sommes tous entraînés… » (in Le Naufrage des civilisations, Le Livre de poche 2020).

Christian_Picquet

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