Non pas simplement affronter, mais résoudre la crise de la République

Depuis la fin de la campagne des élections européennes, vous l’aurez remarqué, je n’ai guère eu l’occasion de me mettre au clavier pour alimenter ce blog. Trop pris par un emploi du temps surchargé, à l’heure où il me fallait, entre autres, participer aux discussions dont aura fini par émaner le contrat de législature ayant fondé le Nouveau Front populaire. Certains amis, qui me font l’amitié de suivre mes réflexions ici, m’avaient d’ailleurs interpellé après avoir pris connaissance de mon dernier post. Comment le choix de campagne, décidé par la « Gauche unie pour le monde du travail » et sa tête de liste Léon Deffontaines, pouvait-il se prolonger en une nouvelle cohérence stratégique à même de mener la gauche à sa reconstruction ? L’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République, au soir du 9 juin, aura tout à la fois ouvert un « moment d’accélération » des événements politiques, comme le relève à juste titre Jérôme Fourquet, de l’Ifop (Le Figaro, 22 juin 2024), et fait monter les enchères avec la menace d’une victoire du Rassemblement national le 7 juillet prochain. C’est à l’un des tournants majeurs qu’aura connu notre histoire contemporaine que nous nous voyons, par conséquent, confrontés. Quoique la bataille électorale éclair, à laquelle nous aura contraints la décision pour le moins désinvolte du Prince élyséen, ait eu pour premier effet de mettre provisoirement de côté la réflexion — pourtant si essentielle — sur l’état de la France, il convient dès lors d’identifier avec précision les enjeux de la séquence ouverte par le 9 juin, et de commencer à répondre aux questionnements que cette dernière soulève quant à l’orientation grâce à laquelle la gauche pourra, non seulement gagner ce scrutin, mais redevenir durablement majoritaire.

Ma première réflexion entend, à cet égard, prendre l’exact contre-pied de la superficialité dont font preuve les grands médias, animés qu’ils sont du seul souci de traiter de l’immédiate actualité et de répondre à l’appétit consumériste du téléspectateur qu’ils dépossèdent, ce faisant et subrepticement, de son rôle de citoyen souverain lorsqu’ils traitent de la situation de notre Hexagone. Ils se contentent généralement d’évoquer une simple « crise politique », parfois aussi une « grande fatigue démocratique » des Français, concept dont on peine d’ailleurs à bien saisir ce qu’il recouvre. C’est cependant une bien plus grande épreuve qu’affronte la France : une crise de la République telle qu’elle n’en avait pas connue depuis la Libération, dans la mesure où c’est l’extrême droite qui peut s’en retrouver propulsée à la tête de l’État. 

UNE FRANCE EXSANGUE ET FRAGMENTÉE 

Une crise qui recouvre simultanément la désintégration des institutions en place depuis 1958, lesquelles ne parviennent dorénavant ni à assurer la stabilité de la nation ni à offrir aux dirigeants en place la légitimité requise pour gouverner, et l’ébranlement des principes fondateurs hérités de notre Grande Révolution. L’explosion des actes antisémites depuis plusieurs années, et singulièrement depuis le pogrom terroriste perpétré par le Hamas le 7 Octobre, en est le premier des révélateurs. Chaque grande tourmente où se sera retrouvée notre construction républicaine aura, en effet, systématiquement vu la haine des Juifs resurgir au coeur du débat public, traduisant l’affaissement des valeurs d’égalité et de fraternité au sein de la collectivité nationale, le recul concomitant des perspectives d’émancipation, et un abaissement de la politique allant de pair avec l’irruption de courants animés par des  stratégies aventurières. 

Si, en quelques années, nous serons ainsi passés d’une crise de la démocratie à une crise de régime, pour en arriver à présent à cette crise ouverte de la République, il convient d’en rechercher l’origine dans une série d’évolutions s’étant, à la longue, enchevêtrées. En premier lieu, des décennies de domination d’un néolibéralisme acharné à détruire le modèle social français et à renforcer la toute-puissance du capital auront laissé le pays exsangue, traversé d’innombrables fractures amenant ses différents segments à ne plus se reconnaître d’intérêts communs, en proie à une colère aussi intense que dépourvue d’espoir en la possibilité d’accéder à une vie meilleure. Entre les classes travailleuses de plus en plus appauvries et reléguées dans les territoires ruraux ou péri-urbains, les populations de métropoles attirant l’essentiel des richesses et échappant encore aux dévastations engendrées par le nouvel âge du capitalisme, et les habitants des quartiers populaires situés en proximité immédiate des grandes agglomérations et où résident beaucoup d’hommes et de femmes issus des mouvements migratoires des décennies passées, les perceptions du monde ne coïncident plus, les réflexes de solidarité se sont largement émoussés, l’appartenance à la même communauté nationale ne va plus de soi. 

Il en aura découlé l’immense défiance d’une très grande partie de la nation envers l’action politique, un terrible ressentiment se manifestant envers des élites incapables d’affronter la crise de l’identité française au moyen d’une perspective à même de réparer les fractures sociales comme les régressions démocratiques, d’une réponse aux exigences de justice et d’égalité qui font la promesse républicaine. Cela aura amené à cet abstentionnisme record que l’on aura vu s’aggraver de scrutin en scrutin. Avec, au bout de ce processus délétère, la décomposition de la représentation politique traditionnelle, dont les élections européennes viennent encore de donner la parfaite mesure.

MISÈRE ET AGONIE DU MACRONISME

Le macronisme en aura été, tout à la fois, l’artisan et la victime. Ayant accédé aux affaires en ayant consciencieusement dynamité les mécanismes de l’alternance, qui profitait jusqu’alors à la droite conservatrice et à la social-démocratie, il aura achevé de transformer la vie publique en champ de ruines. Par sa politique de destruction sociale, de mépris des attentes citoyennes, d’autoritarisme liberticide, il aura creusé avec le peuple un fossé désormais impossible à combler. Doit-on, ici, en faire encore état ? Plusieurs millions d’enfants vivant dans des foyers pauvres ; un Français sur deux ne prenant pas de vacances ; des millions de nos concitoyens ne se chauffant qu’avec parcimonie l’hiver ; des millions d’autres ne se faisant plus soigner ; des classes moyennes rejoignant les ouvriers et les employés dans la peur anxiogène de l’avenir ; un très grand nombre d‘hommes et de femmes n’ayant plus les moyens d’habiter près de leur lieu de travail ; les étudiants et les enseignants se débattant avec un enseignement public dépossédé de l’essentiel, donc inapte à assurer à la jeunesse des formations qualifiantes ; sans parler des innombrables victimes de la désindustrialisation de la France, et de toutes ces familles auxquelles des salaires indignes interdisent de consommer des fruits et légumes de qualité : voilà qui aura fini par rendre éruptif le volcan français.

Dans un papier intitulé « La revanche de la question sociale », Antoine Fouchet, le président de Quintet Conseil, se livre à un diagnostic d’une rare lucidité sous la plume d’un représentant des milieux d’affaire. Évoquant « une vague partant des classes populaires et entraînant professions intermédiaires et cadres, privés comme publics », il en vient à parler « d’un phénomène inédit depuis 1945, qui constitue précisément la question sociale de notre temps : travailler ne permet plus d’améliorer son niveau de vie » (Les Échos, 24 juin 2024).

Le grand soulèvement social ayant suivi l’annonce du report à 64 ans de l’âge du départ à la retraite eût pu, l’an passé, entraîner une inflexion de l’action gouvernementale. Derrière les organisations syndicales unies, il avait mis en mouvement l’immense majorité du pays, les ouvriers ou les employés des sous-préfectures aussi bien que les cadres ou professions intermédiaires des centres-villes, sans parler de la jeunesse des quartiers ou des universités. La Macronie aura délibérément ignoré l’avertissement, méprisé un Parlement où il ne disposait d’aucune majorité pour adopter cette contre-réforme, piétiné la démocratie sociale en affichant arrogance et mépris à l’endroit du mouvement syndical. 

Enfermé dans son exercice solitaire du pouvoir plus qu’aucun des monarques l’ayant précédé, ayant vu son projet de conversion de la France aux normes du néolibéralisme se fracasser sur la désintégration de la globalisation autant que sur les réactions du peuple à sa politique, n’ayant au surplus jamais cherché à construire un parti implanté dans les territoires, Emmanuel Macron sera devenu le fossoyeur du macronisme. De sorte que la volonté de le sanctionner aura représenté le premier déterminant du vote des dernières européennes. Et qu’elle sera, à en croire du moins les sondeurs unanimes, la première motivation des  électrices et électeurs à l’occasion des prochaines législatives.

DE L’IMPOSTURE LEPÉNISTE AU GRAND BASCULEMENT ?

Au gré des années, si l’extrême droite en aura été la principale bénéficiaire, c’est du fait de la détérioration régulière du rapport de force entre travail et capital, de la généralisation concomitante des phénomènes de repli sur soi, de la montée en puissance d’un individualisme plaçant en concurrence les êtres humains dans la stricte logique du libéral-capitalisme, de l’essor du racisme et des discriminations. Et aussi, évidemment, de l’affaiblissement politique, social et idéologique de la gauche, toutes ses composantes en ayant été affectées. Y compris, malheureusement, celles qui, à l’instar du Parti communiste français, se seront fixées l’objectif de reconquérir les forces vives, travailleuses, de l’Hexagone. Notre déception, le 9 juin, devant le score de la liste de Léon Deffontaines en aura été le dernier exemple en date.

Sur cette balkanisation d’une France au sein de laquelle le mouvement ouvrier et la gauche n’auront pas su entretenir la flamme de l’espérance en un progrès partagé, l’extrême droite aura su, dans la durée, construire sa progression. Se prétendant porteuse des attentes populaires, recourant volontiers à des engagements dérobés à notre camp social et politique pour mieux habiller la réalité d’un programme  annonçant la remise en cause des plus symboliques conquêtes du monde du travail et la rupture avec les fondements républicains de notre existence collective, elle aura capté à son profit un vote devenu relativement homogène : 93% des communes auront placé la liste Bardella en tête au soir des européennes, avec des scores allant jusqu’à 35 ou 40%, et des niveaux authentiquement stratosphériques  dans une large partie du territoire national. De même, des résultats socialement très marqués auront été enregistrés parmi les électeurs qui se seront déplacés aux isoloirs : 39% chez les artisans et commerçants, 45% parmi les ouvriers et employés, 58% s’agissant des électeurs vivant dans des zones rurales et de petites ou moyennes agglomérations… 

Ces résultats, émanant du pays profond, celui qui se sent déclassé et oublié de tous, y compris d’une gauche qui l’aura laissé s’éloigner — j’y reviendrai —, indiquent une tendance lourde que l’on ne saurait sous-estimer. Jérôme Fourquet, toujours lui, le souligne avec une incontestable pertinence : « Quand une force politique parvient à elle seule à atteindre le seuil de 40%, voire à le dépasser, cela signifie que sa vision du monde et le diagnostic qu’elle porte sur l’état du pays ont très massivement infusé, et que c’est son idéologie qui imprègne le sens commun partagé par la population du territoire en question » (Le Point, 20 juin 2024).      

En faisant du Rassemblement national son principal opposant, tout en n’hésitant pas à lui emprunter certaines de ses thématiques identifiantes — comme cela aura été le cas avec la loi « immigration » —, Emmanuel Macron n’aura donc fait que renforcer le crédit de celui-ci. Et en décrétant par surprise la dissolution de l’Assemblée, imaginant sans doute que la menace du chaos lui profiterait et que la gauche serait incapable de relever le défi, il aura pris la terrible responsabilité de lui ouvrir possiblement le chemin du pouvoir. 

PRENDRE LES MOYENS DE CONJURER LA CATASTROPHE

Rien n’est cependant joué, notre peuple restant attaché, comme il l’a montré lors de la grande mobilisation de défense de nos retraites, ou auparavant dans le mouvement des « Gilets jaunes », aux principes d’égalité, de justice, de fraternité et de souveraineté démocratique qui l’auront vu si souvent transformer la France. La gauche s’en retrouve au pied du mur. 

Tout, absolument tout, doit être mis en oeuvre pour défaire l’extrême droite. À l’inverse de ce que l’on entend, ou de ce qu’on lit, trop souvent par les temps qui courent, cette famille politique, fût-elle ripolinée pour apparaître compatible avec une démocratie pluraliste, demeure une menace gravissime pour notre République. Certes, le Rassemblement national ne nous menace pas de réédition du fascisme des années 1930, mais il porte à tout le moins la perspective d’un changement radical de régime politique. 

Comment imaginer que le principe d’égalité entre les êtres humains, quelles que fussent leurs origines, leurs couleurs de peau ou leurs convictions religieuses, pourrait être préservé alors que le parti fondé par Le Pen père défend un projet dont la « préférence nationale » s’avère la clé de voûte ? Qui ne comprend qu’il s’agit, à travers ces mots, d’exprimer la volonté de réorganiser la société à partir de critères ethniques, tout comme les Ligues de l’entre-deux guerres parlaient d’une France rendue aux Français ? Croit-on réellement, qu’avec une telle formation au gouvernail,  migrants et réfugiés ne se retrouveraient pas immédiatement aux prises avec des dispositifs discriminatoires tournant le dos à tout ce qui a fait de nous la « patrie des droits de l’Homme » ? Ne devine-t-on pas, en entendant Monsieur Bardella signifier à nos compatriotes binationaux qu’ils n’auront plus accès à certaines fonctions au sein de l’appareil d’État, que nos concitoyennes et concitoyens de culture juive ou musulmane, issus d’Afrique, du Maghreb ou d’Asie auraient tôt fait d’être considérés comme des « Français de papiers », selon la terminologie en vogue de ce côté de l’échiquier partisan ? Faut-il être vraiment aveugle et sourd pour ignorer, lorsque les auteurs du programme lepéniste révèlent leur imposture sociale en laissant transparaître que certains salariés doivent se préparer à travailler jusqu’à 66 ans, que le RN victorieux s’attellerait à tailler en pièces des droits chèrement conquis, à une protection sociale de haut niveau ou à une existence digne, à l’instar de ce que fait Madame Meloni en Italie ? Pour le dire sans plus de précautions, j’enrage en entendant des personnalités pour lesquelles j’ai un infini respect, tel Serge Klarsfeld, prétendre que le national-lepénisme serait un moindre danger que la gauche pour les Juifs de France.

Voilà pourquoi, au soir de la consultation des européennes, la gauche se devait de relever un double défi : celui de son rassemblement, et celui de l’espoir à réveiller en un autre avenir pour le grand nombre. Le rassemblement était une obligation si l’on voulait, d’un même mouvement, prendre en compte le désir d’union qui se sera exprimé dès le soir du 9 juin au sein du peuple de gauche face au danger du grand basculement de la France dans une aventure illibérale, et contenir la poussée du RN grâce à la présentation de candidatures uniques dans  toutes les circonscriptions. 

À gauche, je le sais, des voix se seront faites entendre pour avouer leur circonspection — parfois aussi leur désaccord — devant l’alliance conclue avec La France insoumise, alors que les sujets de dissensions s’étaient multipliés auparavant avec cette organisation. J’en ai traité ici, et l’on me reconnaîtra que je n’ai pas tourné autour du pot à propos des problèmes sérieux soulevés. Si l’on peut donc comprendre la légitimité des interpellations, aucune force politique responsable ne pouvait, pour autant, ignorer de quelle déroute électorale nous aurions été menacés en cas de concurrences à gauche dans chaque circonscription. Se résigner à pareil risque n’était pas compatible avec l’impérieuse nécessité d’interdire au RN de s’emparer des destinées du pays. L’unité étant un combat, il convenait évidemment de faire en sorte que certaines clarifications soient opérées avant que l’accord ne fût conclu entre les partis constituant le Nouveau Front populaire. Ces clarifications auront, à mon sens du moins, été apportées sur l’essentiel, j’y reviendrai.

La renaissance de l’espoir était, plus particulièrement, l’objectif du programme à construire pour se hisser à la hauteur des attentes du peuple, et pour conduire le redressement d’un pays ravagé par des décennies de néolibéralisme et sorti éreinté des sept années écoulées de macronisme. Le contrat de législature aujourd’hui proposé aux électeurs et aux électrices dessine donc une ambition de rupture « claire et immédiate » avec des politiques qui n’auront eu de cesse de servir le capital. Il part, à cette fin, des besoins — salaires, emploi, services publics, formation, retraites, logement, climat, protection sociale — pour en retirer de grandes orientations ramenant la justice, permettant le partage des richesses, initiant l’urgente transition écologique. 

Sans doute, les engagements affichés ne sont-ils pas de même ampleur que ceux du Programme commun des années 1970 ou que les 110 propositions du candidat Mitterrand à la veille de la présidentielle de 1981. À plus de 40 ans de distance, nul ne saurait s’en étonner, l’état de la France s’étant considérablement dégradé. Si les propositions de 2024 ouvrent néanmoins un chemin de rupture, c’est dans la mesure où elles entendent prendre les moyens de réparer les dégâts causés par la dérégulation, la globalisation marchande et financière, l’européisme libéral, le retard pris à traiter le dérèglement climatique. Plus encore, elles ont l’originalité de proposer aux Françaises et aux Français un pacte qui, tirant les leçons des échecs de la gauche lorsqu’elle aura accédé aux affaires, cherche à enclencher une nouvelle logique de développement, où social et écologie sont le but et le moyen de la transformation de la production et de la consommation. Le financement de cette visée ne viendra pas seulement de nouvelles recettes fiscales,  comme on aimait à l’avancer dans le passé, mais également d’une action volontariste destinée à faire baisser un coût du capital hypothéquant la création de richesses, ainsi que du recours à d’autres mécanismes de soutien, qu’autorisera en particulier la sortie de l’enfermement austéritaire auquel nous condamne le pacte budgétaire européen. 

UN PREMIER PAS DANS LA VOIE DE LA RECONSTRUCTION

Sous ce rapport, dans la mesure où la mise en oeuvre de semblables engagements supposera l’implication populaire au-delà de l’accord électoral actuel, et où une dynamique transformatrice ne pourra naître que de l’association des forces politiques avec tout ce qui constitue de nos jours le mouvement social — dans le respect scrupuleux de l’indépendance de chacun —, le Nouveau Front populaire peut aider notre camp à franchir un premier pas dans sa reconstruction. D’autres pas, chacune et chacun le sait bien, devront être franchis si l’on veut inverser durablement le rapport des forces, reconquérir ce monde du travail et ces catégories populaires qui se seront au fil du temps détournés de la gauche… lorsque, mus par un pathétique sentiment d’abandon, ils ne seront pas allés chercher leur salut du côté de leurs pires adversaires. 

Le chemin sera d’évidence long, tant nous avons perdu du terrain. Presqu’un siècle durant, notre force propulsive sera venue de notre capacité à réunir la majorité sociale du pays dans le but d’en faire une majorité politique. Si la gauche se séparait alors à propos du chemin et des moyens à emprunter pour dépasser les logiques capitalistes, entre ceux qui privilégiaient le compromis négocié avec les classes possédantes et ceux qui considéraient la rupture comme plus réaliste, ses composantes principales adhéraient à l’idée que la classe travailleuse représentait le moteur du changement social et politique. Ce qui permettait la conclusion de ces ententes qui auront permis, à quelques reprises, aux communistes et aux socialistes de se retrouver dans les mêmes gouvernements. C’était le temps où, en 1945, le philosophe Maurice Merleau-Ponty, revenant sur l’expérience du premier Front populaire, pouvait résumer en ces termes la dispute : « Dans une période de lutte des classes aiguë, un parti prolétarien ne peut pas être sincère avec tout le monde ; ou bien il est sincère envers le prolétariat, et alors il faut qu’il trompe le capitalisme, ou bien il se conforme aux engagements pris, aux règles formelles et universelles de la morale : alors il trompe le prolétariat comme classe » (« Pour la vérité », in Sens et non-sens, Gallimard 1996). 

Les mots ont évidemment changé d’une époque à l’autre, mais les enjeux fondamentaux demeurent. La crise historique que traverse présentement la gauche vient de ce que certaines de ses composantes, issues précisément de la social-démocratie ou de l’écologie politique, avant que les tenants du « populisme de gauche » ne finissent par leur emboîter le pas quoiqu’avec d’autres références, auront fait le choix de se détourner du clivage capital-travail et d’adresser leurs adieux à un peuple travailleur qui, bien que terriblement affaibli et même profondément divisé, représente toujours les gros bataillons de la population active. Par un étrange paradoxe, alors que la question sociale sera revenue en force dans la vie publique ces derniers temps, ceux-là auront finalement consacré le triomphe des thèses du think-tank Terra Nova, lequel avait en 2011 théorisé l’inanité de toute velléité de rassemblement du monde du travail, pour en appeler à une nouvelle alliance des diplômés, des catégories échappant encore aux ravages de la casse sociale, des « minorités » diverses. Aucun doute sur ce point, il en aura découlé cette perte de substance qui aura amené, par abandons successifs, une très grande partie de la gauche à se dérober à des enjeux aussi fondamentaux  que le travail et son sens,  la défense et la refondation de la République, le combat bec et ongles en faveur des valeurs de laïcité ou d’universalité des droits humains contre les replis communautaristes ou les dérives identitaristes, le retour à la souveraineté nationale et populaire comme condition d’une effective démocratie, le besoin de sécurité et de protection des populations les plus fragiles devant les violences qui les assaillent… Nous en avons sous les yeux le résultat.

Je remarque d’ailleurs que la conscience grandit de la nécessité de retrouver certains fondamentaux, quand un Laurent Berger, bien que n’adhérant pas à la visée communiste qui est la mienne, en vient à formuler ce constat : « Quand vous abordez des sujets très éloignés de la vie quotidienne des Français, quand vous ne parlez pas suffisamment du travail, quand vous considérez que les questions de sécurité sont des questions de droite, il y a une forme de déconnexion. Nous devons aussi être capables d’arrêter les caricatures sur l’immigration. Les gens veulent des réponses à leurs attentes du quotidien : gagner suffisamment au boulot pour remplir leur frigo jusqu’à la fin du mois, trouver un médecin traitant, disposer d’un système éducatif qui ne s’écroule pas, etc. Ils veulent aussi qu’on leur présente les choix à faire, les grandes perspectives et je n’ai pas peur de parler de perspectives utopiques. Soit nous sommes capables d’affronter tous ces sujets — en nous appuyant sur la société civile et les associations —, soit nous tomberons dans le chaos » (Le Monde, 25 juin 2024).  

Avec le Nouveau Front populaire, nous pouvons, d’un même élan, recentrer nos propositions sur les aspirations du pays profond à l’égalité ou à de nouveaux Jours heureux, et imaginer une construction politique permettant à celles et ceux qui ne vivent que de leur travail de devenir enfin des acteurs politiques à part entière. Il existe, à cet égard, une vraie cohérence entre le projet qui anime le Parti communiste français, celui d’une « union populaire agissante », et l’objectif hautement affiché par le Nouveau Front populaire de nouveaux droits, à contrôler et décider, pour les citoyens autant que pour les salariés à l’entreprise.

RETOUR SUR DES CLARIFICATIONS INDISPENSABLES

J’en viens aux clarifications sans lesquelles l’accord n’eût pu se conclure entre les cinq partis à l’initiative du Nouveau Front populaire. La première portait sur les équilibres au sein de l’alliance. En 2022, la Nouvelle Union populaire écologique et sociale, la Nupes, portait la marque de l’hégémonisme de La France insoumise, laquelle venait de profiter, autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon, d’un réflexe de « vote utile » à l’élection présidentielle. Cette posture hégémoniste, marquée par une campagne tout entière focalisée sur la revendication d’envoyer Mélenchon à Matignon, conjuguée à un partage léonin des circonscriptions dont avaient fait les frais tous les partenaires de LFI, conduisirent l’alliance à l’échec que l’on sait. Cette fois, c’est une tout autre approche qui aura permis la convergence, une majorité de la coalition s’accordant notamment pour considérer que le futur, ou la future, chef du gouvernement, en cas de victoire, serait choisi en fonction de sa dimension consensuelle et de son aptitude à rassembler et apaiser le pays. Ce qui ne fait pas de Mélenchon, quoiqu’il pût en dire, l’aspirant naturel à la fonction.

La deuxième clarification s’imposant, après des mois de désaccords sérieux exprimés publiquement et ayant été ponctués de dérapages ou d’ambiguïtés ayant lourdement nui à l’image de toute la gauche, avait trait à la guerre du Proche-Orient. Prenant de facto acte que le Hamas n’était pas une organisation de résistance du peuple palestinien, le texte du contrat de législature dénonce donc « les massacres terroristes » du 7 Octobre, commis au nom d’un « projet théocratique » que nous rejetons ensemble, nos cinq partis s’accordant par ailleurs sur les exigences liées d’un cessez-le-feu immédiat à Gaza, de la libération des otages kidnappés par les jihadistes comme de celle des prisonniers politiques palestiniens, de la reconnaissance par la France de l’État palestinien aux côtés de l’État d’Israël, et de sanctions contre le gouvernement d’extrême droite israélien tant qu’il bafouera le droit international.

Enfin, il convenait de prendre la pleine mesure, et de tirer toutes les conséquences, de l’explosion des exactions antisémites dans la dernière période. Si, par tradition, la gauche n’établira jamais de hiérarchie entre les diverses formes de racisme, et si elle appelle à la mobilisation contre la détestation dont sont l’objet les musulmans de France dans une configuration marquée par la montrée en puissance de l’extrême droite, son honneur est aussi, depuis l’Affaire Dreyfus, d’avoir toujours su identifier la spécificité de la haine des Juifs, laquelle renvoie à une histoire tragique dans notre pays. On l’imagine, il eût été impossible de se présenter devant les Françaises et les Français avec des discours dissonants sur une question de cette importance. Là encore, le débat aura permis de faire évoluer les positions, le contrat de législature engageant nos différents partis à un combat sans concessions contre tous les courants propageant la haine de nos compatriotes juifs, d’où qu’ils viennent et de quelque cause qu’ils se revendiquent. Ce texte aura d’ailleurs été immédiatement complété d’une déclaration commune des cinq formations contre l’antisémitisme, le racisme et la haine des musulmans, et d’une « charte d’engagement républicain » — signée du PCF, du PS, des Écologistes et de Place publique —, au terme de laquelle nos candidates et candidats se proposent, entre autres, de sanctionner toute personne qui proférerait des propos antisémites ou qui relativiserait l’antisémitisme, de former  nos futurs élus à cette lutte contre l’antisémitisme et toute forme de racisme, d’agir pour la sécurité des lieux culturels ou cultuels juifs, ou encore de lancer une commission d’enquête parlementaire sur l’état général de l’antisémitisme en France.

D’aucuns me disent à présent que les textes ont vocation à ne rien régler. Si c’est vraiment le cas, autant alors renoncer à la bataille des idées pour faire bouger les lignes, battre les assertions fausses ou malsaines, réduire au silence les propagateurs de la haine de l’Autre. Je persiste, pour ma part, à croire au contraire que l’accord réalisé pour la constitution du Nouveau Front populaire a, au moins, cette vertu qu’elle aide à peser sur les consciences et à dissiper le brouillard des confusions sur lesquelles prospèrent tant de pêcheurs en eaux troubles dans les moments de grandes tensions. En responsabilité, il fallait donc y parvenir, même si les débats qui nous ont traversés ces derniers mois ne sont évidemment pas clos. C’est, en tout cas, ma fierté personnelle, comme c’est celle de mon parti, que d’y avoir ardemment contribué au fil des deux jours et deux nuits d’où sera sorti un programme commun.

À l’heure où je termine, à l’arrache, cette note, il ne reste plus que quelques heures pour éviter à la France de sombrer dans un cauchemar. Aucune énergie républicaine et progressiste ne doit, en conséquence, manquer à l’appel de l’histoire. La gauche rassemblée est le principal rempart demeurant face à la montée en puissance du national-lepénisme, la Macronie se désintégrant littéralement sous nos yeux et la droite traditionnelle s’étant de son côté déjà disloquée. Elle est, au demeurant, la seule à pouvoir encore combattre la résignation, à disposer de quelques arguments sérieux pour réfuter l’idée absurde selon laquelle le pays n’aurait pas encore « essayé » l’extrême droite, à vouloir convaincre qu’il est toujours possible de se battre pour des lendemains meilleurs et de gagner. Voter pour les candidates et candidats du Nouveau Front populaire, quoi que l’on pût penser des insuffisances de la gauche, pour ne pas dire de ses inconséquences, est un devoir.  

Christian_Picquet

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