Trump, le dernier avertissement aux gauches
Hélas, le retour de Donald Trump à la tête des États-Unis n’aura pas été une totale surprise. Les tendances lourdes à l’oeuvre dans ce pays depuis de très nombreuses années en annonçaient la possibilité, sinon la probabilité. Et ce, quoiqu’une série d‘événements aient pu nourrir l’espoir qu’elles pouvaient être contrecarrées, de la mobilisation électorale massive qui avait signifié son congé au même Trump au terme de son premier mandat en 2020, aux millions d’Américains de toute origine descendus dans les rues en réaction aux meurtres de citoyens noirs par une police en proie à une vision profondément raciste de l’ordre public, des grèves de l’automobile ayant marqué le retour du monde du travail sur la scène centrale à l’automne 2023, à la structuration d’un courant socialiste portant l’exigence de justice sociale et d’égalité à la gauche du Parti démocrate. Ces contre-tendances n’auront pas été balayées par le résultat de ce 5 novembre. À preuve, quoique le candidat républicain ait remporté la totalité des fameux « États en balance », et bien que, première historique depuis vingt ans, le Grand Old Party ait conquis une majorité des votes citoyens, ce qui lui aura permis d’arracher la majorité au sein des deux Chambres, on ne saurait parler de « raz-de-marée » trumpiste. Trump aura, par exemple, recueilli 2,5 millions de voix supplémentaires sur son score de 2020. Mais il aura échoué à franchir la barre des 50% des suffrages exprimés, ce qui aura fait de ce scrutin l’un des six ayant été les plus serrés des quarante qui l’auront précédé depuis la guerre de Sécession. Autrement dit, la victoire du Républicain aura moins été le résultat d’une performance exceptionnelle de sa part que la conséquence du recul massif de la candidate démocrate jusque dans ses principaux secteurs d’influence. Cela atteste d’une polarisation politique maintenue, qui se sera néanmoins dénouée au bénéfice de la candidature du pire, les éléments d’espoir apparus par le passé n’ayant pas été suffisants pour faire régresser les cancers multiples qui rongent la société nord-américaine. Et les États-Unis demeurant, en dépit de l’affaiblissement régulier de leur leadership, l’empire dominant du monde capitaliste, donc la clé de voûte d’une globalisation elle-même désormais mal en point, l’issue de cet affrontement électoral aura nécessairement des retombées majeures à l’échelle de la planète entière. Ayant attendu les résultats définitifs de cette élection pour éviter tout contresens, je propose ci-dessous quelques éléments de réflexion, qui me semblent susceptibles d’alimenter les débats que cette présidentielle angoissante ne manquera pas d’ouvrir dsans notre camp politique et social.
Le premier des maux qui travaillent l’Amérique dans ses profondeurs réside, peu le contestent dorénavant, dans ses impressionnantes fractures sociales. Il aura beaucoup été dit et écrit, depuis l’issue de la présidentielle, qu’une inflation responsable de la dégradation continue du pouvoir d’achat de la majorité populaire depuis la pandémie du Covid-19, et affectant toutes les dépenses courantes de millions de foyers, en matière d’alimentation en particulier, aura constitué le principal moteur du succès trumpiste. C’est incontestable. Mais l’appauvrissement et la dégradation des conditions d’existence de dizaines de millions d’adultes ou de jeunes, Noirs ou Hispaniques mais aussi travailleurs ou travailleuses blancs, se manifestent également en matière de santé, d’éducation, de qualité de l’alimentation, voire de consommation d’opioïdes (laquelle est toujours l’indice du mal-être d’une société). Sans parler de la désindustrialisation qui avait déjà pesé lourd dans la précédente élection du milliardaire new-yorkais.
COLÈRES ET DÉSESPOIRS AMÉRICAINS
Les chiffres ne trompent pas : l’injustice atteint un niveau tel que les 10% des Américains les plus riches gagnent plus de la moitié de tous les revenus du pays ; plus de 100 millions de personnes, soit 41% de la population adulte, ont à rembourser une dette médicale s’élevant de 500 à plus de 10 000 dollars, qu’ils disposent ou non d’une assurance ; entre 2010 et 2021, l’espérance de vie a chuté de trois ans, atteignant son niveau le plus bas depuis trente ans ; les USA seront, ce faisant, devenus le pays le plus inégalitaire de tous les membres du G7. De quoi attiser colères, frustrations et désespoirs, mettre à bas le déjà fort illusoire « rêve américain » qui, depuis les origines de cette nation, promettait le meilleur à ceux qui travaillaient, et ouvrir le chemin aux plus dangereuses aventures dès lors qu’aucune voix progressiste crédible n’ose tenir un discours de classe à même d’unir toutes les victimes de la brutalité des politiques capitalistes.
À quoi seront venus s’ajouter les effets de la recomposition socio-culturelle de la population d’outre-Atlantique. Depuis les conquêtes du mouvement des droits civiques en faveur des Noirs dans les années 1960, une dynamique générale aura vu le jour, conduisant d’autres minorités — Hispaniques en premier lieu, mais également celle que l’on désigne sous le vocable « Asian-Americans », ou encore celle des Amérindiens/Alaskains —, à affirmer leurs identités collectives et leurs demandes de justice. Elles auront été rejointes par d’autres mouvements, à commencer par celui des femmes contre les violences sexistes ou sexuelles, ou ceux des personnes discriminées en raison de leurs orientations sexuelles ou de leurs genres revendiqués. Sans, toutefois, que régressent les discriminations institutionnalisées, les phénomènes de précarité sociale, et les stigmatisations alimentées, entre autres, par le comportement des appareils policiers d’un grand nombre d’États ainsi que par le climat nauséabond entretenu par une extrême droite ne dissimulant plus ses penchants putschistes. Pourtant, en une poignée de décennies, les équilibres démographiques de la nation américaine se seront largement modifiés, voyant les diverses minorités ethno-culturelles atteindre près de 146 millions de personnes, la part de la population se déclarant multiraciale ayant bondi, de son côté, de neuf millions à 34 millions entre 2010 et 2020.
Dans une société marquée à jamais par la mémoire de l’esclavage et où la « question raciale » aura toujours cristallisé les confrontations politiques et idéologiques, ces changements majeurs, combinés à une crise sociale touchant l’ensemble des catégories populaires et au développement massif des revendications identitaires — revendications encouragées par certains courants se revendiquant du décolonialisme ou poussant à la communautarisation exacerbée d’un pays dont c’est déjà le mode de fonctionnement —, auront conduit au creusement des fractures américaines. Jusqu’à voir une partie de la population blanche frappée de plein fouet par les dégâts de la globalisation et de la désindustrialisation, se réfugier à son tour dans la même sorte de rhétorique pour faire entendre ses propres souffrances. Elle-même y aura été encouragée par des forces racialistes et complotistes en pleine expansion, qui bénéficient de la formidable caisse de résonance offerte par les réseaux sociaux et de grands médias dont le fonds de commerce consiste à souffler sur les braises de la haine de l’Autre, D’où cette concurrence éperdue des identités qui aura formé la toile de fond de cette campagne présidentielle, et que la chercheuse Amy Greene résume parfaitement : « L’ensemble donne à voir une société fragilisée et divisée, dans laquelle le projet national commun et partagé s’efface sous la pression des colères et des peurs concurrentes que les institutions sont incapables de résoudre : racisme, sexisme, violences sexuelles, transphobie, homophobie… mais aussi perte de la qualité de vie, pauvreté, invisibilisation… La société américaine en 2024 est davantage mue par ses peurs que par son envie de construire collectivement un avenir commun » (in L’Amérique face à ses fractures, Que reste-t-il du rêve américain ? Taillandier 2024).
LA FIN D’UN MYTHE FONDATEUR
Pour comprendre l’explosivité de la situation outre-Atlantique, il convient encore d’ajouter les sentiments mêlés que provoque, à l’intérieur, le déclin de la puissance américaine sur le théâtre planétaire. L’échec de l’aventure militaire conduite en Afghanistan avec le retrait désordonné et indigne des troupes, mis en oeuvre par l’administration Biden mais en réalité décidé sous la première présidence Trump, comme le flou stratégique entourant l’engagement belliciste de la citadelle impérialiste face à la Russie sur le front ukrainien, dans un contexte où les pouvoirs fédéraux successifs n’auront cessé de préparer le pays à la guerre contre ce nouvel « axe du mal » que représentent à leurs yeux la Chine et ses alliés, auront eu des effets contradictoires sur l’opinion.
Elles auront, tout d’abord, fait grandir la méfiance envers les gouvernants en place, du fait des faramineuses dépenses militaires engagées alors que les infrastructures intérieures connaissent un délabrement sans précédent, que de très nombreux Américains subissent une précarité sociale aggravée, et que le phénomène des « vétérans » — grands oubliés de toutes les guerres à travers lesquelles la première puissance du globe aura voulu perpétuer son rôle de gendarme de l’ordre capitaliste, de la Corée hier à l’Afghanistan plus récemment — concerne 19 millions d’individus portant dans leur chair et à travers leur déshérence les stigmates de ces aventures impériales. Une tendance accentuée par le discrédit qu’affrontent les institutions et les élites, discrédit ouvrant, comme dans la plupart des pays capitalistes développés, une crise profonde des représentations politiques traditionnelles, la décrépitude des Partis démocrate et républicain en étant la dernière des illustrations (la vieille machine républicaine, quoique majoritaire dans les votes citoyens, se sera elle-même retrouvée investie par le mouvement trumpiste baptisé Make America Great Again). Au final, c’est un sentiment collectif de déclassement généralisé de la nation nord-américaine qui s’en sera trouvé porté à son paroxysme.
Il en résulte cette perte de repères que les grands médias occidentaux auront bien mis en lumière ces derniers temps, la désagrégation sournoise du mythe fondateur de « l’union américaine » — que les « pères fondateurs » avaient tenu à graver dans le marbre de la Constitution —, le développement d’une violence mettant désormais aux prises deux Amériques au prix de l’effondrement du consensus entretenu tout au long de l’histoire par les deux formations s’étant succédé à la Maison Blanche autant qu’à la tête des différents États, pour servir les intérêts du capital, quoique sur des politiques se différenciant en de nombreux domaines.
Ici encore, Amy Greene aura trouvé les mots justes pour décrire cette rupture de la stabilité si souvent exaltée du système américain : « Deux siècles et demi après leur fondation les États-Unis d’Amérique se délitent sous le coup de ruptures économiques, politiques et sociales multiples. Les institutions et les dirigeants autant que le peuple américain sont tiraillés entre questionnements, méfiance et épuisement permanents. Face à ses vieux démons comme le racisme et une violence endémique, face au complotisme et à la réinvention permanente du réel, l’Amérique semble être à bout de souffle. Et cette fatigue, nourrie par des décennies d’incertitudes que ses responsables politiques ont laissé sans réponse et sans issue possible, a donné vie à l’incarnation même de toutes ces dérives, Donald Trump, qui revient plus fort que jamais, avec une espérance partagée par tous les Américains : Make America Great Again » (op.cit.).
LA FORCE MYSTIFICATRICE DU TRUMPISME
Cela aura, bel et bien, été la force et l’habileté de la campagne de Trump cette année, et du mouvement grâce auquel il se sera assuré le contrôle du « parti de l’éléphant (Maga) : savoir, au fil d’un même discours, délivrer une apparence de cohérence à un projet pour le moins bancal. Ainsi l’aura-t-on vu développer des propositions de stricte facture ultralibérale — faites d’amputations budgétaires massives destinées à « économiser des milliers de milliards de dollars », de réduction de l’impôt sur les sociétés de 21% à 15%, ou d’annulation d’une grande partie de l’Inflation Reduction Act au prix de la liquidation de la transition énergétique engagée sous Biden —, avec la promesse structurant la plate-forme dite de Milwaukee, à savoir la protection des « hommes et des femmes oubliés de l’Amérique ». En vertu de quoi, il aura su lier dispositifs protectionnistes — avec, notamment, l’instauration de droits de douane supplémentaires sur les importations —, engagement à réindustraliser le pays — pour « faire de l’Amérique le premier producteur d’énergie au monde » et une « superpuissance manufacturière » —, promesse de mettre fin aux projections extérieures — c’est seulement pour « empêcher la Troisième Guerre mondiale et rétablir la paix en Europe et au Moyen-Orient » qu’aura été justifiée l’intensification de la course aux armements grâce, entre autres, à la construction d’un « grand bouclier antimissile sur l’ensemble de notre pays » — et… une politique migratoire d’une violence inédite — consistant à « fermer hermétiquement la frontière et mettre fin à l’invasion de migrants », afin de « mener la plus grande opération d’expulsion (mais le terme utilisé peut aussi se lire « déportation ») de l’histoire américaine ».
De toute évidence, cette thématique de la protection des Américains « oubliés » aura atteint sa cible, en dépit des propos orduriers du candidat, de ses saillies virilistes frisant souvent le ridicule ( comme lorsqu’il aura promis d’« empêcher les hommes de participer aux sports féminins »), de la stigmatisation ignominieuse des ressortissants étrangers, et de ses annonces tonitruantes selon lesquelles son nouveau mandat taillerait en pièces des pans entiers de l’État de droit. Elle lui aura non seulement permis de conserver et d’élargir son soutien au sein de cette fraction de la classe ouvrière blanche victime de la casse industrielle (dans la fameuse « ceinture de la rouille », notamment ) ou en proie au déclassement et à la paupérisation (ses avancées sont impressionnantes dans nombre de comtés ruraux très pauvres), mais également de progresser considérablement dans la population hispanique (avec 46% des suffrages, soit une hausse de treize points depuis 2020, ce score s’élevant à 58% parmi les hommes de moins de 30 ans de cette catégorie de population), de grignoter l’électorat noir quoique celui-ci ait globalement confirmé son appui aux Démocrates, et d’enregistrer de notables progrès auprès d’autres minorités (comme dans les comtés fortement peuplés de citoyens originaires du monde arabe, où le soutien de l’administration Biden aux expéditions meurtrières de Netanyahou à Gaza et au Liban lui aura permis d’arriver largement en tête, bien qu’il soit le plus virulent partisan de l’annexion des territoires palestiniens). Le journaliste Philippe Labro, bon connaisseur de l’univers nord-américain, résume assez justement ce à quoi nous venons d’assister : « De ma vie, je n’ai vu et entendu une campagne comme celle qu’a menée Donald Trump. (…) Il a été obscène, vulgaire, provocateur, méchant, diffamatoire. Pour autant, Donald Trump a eu l’intelligence de comprendre avant tous qu’il y avait des ‘’Gilets jaunes’’ américains… » (Le Figaro, 7 novembre 2024).
D’aucuns auront avancé l’idée d’un processus de fascisation des États-Unis. Il est vrai que la connotation ethniciste, raciste et machiste de la campagne trumpiste, autant que l’entretien recherché du culte du chef ou l’adhésion aux théories définissant les comportements par le patrimoine génétique des individus, sans même évoquer la justification du recours à la violence plutôt qu’à la justice et aux règles démocratiques pour régler les différends politiques, auront furieusement fait penser aux fascismes de l’entre-deux guerres. Cela dit, ce serait se détourner du sens véritable de l’opération que de s’en tenir à cette interprétation lapidaire. Les phénomènes totalitaires des années 1920 et 1930 reposaient sur l’omniprésence de l’État dans tous les domaines de la vie des sociétés concernées, quand le trumpisme se revendique au contraire d’une idéologie libertarienne prônant le recul massif des puissances publiques et dissimulant, sous cette injonction, l’objectif de remodelage des machines étatiques afin qu’elles répondent plus étroitement aux exigences dérégulatrices des actionnaires et des marchés financiers.
L’omniprésence d’un Elon Musk (principale figure du fanatisme libertarien) dans la bataille électorale (autant d’ailleurs que celle du financier Jeff Yass) aura, sous ce rapport, traduit bien mieux la réalité que le « fascisme » prêté aux vainqueurs du 5 novembre. À savoir la volonté des secteurs dominants du capital — en l’occurrence ceux de la technologie de pointe et de la révolution informationnelle, dont la puissance peut se mesurer, tout à la fois, au projet Starlink étroitement imbriqué dans le dispositif de sécurité nationale, ou aux 10 000 milliards de dollars de capitalisation boursière enregistrés par les Gafam à la fin de l’an passé — d’asseoir un projet permettant au pays de préserver son leadership économique et géostratégique sur la planète, qui se trouve présentement fort bousculé. Au nombre des vingt priorités déclinées par la « plate-forme de Milwaukee », il n’est à cet égard pas anecdotique que figurent, aux côtés du soutien apporté aux entreprises dominantes et de la détermination à éliminer les régulations supposées entraver leur quête de bénéfices en augmentation constante, les visées de « maintenir le dollar américain comme monnaie de réserve mondiale » et de se préparer à une nouvelle « guerre des étoiles » (ce que recouvre la perspective du « grand bouclier antimissile »), domaine où, on le sait, l’empire Musk s’est taillé une totale suprématie. Ce capitalisme agressif a manifestement besoin d’un État fédéral un peu plus affaibli dans ses missions régulatrices mais plié à ses besoins et, à cette fin, de balayer ce qui tient lieu de gauche en Amérique tout en anesthésiant les possibles résistances populaires. Ce à quoi correspond l’ambition libérale-autoritaire aux accents clairement dictatoriaux, habillée d’un discours populiste échevelé, qu’aura défendue le milliardaire de New-York.
UNE « GAUCHE » HORS-SOL
Voilà ce à quoi les Démocrates auront pavé le chemin par leurs choix hors-sol. Alors que son adversaire prétendait s’adresser à l’ensemble de la nation américaine, et qu’il feignait de mettre le travail comme le sort des catégories populaires au centre de son second mandat, Kamala Harris aura centré ses propositions sur les seules « valeurs », elle aura encouragé les votes communautaires en ciblant spécifiquement les secteurs de la population censés être favorables à sa famille politique, elle aura cultivé ce faisant les tropismes identitaristes d’une gauche essentiellement repliée sur les métropoles et pratiquant l’entre-soi (en premier lieu dans les catégories supérieures autant que diplômées), et elle aura dès lors oublié la question sociale.
Résultat, alors que Joe Biden avait tenté, en 2023, de faire quelques pas en direction de la « working class », se rendant sur les piquets de grève à la porte des entreprises de l’automobile, le vote Harris ne sera resté dominant que dans les bastions inexpugnables du parti bleu, au sein de l’électorat noir, parmi les femmes hispaniques, chez les électeurs « progressistes » vivant en zone urbaine et dans l’électorat blanc des comtés universitaires. En résumant sa vision du futur à cette « synthèse entre libéralisme et wokisme », que décrit Christopher Caldwell, l’un des chroniqueurs du New York Times (Le Figaro, 12 novembre 2024), le Parti démocrate aura perdu l’Amérique qui se sent déclassée et vulnérable dans sa vie quotidienne ou dans ses emplois, celle qui s’estime reléguée loin des centres urbains et frappée d’invisibilisation, celle également qui aspire à échapper à l’exclusion et aux replis particularistes lorsqu’elle est issue de l’immigration. Une tendance qu’avait anticipé, sans que l’on y prenne suffisamment garde, le refus d’une partie significative du mouvement syndical et de la presse progressiste d’apporter leur soutien à l’ex-vice présidente, à la différence de ce qui se produisait d’ordinaire.
Au fond, bien qu’il ne se soit guère fait entendre dans la bataille électorale de ces derniers mois, Bernie Sanders aura bien résumé la situation : « Cela n’a rien d’étonnant que le Parti démocrate, qui a abandonné la classe ouvrière, voie que la classe ouvrière l’a abandonné. (…) D’abord, c’était la classe travailleuse blanche, et maintenant, ce sont les travailleurs latinos et noirs. (…) Nous n’avons même pas présenté de législation visant à augmenter le salaire minimum, malgré le fait que quelque vingt millions de personnes dans ce pays travaillent pour moins de 15 dollars de l’heure. Aujourd’hui, en Amérique, nous n’avons pas présenté de loi qui faciliterait l’adhésion des travailleurs aux syndicats. Nous ne parlons pas des régimes de retraite à prestations définies pour que nos personnes âgées puissent prendre leur retraite en toute sécurité. Nous ne parlons pas de la hausse du plafond de la Sécurité sociale afin de prolonger sa solvabilité et d’augmenter les prestations. En fin de compte, si vous êtes un travailleur moyen, pensez-vous vraiment que le Parti démocrate va se battre pour vous, qu’il va s’attaquer à des intérêts particuliers puissants et se battre pour vous ? Je pense que la réponse écrasante est non, et c’est ce qui doit changer. » Et d’ajouter : « Les Américains sont en colère et demandent des changements. » La haute figure du courant socialiste américain eût d’ailleurs pu, et même dû, donner acte de leurs mises en garde à celles et ceux qui, depuis une dizaine d’années, avaient vu juste. À l’instar de l’universitaire Mark Lilla, lequel n’avait pas hésité à écrire : « Ces dernières années, la gauche américaine a cédé, à propos des identités ethniques, de genre et de sexualité, à une sorte d’hystérie collective qui a faussé son message au point de l’empêcher de devenir une force fédératrice capable de gouverner » (New York Times, 18 novembre 2016).
LEÇONS UNIVERSELLES ET… UNIVERSALISTES
L’acte d’accusation dressé par Bernie Sanders aura toutefois eu le grand mérite de démentir nombre d’analyses lues ou entendues de ce côté de l’océan. La victoire des thématiques trumpiennes ne doit nullement à ce « choix délibéré qu’ont fait les Américains », décrit par l’éditorialiste Cécile Prieur (Le Nouvel Obs, 14 novembre 2024), pas plus qu’elle ne résulte de l’adhésion des classes laborieuses à la vision étroitement nationaliste et réactionnaire du futur 47° président des États-Unis, que croient discerner d’autres plumes plus à gauche. De semblables énoncés, on peut vite tirer la conclusion que le vote du 5 novembre serait simplement porteur de l’aspiration au retour en arrière d’un pays effrayé de ce qu’il devient. Ce qui peut vite recouvrir un certain mépris de classe, rassurant peut-être pour celles et ceux qui y cèdent, mais au fond fort ignorant de souffrances n’ayant pas été prises en compte à temps. Traitant de la poussée boulangiste de la fin du XIX° siècle en France, Jean Jaurès avait été bien plus avisé en refusant de la considérer avec dédain, y voyant plutôt « un acte de désespoir » révélant en creux la recherche d’un « ordre meilleur » (La Dépêche, 21 janvier 1887).
En l’espèce, en se laissant prendre par l’illusion mortifère du trumpisme, ce qu’elle ne tardera pas à payer au prix fort, une Amérique populaire en quête de justice et de progrès, exprimant non sans virulence son ras-le-bol d’élites l’ayant laissée exsangue, refusant les logiques de fragmentations qui la privent de vision sur son avenir de nation, aura exprimé qu’elle ne trouvait plus de réponse à la gauche de l’échiquier politique. Un avertissement qui vaut au-delà des USA.
La question à cet égard posée ne concerne pas une « radicalité » qui éloignerait le camp progressiste du pouvoir, contrairement à ce que d’aucuns se seront empressés d’affirmer. Loin de se montrer « radicale », Kamala Harris aura conduit une campagne sans cap, ce qui lui aura interdit de parler à la classe travailleuse et aux catégories populaires, dans leur diversité d’origine et de culture. De ce vide sidéral, Donald Trump aura fait son miel, en radicalisant lui-même comme jamais son programme pro-business, et en le faisant passer pour une réponse aux demandes de ruptures d’un pays soulevé contre son déclassement social et son délitement national.
Pour parler sans détours, la radicalité s’avère bel et bien indispensable si l’on veut relever le défi de la crise d’un capitalisme financiarisé et globalisé qui conduit l’humanité à de terribles désastres humains comme écologiques. Elle suppose cependant de conjurer les deux dérives qu’auront connues les forces de gauche et écologistes ces dernières années, sur ce continent comme outre-Atlantique. Celle, d’abord, qui aura vu des gouvernements élus avec les suffrages populaires pousser les feux d’une déréglementation néolibérale décrétée indépassable, consentir à un libre-échangisme destructeur de productions agricoles et de souverainetés industrielles, sacrifier des conquêtes sociales et des protections pourtant arrachées de haute lutte au siècle précédent, faire pleuvoir cadeaux fiscaux et aides de toute sorte sur les actionnaires des grands groupes. Celle, encore, qui aura vu divers courants, se voulant « décoloniaux » ou « intersectionnels », se détourner de secteurs entiers du monde du travail, suspectés d’archaïsme et de pulsions racistes, préférant concentrer leur attention sur les habitants des grands centres urbains, les populations et la jeunesse diplômées, ou encore les minorités. De ce point de vue, ce qui vient d’advenir sur le sol américain devrait, dans notre pays, mettre un terme aux divagations calamiteuses de ceux qui théorisent l’existence de deux peuples, l’un devant être abandonné à ses prétendues tropismes rétrogrades, et permettre d’entendre enfin l’exhortation de la chercheuse franco-américaine Susan Neiman : « On n’écartera pas les dangers en faisant comme si la pensée woke était un non-problème ou un fantasme inventé par la droite pour faire taire toute demande de justice sociale. Au contraire, si les progressistes de gauche sont incapables de dénoncer les excès de la pensée woke, non seulement ils auront toujours l’impression d’être politiquement sans abri, mais leur silence précipitera tous ceux dont la boussole politique est plus vacillante dans les bras de la droite » (in La gauche n’est pas woke, Climats 2024).
Aujourd’hui pas moins qu’hier, n’en déplaise aux contempteurs d’un mouvement ouvrier jugé dépassé, c’est la lutte de classe qui demeure le fil à plomb de toute politique prétendant dégager une perspective d’espoir aux hommes et aux femmes qui ne vivent que de leur travail, s’avèrent les premiers contributeurs de la production de richesses, mais ne cessent de subir les assauts d’un capital plus prédateur et cynique que jamais. Être de gauche suppose, par conséquent, de leur permettre de reprendre confiance en eux et conscience de la force qu’ils et elles représentent puisqu’ils sont la majorité des sociétés développées… De retrouver leur écoute en sachant leur proposer des solutions réalistes autant qu’ambitieuses aux véritables problèmes qu’ils affrontent : le pouvoir d’achat qui doit offrir les moyens de vivre dignement ; l’emploi qui doit être soustrait à la précarité ; le travail qui doit reprendre son sens émancipateur ; la protection sociale qu’il convient de reconstruire et redéployer ; la sécurité au quotidien, alors que la vie des habitants de nombre de quartiers et villes populaires se trouve gangrénée par les trafics, les agissements criminels des réseaux mafieux, les délinquances de toute nature et les incivilités ; l’élaboration de politiques migratoires démocratiques, s’opposant avec courage aux fureurs discriminatoires et aux discours racistes, afin de construire des dispositifs d’accueil conformes aux conventions internationales, de favoriser des mesures d’intégration respectueuses de la loi, et de développer massivement les aides aux pays dont sont issus tant d’hommes, de femmes et d’enfants contraints de se déraciner ; le besoin de démocratie afin que, de la cité aux entreprises, la souveraineté du peuple s’imbrique à celle du travail… De renouer, en particulier dans un pays comme la France qui en aura fait son principe fondateur depuis sa Grande Révolution et la proclamation de sa République, avec l’exigence d’universalisme, afin d’en finir avec les fragmentations communautaires qui empêchent de rassembler largement la nation et d’en faire le ciment unificateur du corps citoyen, loin des discriminations liées à l’origine, à la couleur de peau, à la religion, au genre ou aux orientations sexuelles… De porter avec détermination, pour faire refluer la pauvreté et les guerres entre les peuples, l’horizon d’un autre ordre du monde, fondé sur les coopérations, le co-développement généralisé, la paix par la primauté retrouvée de l’arbitrage international et de la diplomatie…
Telles sont les premières leçons qu’appelle, à mes yeux, le retour lucide sur les scrutins américains du 5 novembre. Il y a urgence, car cette date restera probablement, dans les livres d’histoire, comme le prologue d’une phénoménale intensification des tensions marquant la situation mondiale de ce premier quart du XXI° siècle. Au plan intérieur tout d’abord, Donald Trump engagera sans aucun doute le mouvement visant à expulser des millions d’immigrés irréguliers, à rendre expulsables des individus en situation parfaitement légale, voire à dénaturaliser des citoyens américains. Il convient, de surcroît, de prendre très au sérieux les menaces proférées contre ses opposants, contre la liberté de la presse et, plus généralement, contre tout ce qui pourrait représenter un contre-pouvoir à la toute-puissance que lui confère son contrôle de la Chambre des représentants, du Sénat et de la Cour suprême. Il faut, au demeurant, s’attendre à ce que, sous l’égide d’Elon Musk, promu directeur d’une nouvelle agence « pour l’efficacité gouvernementale », s’organise très vite une authentique purge de ce que l’ultradroite désigne comme « l’État profond », autrement dit la fonction publique, ce qui recoupera les 2000 milliards de réductions budgétaires promises et la suppression pure et simple de plusieurs ministères, le plus symbolique d’entre eux étant celui de l’Éducation nationale. Cela donnera inévitablement un coup d’accélérateur aux poussées des extrêmes droites et des protofascismes en Europe et dans le monde, tout en entraînant des retombées dévastatrices pour les plus fragiles des Américains. Ceux-ci risquent de se voir confrontés à l’aggravation de l’austérité et des inégalités, inévitable dans le contexte d’aggravation du déficit budgétaire qu’entraîneront les 10 000 milliards de baisses d’impôts prévus pour les plus fortunés et les entreprises (des économistes estiment que la dette publique pourrait passer de 100% du produit intérieur but actuellement à plus de 145% en 2035), ainsi qu’à une inflation que relanceront la pénurie de main-d’oeuvre consécutive à la mise en oeuvre de la nouvelle politique migratoire et l’augmentation des droits de douane. On considère généralement que la nouvelle politique fiscale associée à l’élévation des droits de douane, en renchérissant les prix des biens importés, amènera à une baisse très importante du revenu de 40% des populations les plus pauvres. Une situation que la nouvelle équipe ne manquera pas de vouloir faire payer au reste du monde. Celui-ci sera sans nul doute impacté par l’aspiration de l’épargne mondiale que suscitera l’accroissement de la dette américaine, par les risques de crises bancaires que peut engendrer la déréglementation financière évoquée durant la campagne, et par la guerre commerciale intense qu’initiera la hausse massive des droits de douane sur les produits importés. Sans parler de la déflagration climatique qu’impliquera nécessairement la nouvelle sortie des États-Unis de l’Accord de Paris. Bref, guerre pour l’épargne, guerre commerciale et guerre climatique pourraient ouvrir le chemin à la guerre tout court. Trump n’est, à cet égard, pas l’isolationniste que l’on dépeint à tort en Europe, il entend plutôt promouvoir un unilatéralisme permettant à l’Oncle Sam d’agir à sa guise sans avoir à se soucier des relations avec ses partenaires ou du droit international. Ce qui commencera à s’appliquer au sein de l’Alliance atlantique, dont les membres seront rapidement enjoints d’accroître leurs dépenses militaires sous peine de se voir privés du « parapluie » du Pentagone. Une ligne qu’auront préparé les administrations précédentes lorsque, pour ne prendre que cet exemple, face à la « menace chinoise », elles auront fait adopter une National Defense Strategy préparant les forces armées à gagner une guerre contre un adversaire majeur tout en dissuadant un autre d’entrer en belligérance, ce qui n’est rien d’autre que le retour à la doctrine de la préparation de deux guerres simultanées. Nous entrons donc dans un monde plus incertain et dangereux que jamais, plaçant en particulier la construction européenne devant le défi de son indépendance économique et stratégique retrouvée. Un monde confrontant les gauches à l’impérieuse nécessité de revoir de fond en comble leurs logiciels, sous peine d’essuyer des défaites qui pèseront lourd sur le destin de l’humanité…