La France prise au piège de la débâcle du macronisme

De toutes les crises politiques qu’a dû affronter la France depuis l’effondrement de la IV° République, et peut-être depuis la Libération, celle que nous vivons est incontestablement la plus grave. Non simplement parce que la chute de Monsieur Barnier, victime le 4 décembre de sa tentative de faire passer en force un projet de loi calamiteux de financement de la Sécurité sociale au moyen du non moins calamiteux article 49-3 de la Constitution, fut une première depuis la motion de censure qui avait mis fin au premier gouvernement Pompidou en 1962. Non, de même, parce que ce renvoi aurait fait entrer le pays dans l’apocalypse dont les oracles du « bloc central » crurent bon d’agiter la menace : toutes les dispositions institutionnelles existent bel et bien pour éviter un « shutdown » à l’américaine, l’adoption de la « loi spéciale », à l’unanimité de la représentation nationale le 16 décembre, l’a parfaitement démontré. Mais dans la mesure où l’existence météorique de l’équipe mise en place à la fin de l’été était inscrite dans les conditions de sa désignation. Elle a seulement renvoyé le président de la République à la vacuité de ses manoeuvres pour sauvegarder la politique dite de « l’offre », qu’il met en oeuvre depuis sept ans et que le peuple rejette aussi massivement dans les urnes que dans les enquêtes d’opinion ou à travers ses mobilisations. Le pays se retrouve à ce point fracturé, les souffrances de ses citoyens et citoyennes atteignent un tel niveau, leur désarroi est tel et les colères grandissent tant jusqu’à l’échelon le plus reculé de nos territoires, qu’il était vain — et qu’il le demeure — de vouloir gouverner sans majorité politique et contre la volonté de changement exprimée par le peuple. Ce qui était vrai hier avec un Premier ministre venu de la droite traditionnelle l’est tout autant aujourd’hui avec la désignation de Monsieur Bayrou.

Inutile de redire ici qu’il eût été conforme à l’usage républicain de prendre acte du résultat des législatives anticipées dans lesquelles Monsieur Macron avait cru bon de précipiter la nation. En clair, il convenait seulement de reconnaître qu’elles avaient placé le Nouveau Front populaire en tête par le nombre de députés élus à l’Assemblée nationale, même si la coalition de gauche ne disposait pas d’une majorité de sièges. Plutôt que de désigner une personnalité issue de ce côté de l’échiquier politique pour former un gouvernement, le président de la République préféra confier les rênes, après des semaines d’attente, à un représentant de la formation la plus sévèrement étrillée dans les isoloirs, celle qui, au surplus, était restée en dehors du sursaut républicain ayant barré la route du pouvoir à l’extrême droite. L’alliance conclue entre la droite traditionnelle et les rescapés de l’odyssée macroniste, à défaut de reposer sur le moindre contrat de législature mais bénéficiant du soutien tacite du Rassemblement national, s’était conclue sur une feuille de route dont on retrouva ensuite la trace dans les deux lois de finance déposées devant l’Hémicycle. 

LA FRÉNÉSIE AUSTÉRITAIRE, PREMIER FACTEUR D’INSTABILITÉ

Ainsi, ces textes s’orientaient-ils, pour l’un, vers la lourde augmentation des dépenses de santé des patients (au risque qu’un nombre croissant d’entre eux ne puisse plus se soigner), pour l’autre, vers la suppression de milliers de postes dans l’Éducation nationale, une attaque tous azimuts contre la fonction publique — c’est-à-dire contre les services publics —, l’amputation des dotations des collectivités territoriales, la liquidation de Fret SNCF, le consentement tacitement donné à la nouvelle vague de destructions d’emplois dans l’industrie au prix d’un énième recul de la souveraineté nationale. Sans même parler des amputations de crédits dans les domaines de la sécurité, de la transition écologique ou de l’aide aux pays en développement…  

Cette orientation, sanctionnée sans appel par l’électorat en juin et juillet, pouvait d’autant moins représenter un facteur de stabilité pour la coalition gouvernante que les mesures censées compenser la frénésie austéritaire — pour, notamment, taxer à titre provisoire les ultra-riches et les plus grandes entreprises sur lesquelles les cadeaux n’ont cessé de pleuvoir depuis l’arrivée en fonction de notre Jupiter élyséen — créaient de fortes turbulences en son sein. Et que l’effet prévisible de la purge budgétaire était d’entraîner le pays dans un ralentissement économique entrant en résonance avec la situation d’une Europe dont de nombreux États s’avèrent présentement menacés de récession, quand ils ne le sont pas déjà. Sans soutien majoritaire dans le pays et au Palais-Bourbon, ce gouvernement décidé à piétiner la volonté populaire ne pouvait tenir très longtemps. Le risque, pour l’extrême droite, de se couper d’une part importante de son électorat populaire acheva la séquence, contraignant les amis de Madame Le Pen à rompre l’alliance tacitement nouée avec Monsieur Barnier, et à voter la motion de censure déposée par la gauche.

Cette instabilité va inévitablement confronter la France à une pression redoublée des marchés financiers afin qu’elle se plie à la plus stricte orthodoxie budgétaire (la dégradation de la « note » française par l’agence Moody’s, quelques heures à peine après l’installation de François Bayrou à Matignon, n’en est que la première des manifestations), à une forte menace spéculative sur la dette du pays, au risque de secousses financières que pourrait entraîner l’ébranlement des banques françaises devant ces mouvements enchevêtrés. 

Voilà qui ne peut qu’aviver toutes les contradictions surdéterminant la crise française : la poudrière sociale qu’est devenue notre Hexagone sous les coups de boutoir redoublés que les politiques néolibérales ont portés à une population travailleuse qui n’a cessé de se faire balkaniser et de voir se dégrader ses conditions d’existence ; l’enchaînement des convulsions frappant de nombreuses régions du monde et impliquant diverses puissances (la dernière en date ayant vu l’éviction de la tyrannie sanglante du clan Al-Assad en Syrie), qui réunissent progressivement les conditions d’une guerre généralisée ; l’aggravation du dérèglement climatique, sans que les États régulièrement réunis au sein des COP n’affichent de réelle volonté d’enrayer cette spirale infernale ; l’intensification des guerres du commerce, de l’industrie ou de la captation de l’épargne mondiale que va inexorablement déclencher l’élection de Donald Trump de l’autre côté de l’Atlantique ; le lent mais régulier délitement d’une Union européenne dont les membres assistent impuissants à la faillite du dogme néolibéral qui les unissaient jusqu’alors, doivent enregistrer la chute de l’euro face au dollar, s’opposent désormais ouvertement sur des sujets essentiels (comme à propos de l’accord avec le Mercosur), ou voient leurs trajectoires économiques diverger de plus en plus… 

L’ÉBRANLEMENT D’UN MODE DE DOMINATION POLITIQUE

Autant d’éléments qui vont porter à son paroxysme le défi que la classe dominante se montre incapable de relever depuis de très nombreuses années. Celui d’offrir au capitalisme français les moyens de récupérer quelques marges de manoeuvre au sein d’une globalisation entrée en ébullition sous l’impact des concurrences féroces que se livrent  puissances et géants multinationaux pour l’accaparement des marchés et la redéfinition des rapports de force sur la planète.

Ce n’est pas faire preuve de  déterminisme que de considérer que la crise de régime chez nous, si elle possède sa propre dynamique — sous l’effet notamment de l’affaissement de l’autorité présidentielle, de la désintégration de l’ensemble des mécanismes de représentation des Français, du discrédit affectant pour cette raison l’action politique auprès de citoyens las d’être méprisés par les pouvoirs en place, et de l’agonie dans laquelle sont entrées les institutions de la V° République — recoupe cet ébranlement de la domination politique de la bourgeoisie sur notre société. Et que la dimension éruptive de cette situation doit largement au fait que ni la droite, ni la gauche n’apparaissent porteuses de solutions à la hauteur de l’enjeu.

Toutes les accélérations, tous les tournants imprévus, toutes les secousses en deviennent, par conséquent, imaginables. Jusqu’à une présidentielle anticipée si les principaux secteurs du monde des affaires en arrivaient à la conclusion qu’Emmanuel Macron est devenu le premier facteur de blocage politique, et qu’ils préféraient dès lors n’importe quelle solution de remise en ordre, fût-elle portée par le Rassemblement national et sa présidente, à un chaos qui se pérenniserait sans issue perceptible. Un peu comme cela avait été le cas lorsque l’oligarchie capitaliste s’était décidée à enclencher le processus de remplacement du général de Gaulle, après Mai 68 et bien avant le terme officiel de son mandat, on ne peut plus exclure que le capital financier, qui avait porté le tenant de la « start-up nation » jusqu’au Trône élyséen en 2017, avec pour mission de plier le pays à ses exigences, veuille demain lui signifier son congé. N’est-elle pas annonciatrice cette injonction de Nicolas Baverez, l’une des plumes néolibérales les plus talentueuses de l’époque, dans le journal de référence des milieux dirigeants : « À moyen terme, Emmanuel Macron devra partir car il a trahi sa mission de garant des institutions et de l’intérêt national » (Le Figaro, 9 décembre 2024) ? 

BAYROU, OU L’ÉQUATION INSOLUBLE

Nous en sommes là, et la désignation de François Bayrou pour prendre la succession peu enviable de Monsieur Barnier, au terme d’un vaudevillesque bras-de-fer avec le chef de l’État, loin de rouvrir le jeu politique, s’avère plutôt un facteur d’amplification de la tempête qui souffle sur le régime. Jamais, en effet, le détenteur de la charge suprême ne sera apparu aussi délégitimé dans la fonction prééminente que lui confère la Loi fondamentale. L’équation, pour le nouveau Premier ministre, n’en est que plus insoluble. Il dit vouloir élargir le socle de l’exécutif, mais se le voit pratiquement interdire, dès lors que le soutien de la Macronie et de la droite traditionnelle, qui lui est indispensable, lui impose de refuser tout bouger qui remettrait si peu que ce soit en cause une gestion au seul service du capital.

Réunissant les responsables de partis et de groupes parlementaires le 19 décembre, la figure de proue du centrisme tricolore n’eut donc rien à proposer aux formations extérieures au « bloc bourgeois » aux affaires, si ce n’est la poursuite d’une politique s’étant soldée par un désastre et que les électeurs n’ont cessé de sanctionner. Ni la demande d’abrogation de la réforme des retraites de 2023, ni même celle d’un renoncement à utiliser l’article 49-3 pour permettre a minima au Parlement de travailler hors de la pression de l’exécutif, ne reçurent de réponses. Le credo gouvernemental demeure, plus que jamais, la réduction de la dette publique au prix d’une austérité drastique — alors que la récession menaçante, autant que le saccage industriel en cours, commanderaient de relancer l’activité économique et, à cette fin, d’investir massivement dans une nouvelle industrialisation de la nation, dans le redéploiement des services publics, ou dans la transition énergétique et écologique. 

Ce n’est, en tout cas, pas la suggestion d’une rediscussion — pendant neuf mois ! — de la loi ayant reporté de deux ans l’âge de la cessation d’activité, prolongée du refus du moindre engagement sur les urgences du moment — l’augmentation des salaires, la défense de l’emploi, le besoin d’utiliser autrement l’argent et de lutter enfin contre le coût insupportable du capital pour notre société —, qui peuvent répondre aux aspirations des Françaises et des Français à la justice sociale et à un futur meilleur. Autant dire que la future équipe Bayrou risque de ne pas avoir une longévité supérieure à la précédente… En d’autres termes, à l’heure où ces lignes sont écrites, elle a toute chance de ressembler à la précédente, sa survie dépendant de nouveau du bon vouloir des députés lepénistes.

À GAUCHE, UN DEVOIR DE LUCIDITÉ ET DE RESPONSABILITÉ 

Configuration aussi incertaine interpelle directement la gauche. Sans doute, la colère grandit-elle, dans des secteurs très variés de la population, devant le mépris de classe affiché au sommet de l’État. Des mobilisations sociales, telle celle de la fonction publique dernièrement, ont à cet égard été prometteuses. Mais, dans le même temps, un chaos dont n’émerge pour le moment aucune issue suffisamment crédible pour être porteuse d’un changement profond, comme l’imprévisibilité de la situation ces prochaines semaines provoquent de l’inquiétude plus que de la combativité. D’autant qu’ils se conjuguent au sentiment généralisé d’un déclin aggravé de la France, lequel s’exacerbe lorsque la présidente de la Commission européenne n’hésite pas à balayer l’opposition de notre pays à la signature du traité de libre-échange avec le Mercosur, ou lorsque les pouvoirs publics se montrent incapables de se porter efficacement au secours de nos compatriotes de Mayotte victimes d’une abominable catastrophe climatique. De quoi entretenir une sensation d’impuissance et approfondir la méfiance envers tout ce qui se joue sur la scène politique. La censure du gouvernement Barnier, bien qu’elle ait été ultra-majoritaire dans l’Hémicycle, a pour cette raison entraîné, selon les territoires, approbations ou critiques, le vote de la motion apparaissant à certains comme une possible source de désordres accrus. 

Parce que le projet de financement de la Sécurité sociale comportait de très lourdes régressions dont il fallait absolument protéger nos concitoyens, il était juste de déposer une motion de censure, et il est salutaire qu’elle ait fait chuter un gouvernement qui entendait le faire adopter sans approbation des députés. C’est toutefois se tromper lourdement sur la réalité du rapport des forces que d’imaginer qu’un tel événement, aussi exceptionnel fût-il, pourrait hâter un dénouement positif de l’impasse politique actuelle. Ce serait, au surplus, faire prendre le risque de l’aventure à notre pays et à notre peuple que de chercher, à présent, à pousser la crise de régime jusqu’à une élection présidentielle anticipée. 

Dans une campagne que la Constitution réduit à un maximum de 35 jours en cas de départ du Prince en fonction, nul ne peut espérer ouvrir dans ce cadre un authentique débat sur les visions en présence de l’avenir, dont les citoyens pourraient s’emparer et qu’ils pourraient trancher en pleine connaissance de cause. Le désaccord est, sur ce plan, total avec Jean-Luc Mélenchon. Vouloir précipiter les échéances, parce qu’il s’estime parfaitement préparé, ou parce qu’il imagine pouvoir imposer sa candidature à la hussarde et faire du même coup l’économie de la confrontation indispensable entre les projets existants à gauche, ou encore parce qu’il pense être en mesure d’accéder au second tour du scrutin cardinal, mène assurément à la défaite face à l’extrême droite. 

Notre camp a aujourd’hui moins besoin de postures révolutionnaristes et de radicalisme en trompe-l’oeil que de propositions à même de répondre aux attentes sociales dans leur diversité, afin de les faire converger dans l’action collective et d’arracher des victoires. Plutôt que de prendre le risque insensé de fragmenter le peuple, entre ceux dont l’exaspération atteint son comble et ceux que la peur étreint voire paralyse, une gauche digne de ce nom a le devoir, pour reconstruire une confiance majoritaire dans le combat pour la justice et l’égalité, de rassembler le plus largement. Donc, d’assumer un juste équilibre entre la défense irréductible des exigences populaires et le souci de ne pas aggraver une décomposition politique qui, en l’absence de perspective à même d’entraîner le plus grand nombre, peut vite mener au pire. Toujours, dans l’histoire, si l’extrême droite a feint de défendre le sort des victimes du système, elle a également dû ses succès à sa capacité de répondre aux demandes d’ordre. Dans des périodes comme celle que nous vivons, on se devrait de ne jamais l’oublier…

C’est la raison de l’attitude adoptée par le Parti communiste français et ses parlementaires pour entrer dans la gigantesque bataille d’opinion déclenchée ces derniers jours. La question-clé étant la satisfaction des demandes exprimées par les électeurs et électrices, nous avons mis dans le débat public la proposition d’un pacte républicain et social pouvant immédiatement améliorer la situation du monde du travail et des catégories populaires : l’abrogation de la contre-réforme des retraites, l’indexation des salaires et des pensions sur l’inflation, la baisse du coût de l’énergie, le soutien aux collectivités territoriales qui sont le premier maillon de l’égalité entre les citoyens, une nouvelle industrialisation de la France, une diplomatie au service de la paix et de la coopération entre les peuples… Et, comme le pouvoir cherchait à retrouver un peu d’autorité en se posant en garant de la continuité de l’État, nous nous devions de faire devant le pays la démonstration qu’il était, en réalité, le premier responsable de la pétaudière. D’où l’interpellation à laquelle se sont livrés mes camarades en se rendant aux diverses réunions convoquées par le président de la République ou le Premier ministre : communistes, socialistes et écologistes s’étant engagés, si la gauche était appelée à gouverner conformément au verdict des urnes, à ne pas utiliser l’article 49 alinéa 3 en contrepartie de l’acceptation d’un « accord de non-censure » de la part de ses opposants, la Macronie était-elle prête à faire de même ? 

Nos compatriotes ont dorénavant la réponse, puisque le fameux « socle commun » a, une fois encore, choisi d’empêcher un changement de cap à la tête de la France. Chacun aura pu apprécier de quel côté se trouvaient les tenants de la responsabilité et du respect de la démocratie. Le courage d’aller à la confrontation publique, bravant les insultes des bouches à feu qui instruisaient leurs procès minables en trahison, n’est d’ailleurs pas sans expliquer pourquoi, maintenant et alors qu’il vient à peine d’être nommé, le Premier ministre bat tous les records d’impopularité. À l’inverse, l’ultimatisme aura sans doute été rassurant pour ceux qui en ont fait une politique, mais il n’aura en rien aidé notre peuple à s’extraire de l’asthénie et de l’incertitude devant une situation aussi difficile qu’embrouillée.

QUELLE STRATÉGIE POUR GAGNER ?

À présent, la crise s’amplifiant de jour en jour et les événements les plus imprévus pouvant venir perturber les agendas politiques, il est temps que le débat s’ouvre sur la  stratégie à même de conquérir une majorité politique de progrès. Il doit, naturellement, voir les partis de gauche s’y impliquer pleinement, à partir de leurs réflexions et propositions respectives, mais il ne saurait s’y limiter. Par-delà ces derniers, organisations syndicales, monde associatif, mouvements de jeunesse, regroupements citoyens, intellectuels et créateurs doivent pouvoir s’y retrouver. 

Le Nouveau Front populaire, dont la constitution permit d’affronter la menace d’extrême droite et d’initier un puissant sursaut républicain pour la contrer, n’a pu cependant briser le « plafond de verre » qui le voit, depuis des années, stagner sous la barre des 30% de suffrages exprimés. Bien qu’étant revenu dans le nouvel Hémicycle avec un nombre accru de députés, la mobilisation pluraliste des électeurs et électrices contre le Rassemblement national y ayant fortement contribué, toutes les études d’opinion, sans exception, montrent qu’il n’est toujours pas en mesure de l’emporter. 

D’autant que, en son sein, s’affirment deux stratégies qui le conduisent à un échec assuré : celle de La France insoumise, que sa démarche populiste, prétendument de gauche et surtout mâtinée de communautarisme, amène à décréter l’existence en France de deux peuples, dont l’un devrait être abandonné à l’extrême droite ; et celle qui, à partir du Parti socialiste et de certains secteurs écologistes, voudrait effacer des mémoires le désastre auquel le social-libéralisme a mené la gauche, et retrouver le temps de l’accommodement avec la toute-puissance des marchés et avec l’Europe de la « concurrence libre et non faussée ». Comme l’a prouvé la dernière élection présidentielle aux États-Unis, ni l’identitarisme diviseur, ni l’accompagnement d’un capitalisme ensauvagé ne permet le rassemblement populaire, l’un comme l’autre ayant fait leurs adieux définitifs à la classe travailleuse. Or celle-ci, pour diverse qu’elle soit, représente toujours l’immense majorité d’une société comme la nôtre.

Un autre projet, de rupture franche avec les logiques capitalistes, une autre démarche, pour créer les conditions d’une victoire politique et sociale, une autre méthode, pour accoucher d’une union populaire dépassant très largement le périmètre de l’actuel NFP, doivent pouvoir se faire entendre et permettre d’aller à la reconquête des secteurs du peuple qui s’éloignent de la politique ou que leur désespoir conduit à s’abandonner à l’extrême droite. Ils doivent permettre de s’adresser à eux à partir de leurs préoccupations premières : le travail, auquel il convient de redonner son sens émancipateur, l’emploi, dont la défense cohérente suppose le renouveau industriel du pays autant que le redéploiement des services publics, le nouveau mode de développement, qui répondra au double enjeu de l’efficacité sociale et du tournant écologique indispensable ; la République, à laquelle sa refondation offrira les moyens d’affronter les régressions de la démocratie, de redevenir protectrice, d’ouvrir le chemin à des pouvoirs nouveaux pour les citoyens et les salariés jusque dans l’entreprise ; le rôle de la France sur le théâtre international, afin qu’elle porte haut le drapeau de la paix, du respect du droit, de la justice pour les peuples. C’est ce à quoi la conférence nationale du Parti communiste français, réunie le 14 décembre, a décidé de se consacrer, avec notamment pour perspective l’enclenchement d’un processus d’« états-généraux pour la France, pour le peuple, pour la paix ».

Je ne saurais conclure cette note sans pointer la tendance historique que les rebondissements répétés de la crise française dessinent. Il y a fort à parier que le gouvernement Bayrou n’inaugure pas une phase de stabilisation de l’ordre politique. La dissolution ratée du 9 juin a, au contraire, enclenché une spirale dans laquelle le discrédit de son auteur emporte sa fonction. Cette dernière étant la clé de voûte des institutions nées en 1958, c’est désormais la V° République elle-même qui se retrouve en cause. Au point que le journaliste Bruno Jeudy pût aujourd’hui écrire que le monarque présidentiel « transforme son quinquennat en une indigne mise à mort (de la) V° République » (La Tribune-Dimanche, 22 décembre 2024). Si l’un des plus éminents porte-parole de la pensée conforme en arrive à formuler réquisitoire aussi accablant, à l’instant où le pays entre dans la « Trêve des confiseurs » et où il est généralement de bon ton de proférer des paroles doucereuses, la gestion de la tourmente par les détenteurs d’une autorité politique vacillante doit nous mettre en alerte. Le plus haut personnage de l’État, comme ceux qu’il désigne à Matignon pour sauver sa politique et satisfaire du même coup aux injonctions des marchés financiers — qui sont devenus les ostensibles détenteurs de la réalité des pouvoirs en ce premier quart du XXI° siècle —, affichent comme principal souci d’étrangler la « volonté générale », fondement théorique de toute légitimité en République. Ce faisant, ils ne se contentent pas de plonger le cadre institutionnel dans des turbulences dans nul n’imagine la fin, ils font entrer à son tour la France dans l’ère de la post-démocratie. Une évolution qui fait écho à la situation d’une très grande partie du globe, dont 71% des habitants vivent présentement dans ce que le dernier rapport de l’institut Varieties of Democracy qualifie d’autocraties (Le Monde, 22-23 décembre 2024). La III° République se désintégra dans l’avènement de l’État vichyste, la dislocation de la IV° accoucha du bonapartisme gaullien, la dislocation de la V° s’accomplit à présent dans l’installation d’un autoritarisme néolibéral dont le national-lepénisme peut demain être le grand bénéficiaire. Emmanuel Macron ayant décidé (à juste titre) de procéder à la panthéonisation de l’historien Marc Bloch, auteur de l’étude implacable de l’agonie républicaine des années 1930, je ne résiste pas à l’envie de conclure en le citant, son propos résonant singulièrement de nos jours : « Notre régime de gouvernement se fondait sur la participation des masses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable en lui-même de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates » (in L’Étrange défaite, Folio-Histoire 1990).

Christian_Picquet

Article similaire

Trump, le dernier avertissement aux gauches

Depuis le 7 0ctobre, un temps de catastrophes et de dérives

Marron plonge la République dans une crise sans fin

Quand brûlent des synagogues…

Chercher un sujet par date

décembre 2024
L M M J V S D
 1
2345678
9101112131415
16171819202122
23242526272829
3031