Un seul voeu ? Démocratie !
Un spectre hante l’Europe, et même le monde, celui de la démocratie, eussent pu dire Marx et Engels, s’ils vivaient en ce premier quart du XXI° siècle, puisque la perspective du communisme au nom de laquelle ils avaient écrit leur célèbre Manifeste était d’essence profondément démocratique, comme toute leur oeuvre l’atteste. En prononçant ses voeux du 31 décembre, Emmanuel Macron en sera lui-même venu à admettre, contre toute sa pratique du pouvoir depuis sept années, que la question démocratique se trouvait au coeur des tourmentes qu’affronte aujourd’hui un capitalisme globalisé et financiarisé comme jamais. Il en sera même venu à reconnaître enfin sa responsabilité dans le chaos politique engendré par sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale — « La lucidité et l’humilité commandent de reconnaître qu’à cette heure cette décision a produit plus d’instabilité que de sérénité, et j’en prends toute ma part » —, et à suggérer qu’il pourrait cette année demander aux Françaises et aux Français « de trancher certains (…) sujets déterminants ». Une manière de suggérer qu’il pourrait demain recourir à des procédures référendaires. Et, surtout, de reconnaître que la crise française, par-delà la multiplicité de ses dimensions, se concentre in fine dans la déréliction du cadre politique de notre vie en commun. Si la faillite d’un modèle néolibéral qui n’aura fait que livrer l’humanité à la férocité d’une course aux profits aussi dérégulée que sauvage, si la désagrégation du lien social consécutif à une fragmentation de la société enfonçant la majeure partie du monde du travail et des catégories populaires dans une terrible dégradation de ses conditions d’existence, si la poussée concomitante des communautarismes et des démagogies autoritaires aux connotations ethnicistes voire proto-fascistes ont pris la tournure explosive que l’on sait, c’est que le peuple aura fini par considérer que sa voix n’était plus jamais prise en compte. À rebours du principe cardinal de notre République, qui veut que la légitimité de toute décision procède de la souveraineté des citoyens et des citoyennes, seule à même de répondre à l’intérêt général. Ce n’est toutefois pas l’évocation de référendums, sur des questions qui ne sont pas même suggérées, qui peut amener la grande bifurcation indispensable en la matière.
Il serait d’ailleurs fort imprudent de croire à la soudaine conversion de notre Jupiter élyséen à la pratique de la démocratie directe. Ce n’est, en effet, pas la première fois que, pour se donner une posture gaullienne, il évoque le recours aux consultations référendaires, sans jamais être passé à l’acte depuis 2017. Au mieux, il se sera contenté de lancer de « grands débats », refermés aussi rapidement qu’ils avaient été ouverts (comme au moment où les « Gilets jaunes » avaient pour la première fois ébranlé sa morgue aristocratique), ou d’initier des « conventions citoyennes » (comme sur la brûlante question climatique) sans pour autant imaginer un instant offrir au suffrage populaire la possibilité de trancher ce qu’il nomme désormais des « sujets déterminants ».
Au demeurant, pour profondément arrimée à l’idée démocratique qu’elle fût, la pratique référendaire aura toujours, sous la V° République en particulier, revêtu un caractère plébiscitaire. En l’inscrivant dans la Constitution écrite sous sa dictée, à travers ses articles 11 et 89, le général de Gaulle, fidèle en cela à sa conception bonapartiste du régime, n’en aura imaginé l’usage que pour ressourcer son autorité personnelle. On peut dès lors redouter que son lointain successeur — et bien pâle imitateur —, rejeté comme il l’est par l’écrasante majorité du pays, tente un coup de poker pour embrouiller une nouvelle fois les enjeux du moment et chercher à se rétablir sur un trône vacillant, afin de pouvoir achever son mandat sans être contraint à une humiliante démission. Comme l’a hélas démontré la dissolution de juin dernier, il n’en est plus à un coup tordu près, même si celui-ci doit emporter avec lui les institutions nées en 1958, voire conduire à l’effondrement de la République si d’aventure le national-lepénisme parvenait à s’emparer des destinées de notre Hexagone.
Plus profondément, quoique la consultation du peuple fût toujours bien venue sur des problèmes engageant son avenir, ce pourquoi il eût par exemple été nécessaire d’en organiser une sur la contre-réforme des retraites, la crise présente de la démocratie ne saurait trouver de solution dans cette seule procédure. Car la défiance populaire grandissante envers la politique s’explique avant tout, en France comme chez nos voisins, par le fait que les citoyens ont pris acte que leurs votes ne valaient plus rien s’ils devaient s’opposer aux exigences des investisseurs et des marchés. Marcel Gauchet, dont bien des analyses m’éloignent pourtant, l’écrit lui-même sans fard : « Le capital n’a plus besoin de se cacher pour infiltrer les pouvoirs à l’intérieur des nations, comme le soupçon en courait dans son âge classique. Il est en position de force pour dicter ses conditions de l’extérieur » (in Le Noeud démocratique, Aux origines de la crise néolibérale, NRF Éditions Gallimard 2024).
Ce basculement n’aura pas simplement placé les forces du travail et de la création sur la défensive, il aura simultanément entraîné l’étouffement de la souveraineté des nations et des peuples, donc l’avilissement de la démocratie devenue simple couverture de la domination toujours plus brutale de la finance et des actionnaires. D’aucuns, du moins je l’imagine, me feront remarquer que les procédures démocratiques seront toujours demeurées enfermées dans des cadres contraints par le pouvoir dont dispose le capital sur la marche de l’économie et les rapports sociaux, et que c’est ce qui aura justifié la défense d’un projet révolutionnaire par tout un secteur de la gauche. Il n’empêche ! La conquête de la démocratie, par un mouvement ouvrier agissant de sorte qu’elle s’étende au-delà des limites où l’on aurait voulu l’enfermer, aura puissamment contribué à construire un rapport de force face à la classe possédante, à lui arracher des conquêtes essentielles, voire à permettre en certaines circonstances historiques la remise en question de sa toute-puissance.
Les processus délétères à l’oeuvre dorénavant dans l’ensemble du monde capitaliste modifient substantiellement la donne, à travers une série de tendances convergentes : le sentiment d’impuissance des populations devant l’aggravation des inégalités ; la restructuration d’États se débarrassant de nombre d’attributs relevant de la satisfaction de certains besoins populaires pour mieux s’adapter aux exigences des secteurs dominants ; le développement d’un culte des identités conjugué à l’hyper-individualisation encouragée par l’idéologie néolibérale, conduisant à une fragmentation toujours plus étendue des sociétés ; la balkanisation concomitante de corps électoraux, à mesure qu’ils ne sont plus conçus comme des collectifs travaillant au bien commun, mais comme la juxtaposition d’intérêts et d’identités particuliers, ce qui concourt à la désertion croissante des isoloirs ; la généralisation d’un « dégagisme » agissant principalement au bénéfice de droites extrémisées ou d’extrêmes droites s’installant aux commandes d’un nombre croissant de nations sans même avoir besoin de s’affranchir des élections…
Là encore, Marcel Gauchet met le doigt sur cette nouvelle réalité globale, lorsqu’il parle de « division radicale sur la manière de comprendre » les principes régissant la vie démocratique. Ce qui l’amène é écrire : « Si pour les uns l’heure est à la satisfaction de voir les indépendances individuelles libres de déployer toutes leurs conséquences, pour les autres l’heure est à la frustration de la promesse faite aux peuples de disposer librement d’eux-mêmes, promesse qui se retourne en dépossession et singulièrement en aliénation économique » (op.cit.).
L’enjeu de la refondation républicaine de la France se révèle ici parfaitement pointé. Loin de pouvoir se limiter au recours à l’outil référendaire, quelque intérêt qu’on puisse lui trouver pour peu évidemment qu’il fût utilisé sans arrières-pensées, la crise politique actuelle, en dépit de son extrême gravité, dégage un espace pour mener une bataille d’idées décisive. Celle qui lie l’urgence sociale à l’urgence démocratique, qui pour répondre à la première préconise de redonner au peuple et à la nation les moyens de déterminer librement leur avenir, qui entend à cette fin rendre tout son sens à l’idée de souveraineté qui peut seule dépasser les fractures entretenues par les replis de toute sorte et les dérives essentialistes, qui entend ouvrir un chemin à la conquête de nouveaux pouvoirs pour les citoyennes et les citoyens comme pour le monde du travail, depuis l’État jusqu’aux collectivités territoriales et aux entreprises elles-mêmes. Pour le dire sans détour, la démocratie « jusqu’au bout », pour paraphraser le célèbre mot de Jaurès décrivant ce que serait la République sociale, doit être le but et le moyen de prendre le pouvoir sur le capital, donc de faire avancer l’émancipation humaine, laquelle n’est que l’autre dénomination du communisme.
L’année qui nous attend sera rude, nous le savons. Elle demandera de la détermination et de la volonté, mais nous n’en manquons pas, et le peuple de France a déjà démontré qu’il savait déjouer bien des pièges qui lui étaient tendus. Le sursaut républicain du second tour des dernières législatives en aura constitué la dernière des manifestations, lorsqu’il aura empêché Madame Le Pen et Monsieur Bardella de disposer d’une majorité de députés. Je vous souhaite par conséquent le meilleur au seuil de cette nouvelle année. Qu’elle apporte bonheur et réussite à chacun, et qu’elle fasse avancer les idéaux de paix, de justice, de progrès qui animent au quotidien nos luttes. Celles-ci seront toujours plus déterminantes pour conjurer les menaces qui pèsent sur notre pays.