Coupe du monde : quand la France retrouve ses belles couleurs…
Je ne voudrais pas casser l’ambiance, comme on dit, mais tout de même… Si le militant que je suis depuis toujours ne peut s’empêcher de prendre la plume pour proposer son regard sur l’émotion qui vient d’emporter le pays à l’heure des dernières épreuves de la Coupe du monde de football, impossible pour lui de ne pas entamer sa réflexion par deux pavés jetés dans la mare des consensus bien-pensants.
J’aurai ainsi, comme vous, du moins je l’imagine, été révulsé à l’écoute des déclarations de ces hauts personnages politiques s’employant à faire de l’équipe de France la quintessence des ”« premiers de cordée »” célébrés par notre Manu Premier, que les obscurs citoyens que nous sommes se devraient de révérer, tant leur réussite viendrait mettre en accusation notre propre incapacité à devenir des ”« gagnants »”. Par un mélange de haute technicité de leur jeu, d’ingéniosité tactique sur les pelouses, d’esprit fédérateur aussi, les Bleus auront su éliminer chacun de leurs concurrents, tandis que l’attachement qu’ils auront régulièrement affiché à leur patrie ne pouvait que leur attirer un immense soutien populaire. Eussent-ils cependant perdu les compétitions ayant, au final, fait d’eux des champions du monde, qu’ils n’auraient pas pour autant démérité du soutien d’un pays dont ils auront aussi fièrement porté les couleurs. À l’inverse de ce que tendent à suggérer bien des commentateurs, le sport n’est ni un instrument de promotion des plus forts imposant leur loi aux plus faibles, ni une manière esthétisée de faire la guerre.
De même, pour talentueux et sympathiques soient nos 24 joueurs, ils ne seront pas devenus, par la magie de quelques matchs, des icônes à vénérer sans la moindre modération. À l’origine, le football se voulait une discipline mettant en valeur le sens de l’engagement collectif, il s’enracinait de ce fait dans les villes et quartiers populaires, et se trouvait même porté par le mouvement ouvrier, au point d’avoir vu certains clubs arborer des dénominations évocatrices (à l’instar du célèbre ”« Red Star »”). Il se sera retrouvé happé par le fric ruisselant sous l’égide de la globalisation capitaliste, frappé par des phénomènes sordides de corruption de ses instances dirigeantes, dévoyé par les gigantesques lobbies financiers et multimédiatiques s’employant à transformer une poignée de joueurs professionnels en stars milliardaires, marqué par l’écart sans cesse grandissant entre les équipes mises en vedette et les petits clubs amateurs à la peine pour survivre. Nos porteurs du maillot aujourd’hui doublement étoilé peuvent bien être issus de la France souffrante et oubliée des élites, ils n’échappent pas à cette triste réalité.
Ce qui ne retire rien, absolument rien, à l’importance de l’enthousiasme dont les rues de nos plus petits villages auront été le théâtre, cette dernière semaine. Lorsque tout un pays se dresse, par-delà ses fragmentations sociales ou culturelles, et communie dans le culte de ses représentants sportifs d’un court moment, lorsque sont entonnées jusqu’à épuisement ces ”Marseillaise” dépourvues de toute empreinte agressive, lorsque nos trois couleurs se retrouvent brandies par toute une jeunesse sans que quiconque ne se soucie de la couleur de peau ou des origines de son voisin de fête, se révèle avec fracas ce qui fonde, ici, le sentiment d’appartenance à une commune nation.
L’identité de la France, invoquée ”ad nauseam” par les temps qui courent, ne se confond d’aucune manière avec un nationalisme revanchard, la nostalgie de la prétendue grandeur d’un empire colonial ayant causé tant de malheurs pour un grand nombre de peuples, l’obsession des filiations ethniques et des héritages religieux. Elle s’est structurée, au débouché de ces ”« heures tragiques que notre destin a traversées sans arrêt »”, comme le disait si magnifiquement Fernand Braudel dans son célèbre ”L’Identité de la France” (Arthaud-Flammarion 1986), autour de l’idée républicaine. Une République qui, quelles que fussent les abominations commises en son nom, n’aura jamais voulu reconnaître que des citoyens et non des communautés fermées les unes aux autres, qui aura à l’inverse fait de l’intégration son fil conducteur, au point de placer la fraternité dans le prolongement de la liberté et de l’égalité dans son triptyque officiel.
C’est cette identité qui resurgit régulièrement, dans la joie de victoires footballistiques exceptionnelles ou en réaction aux épreuves sanglantes ayant régulièrement frappé les populations de l’Hexagone. Comme un défi au déchaînement des xénophobies et des égoïsmes nationaux, qui s’emparent présentement de zones entières de la planète et vont jusqu’à dresser des murs de honte face aux flux de réfugiés en quête d’une terre de paix et de démocratie… Comme la contestation vivante de tous ces prêches de haine qui cherchent à attiser les paniques morales, à opposer les individus entre eux, à assigner à chacun une identité dévoyée d’exclusion de l’Autre, à exalter des origines reconstruites ou des lois divines supposées intangibles, à fracturer la seule communauté faisant sens face à l’inhumanité toujours menaçante, celle des citoyens… Comme une réponse cinglante, forgée à la chaleur d’une longue expérience, à ces théories vénéneuses, ayant manifestement les faveurs du locataire actuel de l’Élysée, qui voudraient faire demain des curés ou des imams les nouveaux garants de la cohésion de nos territoires…
Il se trouve que, depuis vingt ans, c’est le foot qui sera devenu l’un des vecteurs de cette réaffirmation. Parce que chaque Français aura pu, comme cela avait été le cas en 1998, se reconnaître dans ces joueurs ou ces entraîneurs aux patronymes si représentatifs du creuset français, ces Paul Pogba, Antoine Griezmann, Kylian Mbappé, Benjamin Pavard, Olivier Giroud, Ousmane Dembélé ou… Didier Deschamps. Parce que la démission ou, pire, la déréliction des forces dont la mission serait théoriquement de faire vivre au quotidien les promesses de la République, à gauche tout particulièrement, auront contraint une aspiration persistant contre vents et marées dans les profondeurs du pays à trouver des chemins inattendus pour s’exprimer. Parce que, comme le rappelle Lilian Thuram, l’ex-défenseur des tricolores de 1998, fêter l’équipe de France est une manière de ”« satisfaire un besoin profond de partage. Nous avons besoin des autres pour exister. Or, nous vivons un moment où les discours politiques et leurs relais médiatiques conditionnent à la peur des autres. Des pays, des continents sont en train de se fermer, de céder au repli identitaire. Ces idéologies sont là pour casser les solidarités, briser les cohésions et empêcher de croire qu’il est possible de changer les choses. Dans ce contexte d’anxiété, les victoires de l’équipe de France servent de défouloir pour partager des émotions avec des gens qu’on aime »” (”L’Humanité”, 16 juillet).
On avait beaucoup évoqué, voici vingt ans, une France ”« Black-Blanc-Beur »”. L’expression n’était pas fausse, même si, à l’époque, on avait chargé l’engouement de la nation pour ses joueurs d’une dynamique civique et sociale qu’elle ne possédait d’évidence pas. Depuis, le creusement des inégalités et l’exacerbation des concurrences encouragés par un néolibéralisme destructeur de vies et de protections collectives, la montée en puissance du néofascisme lepéniste, le développement de toutes les formes de racisme, l’essor des fondamentalismes religieux, la récurrence du terrorisme islamiste auront continué leur œuvre désagrégatrice.
Bref, pas plus qu’il ne fera remonter durablement la popularité présidentielle dans l’opinion, ce 15 juillet d’exception n’est annonciateur, en lui-même, d’un nouvel élan du peuple français. Aussi enthousiasmantes fussent les images de ces foules célébrant un pays rassemblé par sa quête de solidarité, elles doivent donc être, simplement, considérées comme des rappels salutaires. Que le pire, le déchirement des nations par des détestations aussi recuites qu’entretenues par des aventuriers prospérant sur le malheur, peut parfaitement être conjuré. Et s’il se trouve, à présent, tant de voix, du côté des extrêmes droites européennes, pour dénier à nos footballeurs leur qualité de Français à part entière, c’est sans doute qu’ils auront fait vivre aux yeux du monde, sans peut-être s’en rendre compte, la modernité de l’idéal universaliste au cœur depuis toujours de notre modèle républicain.