Uri Avnery disparu, “l’Autre Israël” en deuil…

Voilà une grande voix qui va nous manquer… Je veux parler de celle de Uri Avnery (né Helmut Ostermann), dont la disparition ce 20 août laisse orphelins celles et ceux qui, en Israël et dans le monde, livrent l’âpre bataille que l’on sait en faveur d’une paix dans la justice au Proche-Orient.

Né en 1923, Uri Avnery aura fait partie de ces Juifs contraints de fuir l’Allemagne à l’arrivée au pouvoir des nazis, qui chercheront en Palestine, terre à laquelle ils se sentaient liés par la tradition juive, un refuge où il leur serait possible de retrouver un peu de sécurité. Il aura ainsi, dès son plus jeune âge, été le témoin vivant de la spécificité contradictoire du futur Israël : à la fois phénomène colonial reposant sur la spoliation d’un autre peuple, et terre d’accueil pour une fraction – qui devait aller croissant au fil des années – de ces hommes et femmes en butte à l’antisémitisme meurtrier se répandant à toute vitesse sur l’Europe de l’entre-deux guerres.

Après un bref passage dans l’Irgoun, organisation juive clandestine combattant le mandat britannique sur la Palestine qu’il quittera en désaccord avec son positionnement d’extrême droite, il participera à la guerre de 1948, qui devait donner naissance à l’État d’Israël, dans la brigade Shualei Shimson. Ayant quitté Tsahal, où il aura de toute évidence pris conscience de l’impasse sanglante où menait l’expropriation des terres arabes, il entamera à ce moment le combat de sa vie contre la négation des droits des Palestiniens. Par la plume comme par l’action publique, d’abord comme chroniqueur du ”Haaretz”, puis à la tête de l’hebdomadaire ”Haolam Hazeh”, avant d’être élu par deux fois à la Knesset sur une liste « centriste », cela l’exposera à d’innombrables campagnes de haine, à des agressions violentes (telle celle qui lui valut la fracture de ses deux bras, en 1953, à l’instigation de militaires de l’« Unité 101 », troupe d’élite alors dirigée par Ariel Sharon), et même à une tentative d’attentat.

Ayant, comme d’autres, échoué à bâtir une alternative politique à un système dominé par des partis niant en commun le fait national palestinien par-delà leurs divergences idéologiques, c’est à partir de la société civile qu’il déploiera son action jusqu’à son dernier souffle. Militant d’une solution à deux États, il sera même, en 1982, un précurseur du dialogue israélo-palestinien qui débouchera sur les accords d’Oslo dix ans plus tard, rencontrant Yasser Arafat alors que ce dernier était assiégé à Beyrouth par l’armée israélienne. Après le reflux et la désintégration de la puissante vague de mobilisation pour la paix qu’emmènera un temps le mouvement Shalom Arshav (La Paix maintenant), il fondera en 1994 Gush Shalom (Bloc de la paix), dont il ne cessera par la suite d’être la figure tutélaire.

Celles et ceux qui, dans ma génération, prendront conscience du défi historique que représente la relation entre Israéliens et Palestiniens pour le devenir de toute la région, auront pour la plupart découvert Uri par un article donné au numéro spécial des ”Temps modernes” (la revue dont Jean-Paul Sartre assumait la direction) consacré, en avril 1967, à cette question. Significativement intitulé « Israël, fait colonial ? », il y exposait dès cet instant ce qui caractérisera ses positions sur les cinquante années suivantes : le refus des approches schématiques qui ont pour seul effet d’interdire la recherche d’une solution politique fondé sur le droit et non plus sur la force des armes ; et la défense intransigeante du principe d’égalité entre peuples ayant un droit identique à exister dans le respect de leur souveraineté. Qui connaissait la rectitude de sa pensée n’aura, par conséquent, pas été étonné de le voir s’élever, en 2016, contre certaines dérives de la campagne « BDS » : ”« Le débat BDS peut attiser les haines réciproques, élargir l’abîme entre les deux peuples, les séparer encore davantage. Seule une coopération active entre les camps de la paix des deux bords peut obtenir la seule chose dont l’un et l’autre ont désespérément besoin : LA PAIX. »”

Sa dernière bataille, Uri la livrera contre la loi adoptée – à une courte majorité de la Knesset – par la droite ultrasioniste, faisant d’Israël ”« l’État-nation du peuple juif »”. Une décision consacrant une situation d’apartheid institutionnel à l’encontre des composantes chrétienne, arabe ou druze, et visant à barrer inexorablement le chemin à toute négociation ayant pour objectif le partage de la Palestine en deux États souverains. Dans la dernière des chroniques qu’il publiait régulièrement sur le site Internet de son mouvement, Uri développera une conception de l’existence juive aux antipodes de ce que martèle ”ad nauseam” le clan de fanatiques extrémistes et religieux aujourd’hui en charge des destinées d’Israël. À ses yeux, les Juifs, constituent un peuple ”« dispersé à travers le monde et appartenant à de nombreuses nations, avec un sentiment fort d’affinité avec Israël. Nous, dans ce pays, nous appartenons à la nation d’Israël, dont les membres hébreux font partie du peuple juif »”.

Ces propos de sagesse, récusant les logiques sans issues de colonisation à outrance et de guerre ethniciste, expliquent le deuil dans lequel nous nous sentons plongés. C’est bien l’un des plus prestigieux héritiers du judaïsme des Lumières qui vient de nous quitter. ”« L’Autre Israël »” se retrouve privé du porteur d’une mémoire juive que l’on veut par tous les moyens effacer au plus haut niveau du pays. Et le mouvement international de solidarité voit disparaître l’un de ses plus précieux points d’appui.

Christian_Picquet

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