Macron II, nouvelle étape de la crise française
En formant un nouvel attelage ministériel, le mois dernier, Emmanuel Macron a d’évidence voulu signifier aux Français qu’il reprenait la main. Le moins que l’on puisse dire est néanmoins que Macron 2 n’annonce rien d’autre que l’aggravation de la crise politique que connaît le pays. L’une des plus graves, à mon sens, que ce dernier ait eu à traverser depuis les origines de la V° République.
À lui seul, le remplacement d’Édouard Philippe par Jean Castex a signé l’échec cinglant du projet affiché par l’élu de 2017 lors de sa conquête de l’Élysée. C’est, en effet, toujours une marque d’instabilité sérieuse de voir le président de la République contraint de changer le locataire de Matignon lorsque sa popularité déclinante est souligné par celle, éminemment supérieure, de son Premier ministre. C’est l’équilibre même de la dyarchie installée au sommet de l’État par la Constitution imaginée par le général de Gaulle qui se retrouve, dans une telle configuration, sérieusement mis en à mal.
À dire vrai, le basculement de la quasi-totalité des grandes métropoles, à l’exception de Toulouse, le 28 juin, au profit de coalitions de la gauche et des écologistes, conjugué à la déroute subie par le parti macroniste aux deux tours des élections municipales, ne laissaient guère d’autre arme institutionnelle au monarque présidentiel pour tenter de se remettre en selle. Le rejet des orientations suivies par le pouvoir depuis trois ans, la puissance de l’aspiration de la société française au changement, la prise de conscience de l’enjeu écologique et climatique par l’opinion atteignent un tel niveau que l’exécutif pouvait difficilement aller aux scrutins départementaux et régionaux de l’an prochain dans une telle situation d’affaiblissement. Sauf à hypothéquer d’emblée la campagne de réélection du Prince…
« DE COMBAT »… MAIS DÉJÀ EN PITEUX ÉTAT
Le gouvernement Castex se veut une équipe de combat en vue de 2022. Il a ainsi reçu, de la part de son inspirateur élyséen, une triple mission. En premier lieu, il doit affermir la base sociale du macronisme, celle qui se retrouve en phase avec les exigences du capital lorsque celui-ci en appelle à une sortie de crise sur le dos du monde du travail et du peuple (voir, sur ce point, ma note du 30 juillet). Il lui est ensuite assigné pour objectif de poursuivre la désagrégation du champ politique, afin de s’assurer de la reproduction des conditions d’un duel avec la présidente du Rassemblement national au second tour de la présidentielle de 2022 ; l’électorat issu du Parti socialiste ayant, pour l’essentiel, pris ses distances avec la politique gouvernementale, c’est de l’électorat de droite traditionnelle, celui des « Républicains », qu’il doit s’efforcer de gagner durablement le soutien. Il lui faut, enfin, conduire à cet effet une ligne de retour à l’orthodoxie néolibérale et austéritaire, d’incitations répétées des salariés à « travailler davantage », de relance des contre-réformes du système des retraites et de l’assurance-chômage, de réponse à l’affaiblissement patent de l’État au moyen d’un nouvel acte de décentralisation consistant principalement en une énième atteinte à l’indivisibilité de la République (avec la mise en compétition des collectivités grâce à la reconnaissance institutionnelle d’un droit à la « différenciation »), d’aggravation du cours répressif et autoritaire des dernières années, d’accélération de la dérive du discours gouvernemental sur les questions d’immigration et d’identité nationale. Autant de thèmes qui auront structuré le discours de politique générale du successeur d’Édouard Philippe.
Le choix du nouveau Premier ministre, ancien maire de Prades et cultivant jusqu’à la caricature son côté « France des terroirs », a surpris les commentateurs. Il s’explique pourtant parfaitement. Haut fonctionnaire très impliqué dans la mise en oeuvre des décisions libérales ces dernières années, issu du cénacle élyséen au début de la présidence Sarkozy, il marque le gouvernement très à droite. Mais, simultanément, il est l’une des rares figures de la majorité à pouvoir afficher l’image d’un élu venu de la ruralité et du « gaullisme social ». Ce qui est censé lui permettre, en valorisant sa pratique passée des relations avec les « corps intermédiaires », de faire face, mieux que son prédécesseur ne savait le faire, aux expressions de colère du pays, qu’en haut lieu on sait inévitables.
La très grande fragilité de cet équipage n’en saute pas moins aux yeux. Annoncée comme la manifestation de l’entrée dans un nouveau moment du quinquennat, sa constitution s’est pour l’essentiel résumée à un jeu de chaises musicales, si l’on excepte les deux « coups d’esbroufe » que représentent les nominations d’Éric Dupond-Moretti à la Chancellerie et de Roselyne Bachelot rue de Valois. Si la volonté d’infléchir à droite l’image et les orientations du gouvernement ne fait aucun doute (les principaux postes sont désormais occupés par des transfuges de LR ou de la droite traditionnelle), l’impossibilité pour Monsieur Macron de décrocher de nouvelles figures significatives de cette famille politique accuse l’épuisement du macronisme et sa rétraction autour de ce qu’il reste de son noyau dur originel. Tout comme, par ailleurs, le recyclage de Barbara Pompili, ex-ministre du quinquennat Hollande, témoigne du peu de crédibilité de l’engagement écologiste du pouvoir.
Cela vient, au passage, nous rappeler que si ce dernier possède toujours les facultés de museler le Parlement grâce à la servilité de députés devant tout au souverain, et s’il a toujours les moyens de dévoyer les missions dévolues à la police en usant contre la rue d’une violence comme nous n’en avions pas connue depuis très longtemps, il aura vu depuis 2017 se multiplier les départs de ministres (pas moins de dix-huit), les fractures à répétition du groupe « marcheur » de l’Assemblée, et les éloignements de personnalités ou de technocrates ayant rejoint l’actuel président en un temps où il était de bon ton d’exalter l’avènement d’un « nouveau monde ».
En clair, la Macronie aborde les deux prochaines années dans un état de déficience sans précédent pour un exécutif sous la V° République. Cela va rendre singulièrement compliquée la gestion d’une période où le chômage de masse flambe, où c’est même un séisme social qui se profile avec les plans de licenciements annoncés par les grands groupes avec des retombées calamiteuses sur le tissu de leurs sous-traitants ainsi que sur nombre de nos territoires, où l’exécutif n’en manifestera pas moins son intention d’accentuer ses orientations pro-business laissant très peu de place aux mesures de solidarité qui s’imposeraient (le refus de rendre le masque gratuit, alors qu’il est dorénavant plus ou moins obligatoire, est de ce point de vue éloquent lorsque, dans le même temps, on se flatte au sommet de l’État d’abaisser les « impôts de production »), et où Bruno Le Maire vient cet été d’exprimer sa volonté de « retrouver le niveau relatif de dépenses publiques de 2019 » (c’est-à-dire de les réduire de quelque 150 milliards d’ici 2022).
Une remarque à cet égard. Même lorsqu’ils durent affronter les tourments de la guerre d’Algérie finissante ou de Mai 68, les gouvernements gaulliens s’appuyaient sur un parti enraciné, un système solide d’alliance politique, et un vivier de notables à même d’alimenter les renouvellements ministériels lorsqu’ils s’avéraient nécessaires. Ce qui fut aussi le cas de ses successeurs. Y compris François Hollande, qui ne se retrouva jamais à ce point replié sur un clan à l’étroitesse grandissante, le PS ayant conservé tout au long de la mandature précédente, en dépit de ses déroutes électorales successives, une réelle implantation dans le pays et un potentiel de cadres qui évitait au tenant du titre d’étaler sa misère. « La particularité d’Emmanuel Macron, c’est qu’il ne peut se reposer sur personne, ou presque », écrivait fort justement Yves Thréard dans la livraison du 17 février du Figaro.
LE MOMENT MACRON, REFERMÉ SITÔT QU’OUVERT
Bref, c’est à l’échec d’une opération de grande envergure que nous assistons : celle qui aura mené à la magistrature suprême un ancien énarque, adulé des marchés pour sa précieuse formation au sein de la banque Rothschild autant que pour le fanatisme néolibéral qui l’inspirait lorsqu’il secondait François Hollande dans la gestion des affaires économiques. La morale de la déliquescence actuelle du macronisme est, au fond, la suivante : il ne suffit pas d’un coup de force légal, celui du printemps 2017 qui aura profité de la déliquescence des mécanismes à l’abri desquels fonctionnaient jusqu’alors les institutions, ni d’une vague promesse de renouvellement de la vie publique que les Français appellent si manifestement de leurs voeux, pour s’imposer à une nation comme la nôtre. Tout ce que le capitalisme français compte de « voraces » (pour reprendre le terme plaisant de Vincent Jauvert, auteur d’un essai rafraîchissant sur « les élites et l’argent sous Macron » (publié cette année chez Robert Laffont) avait cru voir enfin se réaliser le vieux rêve d’adaptation forcée de notre pays aux normes de la globalisation marchande et financière. Quelques mois, à peine, auront suffi pour que la réalité reprenne ses droits…
Analysant l’opération césariste qui était alors censée conférer tous les leviers de commande au fondé de pouvoir de la finance, je m’étais amusé, dès juillet 2017, ici même, à citer le publiciste Paul Leroy-Beaulieu qui, en 1849, devant l’Assemblée nationale constituante, décochait cette flèche contre la tendance récurrente d’un pouvoir installé à traiter la France « comme une écolière. Il se constitue le pédagogue du pays (…). Il le met sous tutelle, il se croit investi du droit de lui apprendre, à ce grand pays, ce qu’il doit vouloir, savoir et faire » (cité par Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français, Folio Histoire 2001).
Reproduisant cette ligne de conduite, bien qu’elle ait systématiquement mené à la débâcle ceux de ses prédécesseurs s’y étant essayé avant lui, Emmanuel Macron aura commis trois fautes majeures. D’abord, il aura fait à son tour preuve du déni caractéristique des classes possédantes devant la singularité de notre histoire collective : pas davantage aujourd’hui qu’hier, les Français ne veulent tourner la page de leur Grande Révolution et des principes fondant leur République. Ensuite, il aura laissé transparaître sa duplicité à propos de la souveraineté nationale et populaire : il promettait de la relever quand il s’agissait d’être élu, mais il lui aura tourné le dos sitôt installé sur le Trône, multipliant alors les marques de mépris pour le peuple français (qui ne se souvient de sa tirade contre les « Gaulois réfractaires » aux réformes ?), et ne portant plus d’intérêt qu’à une fantomatique « souveraineté européenne », laquelle recouvre en pratique son acceptation de la sujétion du Vieux Continent à sa puissante dominante qu’est devenue l’Allemagne.
Enfin, et peut-être surtout, lui et ses puissants soutiens se seront lourdement trompés de moment politique : la crise affectant la relation entre gouvernants et gouvernés n’est nullement celle d’une construction républicaine affirmant (au moins en théorie) la prééminence de l’intérêt général et laissant trop de place à l’exigence d’égalité sociale, comme le suggèrent les idéologues néolibéraux, mais plutôt le produit de l’aspiration grandissante à mettre un coup d’arrêt à une régression sociale et démocratique devenue insupportable au très grand nombre.
Cette aspiration n’a cessé de progresser depuis la crise financière de 2007-2008, sanctionnant le retournement, à l’échelle planétaire, du cycle de la révolution néolibérale ouvert à la fin des années 1970. Cette attente d’un changement complet des paradigmes inspirant les politiques publiques est devenue encore plus impérative depuis l’explosion de la pandémie de Covid-19 et le confinement. C’était donc, dès le départ, un contresens fatal que de vouloir appliquer à notre pays les recettes auxquelles il résiste depuis toujours, et contre lesquelles les populations s’insurgent aujourd’hui un peu partout sur le globe, celles qui ont obéi au calamiteux triptyque financiarisation-dérégulation-libre-échangisme. Cela l’est encore plus dans l’instant présent.
Pour le dire autrement, le macronisme était moins une solution possible à la crise française que le révélateur de l’éreintement d’alternances ayant, les unes après les autres, abouti à rendre la France de plus en plus inégalitaire. Droite et gauche « de gouvernement » ayant dilapidé leur capital de confiance au sein de leurs bases électorales respectives, l’extrême droite faisant encore l’objet d’un rejet puissant et l’alternative progressiste n’ayant pas survécu à la dislocation de la gauche sous la présidence Hollande, le sémillant tenant du « en même temps » aura pu, par défaut, s’emparer du Château. Il s’y sera cependant à ce point enfermé qu’il lui autre fallu, presque instantanément, affronter des vagues ininterrompues de protestation.
DOUBLE SÉCESSION FRANÇAISE
À bien y regarder, l’intensité de ce séisme, et son exceptionnalité en Europe, tiennent à un phénomène de double sécession. En haut, les classes dirigeantes, entourées des secteurs qui profitent pleinement de la mondialisation capitaliste (ou du moins qui échappent encore au maelström du mal-vivre et de l’angoisse devant l’avenir), en veulent toujours plus.
Dans une étude qui vient d’être rééditée, le politologue Jérôme Fourquet s’arrête sur ce phénomène (in Le Nouveau Clivage, Lexio 2020). Il y décrit une société qui se voit appliquer « un filtre censitaire très brutal ». Analysant le vote Macron du premier tour de la dernière présidentielle à partir de la proportion de foyers fiscaux assujettis à l’impôt sur le revenu dans les communes, il constate : « Plus la part de foyers fiscaux payant l’IR est élevée, et plus l’ancien banquier d’affaires a obtenu des résultats impressionnants (28,8% dans les communes privilégiées dont 80% ou plus des habitants sont redevables à l’IR). Son score décline en revanche parallèlement avec le taux d’assujettis pour atteindre seulement 16,3% en moyenne dans les communes où moins de quatre contribuables sur dix acquittent cet impôt. »
Ce « choc entre deux mondes », pour reprendre ses termes, se dévoile encore plus violent lorsqu’on l’éclaire de la part des richesses accaparée par le capital au détriment de celles et ceux qui ne possèdent que leur travail pour patrimoine : depuis 2011, qui peut encore l’ignorer, ce sont plus de 500 milliards d’euros que les multinationales françaises ont distribué à leurs actionnaires. Et puisque l’avenir de notre système de retraites et de protection sociale continue de polariser les confrontations dans le pays, il n’est pas anodin que les bénéficiaires de cette rente colossale n’aient évidemment pas déboursé un centime pour permettre à nos anciens de profiter dignement de la dernière partie de leur vie.
À l’autre bout, mais à une échelle infiniment plus vaste puisqu’il s’agit de la majorité sociologique de la France, on aura subi l’impitoyable brûlure d’une précarisation grandissante et d’un déclassement accéléré. Ceux-ci auront été d’autant plus durement ressentis qu’ils se doublaient d’une relégation territoriale que le géographe Christophe Guilluy a bien mis en évidence dans ses travaux.
Si c’est le « salariat d’exécution », comme disent les statistiques, qui aura été le premier à faire les frais d’un nouvel ordre productif l’ayant balkanisé dans une kyrielle de petites entreprises et divisé selon des lignes de fracture catégorielles, une grande partie des classes moyennes n’aura, quant à elle, pas tardé à se voir gagnée par ce mouvement général d’insécurisation sociale. Au point que c’est l’immense majorité du corps citoyen hexagonal qui se défie désormais du modèle néolibéral.
Nul besoin d’aller chercher plus loin la raison pour laquelle notre Hexagone aura vu se succéder un nombre aussi impressionnant de conflits depuis 2018, du premier mouvement des cheminots à la dernière mobilisation en défense du droit à une retraite juste et solidaire, en passant par le soulèvement des « Gilets jaunes » et la bataille des personnels de l’hôpital public, sans parler des luttes des retraités contre la hausse de la CSG, des agents des finances et des douanes refusant le démantèlement de nos services publics, des salariés d’EDF contre le projet Hercule, de nombre d’entreprises du privé en défense de l’emploi face à la casse de l’outil industriel, ou encore d’une jeunesse prenant massivement conscience de l’ampleur des désordres climatiques engendrés par la course effrénée au profit.
CÉSAR EST NU…
Au lendemain de la séquence électorale de 2017, il n’avait pas manqué de commentateurs pour s’extasier devant la « recomposition politique » qui venait d’advenir. Sauf que le projet de « start-up nation », qu’était censée devenir la Maison France, n’aura pas vraiment accouché du « nouveau monde » rêvé. Passé cet automatisme institutionnel né de l’instauration du quinquennat et de la subordination concomitante du scrutin législatif à la présidentielle, qui veut que cette dernière se traduise presque immanquablement par une majorité de députés aux ordres du souverain, la belle mécanique imaginée par les inspirateurs de la blitzkrieg macronienne se sera enrayée. Jupiter sera tombé de son Olympe aussi rapidement qu’il s’y était installé, son parti sera demeuré un objet politique sans corpus idéologique ni implantation territoriale, et le peuple travailleur n’aura pas tardé à laisser libre cours à ses résistances, retrouvant au passage ses réflexes régicides (symbolisés, purement symbolisés, n’en déplaise à quelques éditorialistes n’ayant pas hésité à surjouer leur effroi, par ces guillotines de carton brandies dans les manifestations).
Plusieurs auteurs, qu’il s’agisse de Jérôme Sainte-Marie ou d’Emmanuel Todd, ont ces derniers temps opéré un spectaculaire retour aux réflexions de Marx sur le bonapartisme (et à son oeuvre politique majeure sur l’histoire française qu’est Le 18 Brumaire de Louis Napoléon). Non sans raison, car il existe de nombreux points communs reliant, par-delà les époques, les comportements de ces détenteurs du pouvoir suprême qui prétendent s’élever au-dessus des classes en belligérance pour nouer une relation directe avec le peuple.
L’un de ces points communs est que ce genre de solutions, qu’on les qualifie de bonapartistes ou de césaristes, s’achèvent généralement très mal. À cette nuance près toutefois que le futur premier empereur des Français, au soir de son coup d’État destiné à « finir » la Révolution, bénéficiait d’un consentement autrement développé dans les profondeurs françaises que notre actuel président. Et c’est Jean-Dominique Merchet qui le relevait dès septembre 2017 : « Emmanuel Macron permet, lui, aux ‘’gagnants de la mondialisation’’ de recomposer l’espace politique en préservant le modèle démocratique libéral ainsi que les avantages de leur propre situation économique et sociale. Bonaparte, en son temps, parvenait à garantir suffisamment de choses à suffisamment de gens pour bénéficier d’un large consensus » (in Macron Bonaparte, Stock 2017).
S’ils avaient, au demeurant, fait preuve de davantage de rigueur intellectuelle, les commentateurs aveuglés par le génie prêté à leur nouvelle idole auraient relevé que certains chiffres annonçaient d’emblée les déconvenues futures. Une base électorale réduite à 8,65 millions d’électeurs au premier tour, soit 18,19% des inscrits, et des députés n’ayant quant à eux totalisé que 7,32 millions et 8,92 millions de voix aux deux tours des législatives suivantes, fragilisaient d’entrée de jeu le mandat présidentiel. À titre de comparaison, Nicolas Sarkozy avait pour sa part recueilli 11,45 millions de suffrages lors de la première manche de 2007, François Hollande en obtenant pour sa part 10,27 cinq années plus tard. Quant à Charles de Gaulle, il avait raflé 65,87% des électeurs inscrits au référendum du 28 septembre 1958 instaurant la V° République. 65,87% contre à peine plus de 18% pour son lointain successeur, la différence ne relève pas du détail…
C’est dire si la posture du jeune prodige reposait, dès le départ, sur un immense aveuglement. Elle ne pouvait fonctionner que dans un pays résigné, totalement démoralisé par les défaites successives essuyées par le mouvement social, miné par les replis individuels, fragmenté au point de voir se dissoudre les solidarités sociales ou citoyennes, enclin à se désintéresser de la politique. Trop pressé de le plier aux vues des marchés, le Prince avait simplement négligé que, depuis la crise financière de 2007-2008, le « consensus libéral » avait volé en éclats. Dans son célèbre entretien avec Éric Fottorino pour le magazine Le Un, un peu trop oublié par les temps qui courent, le futur vainqueur n’avait pas hésité à exprimer sa profonde défiance envers « la démocratie (qui) ne remplit pas l’espace », laissant pointer sa préférence pour une forme de domination autocratique : « Si l’on veut stabiliser la vie politique et la sortir de la situation névrotique actuelle, il faut, tout en gardant l’équilibre délibératif, accepter un peu plus de verticalité. » Sauf que si la main divine, réputée s’être penchée sur le berceau des rois de France, assura la longue prospérité de leurs dynasties, Monsieur Macron était, lui, censé présidé une République que ses textes cardinaux définissent comme le pouvoir du peuple, pour le peuple, et par le peuple. Ce qui fait toute la différence…
EMMANUEL MACRON À QUITTE OU DOUBLE
Si une redistribution des cartes s’est bel et bien amorcée au fil des échecs accumulés par les équipes dirigeantes des derniers quinquennats, et si la V° République se révèle de moins en moins adaptée aux convulsions de l’ordre capitaliste international, nous n’en sommes toujours qu’au début du processus. Comme viennent de l’illustrer les élections municipales, alors qu’un contexte de crise sanitaire aussi aiguë que la présente profite généralement aux exécutifs (c’est notamment le cas chez nos voisins allemands), la Macronie aura dilapidé en quelques mois les atouts qui lui laissaient espérer en être la bénéficiaire.
L’étroit clan aux affaires se voit, dans ce cadre, confronté à un quadruple défi. Il doit tout d’abord, sinon regagner le soutien populaire, du moins neutraliser l’exaspération que manifeste la majorité travailleuse du pays ; ce qui va très vite se révéler une équation impossible, le « maître des horloges » ayant d’abord à coeur de conserver ses supporters à droite, lesquels attendent de lui qu’il reprenne sans tarder ses entreprises d’adaptation de la France aux exigences des marchés… avec son brutal cortège d’inégalités accentuées. Il s’impose à lui, ensuite, de restaurer une autorité que les frondes successives des « corps constitués » ont largement altérée au fil des mois (il est loin d’être anecdotique, pour ne prendre que ces exemples, que le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative de France, ou la Cour de cassation, plus haute instance judiciaire, aient tour à tour, peu avant le confinement, désavoué l’exécutif pour son manque de respect des règles constitutionnelles) ; ce n’est certainement pas la désignation place Vendôme de Monsieur Dupond-Moretti, célèbre pour ses attaques sans nuances contre les juges, ou celle de Monsieur Darmanin place Beauvau, qui doit lui-même faire face à une procédure judiciaire qu’il est censé superviser puisque les enquêteurs dépendent de son ministère, qui vont y contribuer.
Il lui revient, également, la charge de redéfinir les équilibres entre l’État et le capital, la mise à mal du premier par les décisions de rentabilisation et de privatisation ayant été révélée à l’ensemble de la société par la crise sanitaire, le démantèlement de l’hôpital public, l’asphyxie organisée des services publics, le consentement des administrations à la désindustrialisation de la nation ou aux délocalisations de secteurs économiques stratégiques ; la fuite en avant qui caractérise le comportement de la finance face à la déstabilisation de l’ordre mondial ne permettra certainement pas qu’il retrouve « le sens de l’intérêt général » (auquel appelle le criminologue Alain Baueur, dans Les Échos du 31 août 2020). Il lui faut, enfin, proposer un cap à une nation qui aspire de plus en plus visiblement à retrouver sa souveraineté battue en brèche par la toute-puissance des marchés ; ce qui est devenu pratiquement impossible dans le cadre de référence idéologique d’un président justifiant son tropisme « post-national » par sa volonté de dépasser désormais le cadre français dans l’avènement d’une « souveraineté européenne » laissant toujours moins de prise à nos concitoyennes et concitoyens sur des décisions engageant leurs existences.
Cela augure d’une instabilité qui ne peut que s’approfondir. Bien sûr, le tenant du titre peut encore faire le pari de sa réélection. Non en élargissant son aire d’influence et celle de sa formation partisane, mais en siphonnant davantage l’électorat de droite et en profitant de l’incapacité que manifestent ses oppositions à proposer au pays une offre politique crédible. Dans ce scénario, le duel avec Madame Le Pen est considéré, pour reprendre les termes de Jérôme Fourquet, « comme l’assurance-vie provisoire d’un bloc élitaire dont l’assise est assez large pour être dominant dans ce qu’Alain Minc appelait le ‘’cercle de la raison’’. Avec 25% des voix au premier tour d’une élection présidentielle face à un bloc lepéniste qui enregistre un score comparable, on ne risque pas pour l’instant, dans un paysage très décomposé, de se voir contester in fine le leadership » (in Actes du colloque de la Fondation Res Publica, « Quelle recomposition politique pour la France ? », 3 décembre 2019).
EN QUÊTE D’UNE NOUVELLE SOLUTION BONAPARTISTE
Toutefois, parce que nous sommes, toujours selon Fourquet, « pour l’instant dans un paysage très chaotique, très désorganisé, à l’image de la société française tout entière », et parce que la conjugaison présente des crises sanitaire, économique, sociale, écologique et démocratique se traduit, aux dépens du résident élyséen, en crise de légitimité toujours plus importante et par conséquent toujours plus imprévisible, il n’est désormais plus possible d’exclure que le duel Macron-Le Pen tourne à l’avantage de la représentante de l’extrême droite. À moins que le président en place fût contraint de suivre l’exemple de son prédécesseur, en renonçant à se représenter.
Voilà qui annonce très probablement une séquence politique surdéterminée par une course à une nouvelle solution bonapartiste, plus adéquate que l’actuelle à l’enchaînement des convulsions que nous connaissons. C’est, en effet, une constante de notre histoire nationale : dès lors que les mécanismes de représentation se révèlent usés jusqu’à la corde et atteignent l’autorité de toutes les équipes se succédant au gouvernail, dès lors également que la crise du système affecte les formes et le mode mêmes de domination de la classe dirigeante, mais que les diverses composantes de cette dernière ne parviennent pas à s’accorder sur de nouveaux équilibres politiques et institutionnels, vient le temps des opérations bonapartistes ou césaristes. Le vieil Engels, d’ailleurs, parlait à ce propos, le 13 avril 1866, « de la vraie religion de la bourgeoisie moderne » (in Marx-Engels, Correspondance, tome 7, Éditions sociales 1969).
Le grand capital financier avait cru trouver en Emmanuel Macron la personnalité à même d’imposer à la France la révolution néolibérale à laquelle il aspire depuis des lustres. La résistance de notre peuple lui a interdit de déployer jusqu’au bout ce projet. Notre César putatif, porté au pouvoir par la mobilisation sans précédent de tout ce que le CAC 40 compte d’intelligences et de fondés de pouvoir de la finance, n’aura tenu son rôle que quelques mois, avant de se retrouver en conflit ouvert avec l’immense majorité de la nation. Même réélu en 2022, à la faveur d’un duel que la présidente du Rassemblement national ne parviendrait pas à remporter, il disposerait sans doute de moyens renouvelés de conduire ses contre-réformes, sans résoudre cependant la crise de direction dont notre pays se révèle le théâtre.
Attendons-nous, par conséquent, à ce que les prétendants à la fonction de Bonaparte se multiplient. Pour se vouloir au-dessus des conflits sociaux et politiques, prétendre au rassemblement sous leur houlette des fragments disparates de la société ne se sentant plus représentés, afficher les postures les plus démagogique envers les « politiciens » comme envers les « corps intermédiaires », exalter le sentiment national ignoré par les gouvernants successifs, endosser l’habit d’incarnation exceptionnelle de la France pour justifier du même coup l’instauration d’une démocratie à ce point encadrée qu’elle serait encore plus vidée de substance…
Les quelques figures médiatisées qui se succèdent aujourd’hui pour en appeler à balayer « le système » (du comique Bigard au philosophe ayant renié la gauche qu’est Monsieur Onfray, sans parler d’un Zemmour ou d’un Ménard) donnent le ton, même s’ils ne sont nullement en état d’accéder au Trône. Les postulants issus des « Républicains », qu’il s’agisse de Messieurs Bertrand ou Baroin, sans parler d’un Édouard Philippe dégagé de Matignon avec un taux de popularité flatteur et ne manquant jamais de valoriser son « indépendance » envers les partis, cherchent eux aussi à occuper le créneau du recours.
Il faut redouter une telle focalisation du débat public. Toujours, elle est synonyme de menace pour la République, d’autoritarisme asphyxiant l’exercice de la citoyenneté autant que les engagements collectifs de la société, de brouillage des consciences pouvant amener aux dérives les plus dangereuses. Dans le contexte présent, elle peut même parfaitement être récupérée par l’extrême droite.
Il n’est, pour s’en convaincre, que de s’intéresser à la manière dont procède la présidente du RN, après avoir tiré les leçons de son échec de 2017. Elle polit les références de son parti à l’extrême droite et aux thèmes identifiants de celle-ci. Elle se réapproprie les défroques du gaullisme que LR a délaissées depuis longtemps. Elle se présente comme la seule cherchant à offrir une issue aux tourments d’une nation française fracturée et interrogative quant à son devenir. Elle souffle sur les braises d’un racisme que nourrit la recherche de boucs émissaires en temps d’incertitudes. Elle entretient méthodiquement son fonds de commerce électoral, qui l’a vu au fil du temps gagner les faveurs d’une majorité de ces ouvriers, ou de ces salariés précarisés, ou de ces travailleurs indépendants, qui consentent encore à se déplacer aux urnes avec toutefois le sentiment de n’être plus écoutés par personne.
Le politologue Stéphane Rozès est ainsi amené à formuler une hypothèse que l’on aurait tort de ne pas prendre au sérieux. Il se base sur les différentes dimensions d’une tentative qui, sans rien toucher au logiciel fascisant du lepénisme, concentré autour de la volonté de refondation ethnique de notre pays — la fameuse « priorité nationale » —, et en se contentant de mettre à distance les saillies antisémites ou les pulsions de violence caractéristiques de la tradition d’extrême droite (mais il ne manque pas de groupes et factions, aux marges du lepénisme, pour ne pas laisser ce terrain en jachère), vise à faire de sa famille politique une possible solution à la crise française, dès lors que les forces dominantes n’en maîtrisent plus la dynamique.
« Marine Le Pen pourrait gagner la prochaine présidentielle, affirme-t-il, ajoutant qu’elle « aura désormais le monopole du ‘’patriotisme’’, pourvu qu’elle arrive à faire bouger son entourage d’extrême droite ou réactionnaire. Mais elle a fait l’essentiel du travail durant les européennes parce que son rapport à l’extérieur est devenu projectif et qu’elle est maintenant sur la ligne d’une Europe des nations. Elle fait muter le RN d’une ligne nationaliste et d’extrême droite à une ligne gaullienne. Si elle poursuivait et qu’un candidat bonapartiste ou gaulliste n’émergeait, alors il n’y aurait plus dans le pays de réflexe anti-Marine Le Pen suffisant » (in Actes du colloque de la Fondation Res Publica, déjà cité).
Rien n’est joué, et aucune manoeuvre superficielle ne parviendra maintenant à éloigner le danger. La gauche, en particulier, ne saurait ignorer l’ampleur du défi qu’il lui appartient de relever… si, simplement, elle veut être la gauche.
QUAND LA PERSPECTIVE À GAUCHE SE FAIT URGENTE
Au sortir des élections municipales, nous connaissons une situation dont il faut relever la forte dimension paradoxale. La droite traditionnelle aura démontré sa résistance, en conservant ou en conquérant nombre de municipalités grâce à la force que lui apporte un vaste réseau d’édiles maillant tout le territoire. Cela dit, en l’état actuel des choses, les orientations d’Emmanuel Macron hypothèque son aptitude à s’affirmer en relève possible d’un exécutif totalement impopulaire. À l’autre bout de l’échiquier, lorsqu’elles auront su se retrouver autour de programmes proposant de transformer la vie des populations, et lorsqu’elles auront joué loyalement le jeu de l’unité, les coalitions des écologistes et de la gauche seront parvenues à arracher des villes emblématiques. Le clivage gauche-droite n’aura, en l’occurrence, rien perdu de sa pertinence. Ce qui ne met cependant pas notre camp en position d’apparaître comme une alternative de pouvoir, alors même que gronde un peu partout une intense colère.
On ne saurait voir, dans cette contradiction, le simple reflet des divisions opposant entre elles les diverses composantes progressistes, comme le pensent certains. Le problème s’avère bien plus profond. La gauche dans son ensemble paie plusieurs décennies de renoncement de sa force dominante, la social-démocratie, devant un capitalisme financiarisé à l’extrême. Des millions d’hommes et de femmes ont cessé, pour cette raison, de la considérer comme une force porteuse d’espoir. Elle paie en outre son impuissance à renouveler son logiciel, afin de prendre tout à la fois en compte le retournement du cycle du néolibéralisme triomphant et la nature indissociable de l’exigence écologiste et de la remise en cause de la domination du capital.
Plus encore, elle doit affronter un problème stratégique décisif. Dans le prolongement de tous les scrutins des dernières années, les municipales ont brutalement éclairé la fragmentation du bloc social dont l’union est impérative pour dessiner une nouvelle majorité politique. Si une fraction significative des classes moyennes salariées et des classes moyennes supérieures paraît dorénavant vouloir investir sa soif de changement et son désir de renouvellement de la vie publique dans un vote en faveur de l’écologie politique — on y retrouve notamment tout un pan de l’ex-électorat socialiste qui s’était rallié à la candidature Macron en 2017 —, les ouvriers, les employés, les catégories populaires en général, les jeunes précarisés se détournent de plus en plus massivement des urnes, jusqu’à voir des équipes municipales être élues cette année avec moins de 20% des électeurs inscrits.
Ce monde du travail, qui ne répond plus à l’appel des urnes (même si d’autres catégories observent la même attitude), manifeste un colossal ressentiment envers la politique, qui ne lui apparaît plus chercher à changer le cours des choses. Lorsque qu’elle se manifeste aussi massivement dans des élections municipales, scrutin qui était hier le plus mobilisateur avec la présidentielle, l’abstention ne relève plus simplement de la protestation silencieuse ponctuelle, elle souligne la rupture profonde qui s’est, au fil des ans, installée avec les règles politiques en vigueur. Rien à voir néanmoins avec une quelconque « grève du vote », en laquelle d’aucuns aimeraient voir les prémisses d’une insurrection citoyenne future, c’est principalement à une manifestation d’impuissance, de désabusement, de désespoir, que nous nous trouvons confrontés.
Inverser une tendance aussi délétère suppose, bien sûr, de rassembler les forces disponibles de la gauche politique et sociale, tant il est vrai que, de tout temps, l’union représente le moyen de redonner confiance à celles et ceux que la résignation guetterait faute de perspective d’avenir. On ne parviendra toutefois pas à reconquérir le monde du travail, les classes populaires, la jeunesse, ces acteurs essentiels de la construction de majorités progressistes, sans qu’existe dans le débat public une politique qui affirme clairement son intention de rompre avec les errements du passé. Qui ne s’effarouche pas à l’idée de prendre sa place dans l’intense lutte des classes qui se livre aujourd’hui. Qui porte des solutions aussi réalistes que révolutionnaires, afin de reprendre le contrôle de l’économie et de disputer les pouvoirs au capital, de redonner dans cet objectif toute sa place à la puissance publique, de changer les règles d’utilisation de l’argent, d’ouvrir la voie à une nouvelle industrialisation s’inscrivant dans une grande transition écologique, de promouvoir une Sécurité sociale du XXI° siècle, de restaurer la souveraineté du peuple et de la nation au moyen de nouvelles institutions pleinement démocratiques, d’ouvrir dans la foulée le chemin de nouvelles coopérations solidaires pour une autre Europe et un autre ordre du monde.
CONSTRUIRE LE FRONT POPULAIRE DU NOUVEAU SIÈCLE
Pour l’heure, hélas, les grandes familles de la gauche sont très loin de s’orienter dans une telle direction. Portés par leurs résultats de 2019 et 2020, les dirigeants d’Europe écologie-Les Verts paraissent, pour beaucoup d’entre eux du moins, surtout pressés d’entrer dans la compétition présidentielle, d’y imposer leur leadership, et de faire du dénommé paradigme écologiste « une pensée complète, un projet politique global », selon les termes de leur ancien secrétaire national, David Cormand (Le Monde, 21 août 2020). Voilà qui revient, on me permettra de le rappeler, à s’aveugler sur la réalité des scores : 13,4% des suffrages exprimés à des européennes, dans une France dont les milieux populaires s’abstiennent en masse, ne font pas une victoire électorale. Voilà qui laisse aussi fort peu de place à des constructions réellement pluralistes. Et qui, au surplus, aboutit à négliger l’indispensable articulation des questions sociale et écologique, au risque de réduire le projet écologiste à une variante de capitalisme vert (Yannick Jadot, d’ailleurs, n’hésite généralement pas à franchir le pas du ralliement à « l’économie de marché, la libre entreprise et l’innovation »).
De leur côté, si elles s’affichent sur un discours bien davantage teinté d’anticapitalisme, les figures de La France insoumise se montrent, elles aussi, impatientes d’investir la candidature de Jean-Luc Mélenchon en vue de 2022. Les exhortations à la mise en place d’une « fédération populaire » ressemblent plutôt, dans ces conditions, à une offre de ralliement à LFI et à son fondateur, d’autant qu’elles continuent à se mêler à des tirades récurrentes contre « les soupes de logos ». Ici encore, pourtant, les résultats de 2019 et 2020 n’ont pas confirmé les presque 20% de 2017, n’autorisant pas à se prévaloir d’une prééminence en quelque sorte naturelle. Quant à l’appel à construire un « peuple révolutionnaire », lancé une nouvelle fois aux journées d’été de cette fin août, il n’est pas de nature à clarifier la stratégie et le programme proposés. Plus qu’à la fédération d’un peuple supposé homogène alors que des tensions contradictoires s’expriment en son sein, la tâche est plutôt de faire émerger, autour d’un salariat représentant la grande masse des actifs de ce pays, un bloc de classes ayant le même intérêt à la remise en cause de la domination du capital.
S’agissant enfin du Parti socialiste, s’il faut donner acte à son actuelle direction d’une réorientation positive de sa politique, le temps n’est manifestement pas encore venu, pour lui, d’aller au bout du retour sur le social-libéralisme qui, de François Mitterrand à François Hollande, a conduit le mouvement ouvrier dans son ensemble à une débâcle historique. Le débat qui partage ses sommets, entre tenants du ralliement aux écologistes à la présidentielle, au nom de l’unité à rechercher à tout prix, et partisans d’une reconstruction de la social-démocratie autour d’une candidature estampillée, sans aller néanmoins jusqu’à l’affranchissement des errements du passé, ne peut pour cette raison être facteur d’éclaircissement des discussions en cours.
Pour me résumer, ni les ambiguïtés se pérennisant sur le projet à défendre face à une crise systémique, ni les illusions en un « capitalisme vert », ni les parts d’ombre que recèle la démarche du « populisme de gauche » ne sont à la hauteur de l’affrontement qui se prépare.
Surmonter un éparpillement politique ravageur, combattre la fragmentation du camp populaire et répondre à un enjeu de civilisation supposent l’affirmation d’une perspective de classe. La seule qui puisse, avec la cohérence nécessaire, offrir un débouché à l’aspiration à un nouveau modèle de développement, socialement utile et écologiquement soutenable. C’est le projet que porte le Parti communiste français.
Cela m’amène directement aux rendez-vous de 2022, présidentielle et législatives, qui focalisent les échanges nationaux au prix de l’occultation des batailles immédiates se présentant à nous, comme des échéances départementales et régionales qui les précéderont l’an prochain. En quoi l’acceptation de la présidentialisation de la vie publique, qui réduit tous les problèmes à la désignation d’une candidature pour 2022, les incantations à l’unité de la gauche et des écologistes indépendamment du contenu de ladite unité et de la méthode suivie pour y parvenir, ou l’effacement derrière telle ou telle force se voulant en dynamique, permettraient-elles de faire de millions d’hommes et de femmes de véritables acteurs du changement qu’ils attendent ? Toutes ces formules, si on peut les créditer d’une volonté légitime d’en finir avec le pouvoir en place, n’en sont pas moins des raccourcis.
Il n’existera d’offre politique majoritaire que si les classes travailleuses et populaires s’y reconnaissent et s’en emparent, si elle s’appuie sur leur intervention au quotidien, et si elle se nourrit de l’expérience des mobilisations et des revendications dont ces dernières sont porteuses. C’est pour cette raison que le PCF, soucieux plus que tout autre de rassembler la gauche et les forces sociales disponibles, s’attache à faire naître un processus de type Front populaire, une « union populaire agissante » pour reprendre les termes de son dernier congrès.
C’est dans cet esprit qu’il aborde toutes les échéances électorales à venir, avec ses propositions, et avec une double ambition : être un acteur décisif du processus de changement qu’attend notre peuple, et faire valoir son apport original dans toutes les échéances électorales, où il a vocation à jouer un rôle et certainement pas à disparaître. C’est parce qu’il porte l’idée d’une telle convergence, de la base au sommet, ne se réduisant ni aux formations politiques ni à des discussions de sommet entre organisations constituées, mais bâtie avec le mouvement social et les forces citoyennes, qu’il participe et cherche dès à présent à contribuer au plus large débat sur les contenus propres à affronter la crise.
Ne s’intéresser qu’à 2022, réduire nos combats aux seuls rendez-vous électoraux quel que fût leur importance, serait au demeurant une terrible erreur. C’est aux batailles de résistance, d’où peut naître à terme la dynamique de contre-offensive qui mènera le pays aux ruptures politiques indispensables, qu’il convient de s’atteler avec détermination. Nous avons fort à faire de ce point de vue, au moment où la peur de l’épidémie se répand, où les plans de licenciement se succèdent, où les inégalités se creusent, où l’école et par conséquent l’avenir de notre jeunesse sont en jeu, où la violence suinte par tous les pores d’une société en quête de sens. Agir, faire surgir des majorités d’idées, arracher des conquêtes, nourrir au fil des luttes des pratiques démocratiques d’expérimentation et de contrôle redonnant aux nôtres confiance en eux : là sont les urgences.
Des urgences d’autant plus fortes que la France se situe à un tournant, je viens de m’efforcer de le montrer. Pour que le pire n’en soit pas l’issue, il importe que les énergies dispersées se réunissent et muent en une force collective. C’est l’unique voie pour mettre dans le paysage l’alternative à ce jour dans les limbes.