Cent ans… Un passé porteur d’avenir
Cent ans, pour un parti, ce n’est pas rien ! Loin d’être une marque de décrépitude, en politique, une telle longévité évoque plutôt une continuité et une empreinte indélébile dans l’histoire du pays. En l’occurrence, s’agissant du Parti communiste français, l’anniversaire se révèle indissociable de l’épopée d’un mouvement ouvrier oeuvrant, contre vents et marées, à faire triompher un autre ordre social et politique, une autre vision du monde.
Peu d’organes de presse ont ignoré ce 30 décembre où, il y a tout juste un siècle, se concluait le congrès du Parti socialiste, alors « section française de l’Internationale ouvrière », par la décision d’une très large majorité des délégués de rejoindre la nouvelle Internationale communiste. Un nouveau parti, baptisé Parti communiste, devait voir le jour peu après. Pour divers commentateurs, ce centenaire est résumé à une page tournée avec la disparition de l’Union soviétique et des pays de l’Est ; il est volontiers assimilé à un passé pour le moins tourmenté — ce qui, on l’oublie au passage, fut la marque de tout le XX° siècle — ; il se trouve ramené à un déclin décrété irréversible.
Ne le nions pas, il n’y eut pas que des moments flamboyants durant ces décennies. Des erreurs, et même des fautes, ont été commises, dont les chercheurs, à commencer d’ailleurs par ceux qui se revendiquent du communisme, se sont attachés à chercher les racines et à soupeser les retombées. Le stalinisme n’a pas laissé indemne le parti français, même si ce que nous connaissons aujourd’hui des débats à sa tête et des décisions qui suivirent dément la vision d’une formation n’ayant très longtemps existé que pour servir aveuglément les desseins de Moscou.
LE RÉVISIONNISME DE LA PENSÉE DOMINANTE
Laissons à Monsieur Apathie ou à Monsieur Courtois, pour ne parler que d’eux, leur vision policière (pour ne pas dire complotiste) de l’histoire, et intéressons-nous aux complexités que révèlent, par exemple, le Journal tenu par Maurice Thorez entre 1952 et 1964 (édité, l’an passé, par Fayard sous la direction de Jean-Numa Ducange et Jean Vigreux), ou encore le très intéressant Maurice et Jeannette, d’Annette Wieviorka (Fayard 2010). C’est une histoire vivante qu’on voit s’y déployer, nous plongeant dans l’âpreté des conflits ayant traversé le pays, dans un monde hanté d’un bout à l’autre du siècle par le spectre de la guerre, avec des responsables (dont on nie trop souvent la qualité) devant se confronter à des réalités contradictoires. Au final, y compris du point de vue de ceux qui s’en veulent des critiques résolus, les décisions de ces dirigeants permirent au mouvement ouvrier d’acquérir une puissance de polarisation telle qu’elle contribua à dessiner la France contemporaine.
Pour le dire autrement, l’ignorance de la dynamique propre des choix effectués au fil d’un temps qui fut plus d’une fois sanglant relève d’un authentique révisionnisme. Comment escamoter la volonté constante du parti de s’enraciner au plus près de la vie politique et sociale de l’Hexagone, loin des traits sectaires auxquels on voudrait si régulièrement le ramener ? L’engagement de millions d’hommes et de femmes, parfois au prix de leurs vies, pour faire passer dans la réalité l’idéal d’émancipation humaine ? La place primordiale acquise par le PCF dans une lutte des classes le plus souvent impitoyable ? Le renouvellement de la politique française grâce à l’engagement d’un si grand nombre d’ouvriers ou de femmes dans le combat communiste, et à leur entrée spectaculaire dans toutes les institutions ? La capacité d’articuler avec originalité l’action d’une formation militante implantée dans les territoires et les entreprises, avec la volonté de porter jusqu’au pouvoir des propositions transformatrices, relayées au Parlement comme dans toutes les Assemblées de l’Hexagone par des élus et élues ayant pour premier souci d’agir au plus près de leurs mandants ? L’étroite relation nouée avec le monde des arts et de la culture, conduisant les noms les plus prestigieux à apporter leur contribution et leur génie créateurs à cette formation originale entre toutes ? Les immenses conquêtes en ayant résulté pour notre peuple ? La prolongation, à travers tous les combats menés, des aspirations à la justice et à l’égalité nées de la Grande Révolution ?
J’ai, pour ma part, adhéré très jeune au PCF, mais m’en suis écarté après Mai 68 — il est maintenant considéré comme une évidence que les dirigeants de cette époque ne surent pas proposer le débouché politique qu’exigeait la plus grande grève générale de notre existence collective, bien qu’ils aient eu, depuis des années, l’heureuse intuition de proposer un programme commun à toute la gauche, dans le but d’ouvrir une alternative lorsque commençaient à se manifester les contradictions du régime gaulliste — pour partager l’épopée d’une jeunesse qui cherchait, au nom précisément du communisme, à hâter la marche vers la transformation révolutionnaire de la société. Ladite épopée ne fut pas, elle même, dans ses illusions gauchistes, exempte de fautes majeures. C’est cette expérience qui m’a amené à revenir au parti et à participer, désormais, à sa direction. Fort de cette conviction fondamentale que, s’il ne doit sous aucun prétexte obérer ses échecs, le PCF peut s’enorgueillir d’un passé porteur d’avenir.
De la traversée du siècle passé par plusieurs générations de communistes demeure en effet, avant tout, la compréhension qu’une force politique forte et ambitieuse est indispensable pour porter une politique de classe à même de répondre aux intérêts fondamentaux du monde du travail, du peuple, de la nation. Bien sûr, en cent années, le monde a changé. Avec la globalisation, le capitalisme est entré dans un nouvel âge de son développement. Le prolétariat dont parlait un Maurice Thorez ou un Georges Marchais, qui y voyaient la classe la plus exploitée mais aussi la force déterminante du changement social et politique du fait de sa place dans les processus de production comme de sa concentration de plus en plus forte, a subi la violence de la contre-révolution néolibérale. Celle-ci a détruit nombre de ses conquêtes et l’a balkanisé dans l’objectif de le priver de la puissance dont il disposait durant les Trente Glorieuses. Le salariat d’aujourd’hui, pour lourdement divisé qu’il fût, n’en est pas moins devenu l’écrasante majorité de la population active, et c’est grâce à lui que le pays est demeuré debout depuis le début de la pandémie de Covid-19.
Tant cette massification de la classe travailleuse que le rôle stratégique qu’elle a tenu à l’occasion d’une épreuve majeure apparaissent, en dépit des points marqués par le capital sur trois ou quatre décennies, comme la confirmation d’un postulat fondamental de la pensée de Marx. « L’accumulation du capital est en même temps l’accroissement du prolétariat », « écrivait-il par exemple (in Le Capital, Éditions sociales 1976), ce qui l’amenait par ailleurs à considérer que ledit prolétariat « exécute la sentence que la propriété privée prononce contre elle-même en engendrant le prolétariat » (in « Notes marginales n°2 », La Sainte Famille, Oeuvres tome 3, Philosophie, La Pléiade 1982). D’où l’objectif, auquel travaillent avec opiniâtreté les communistes depuis l’époque où agissait le vieux Karl, que le salariat devienne le force motrice du vaste rassemblement de toutes les classes et forces sociales ayant un commun intérêt à la sortie du capitalisme.
CONTINUITÉ D’UNE ASPIRATION RÉVOLUTIONNAIRE
À partir de quoi, il est aisé de repérer ce qui fait, jusqu’à nous, l’identité et la continuité du Parti communiste français. C’est du double choc planétaire provoqué par la boucherie abominable que représenta la Première Guerre mondiale et par la première révolution ouvrière et paysanne victorieuse de l’histoire, l’Octobre russe, que surgit un horizon d’espoir pour une planète qui venait d’être plongée dans les ténèbres. Ce fut l’acte de naissance du parti.
Son objectif proclamé était de travailler à la régénération révolutionnaire du mouvement ouvrier, après que la II° Internationale se soit placée, à travers des pactes d’union sacrée dans la guerre, à la remorque des différentes classes dirigeantes d’Europe. Et c’est cette volonté d’ouvrir une perspective de changement radical, afin de permettre l’entrée de l’humanité dans un « après-capitalisme », qui a inspiré un siècle d’action.
Des générations entières ont, tout d’abord, inscrit l’internationalisme au coeur de leur engagement. Marque spécifique d’un courant né de la volonté d’opposer la paix et la solidarité entre les peuples aux logiques de guerre et de repli nationaliste (volonté que l’on retrouva d’ailleurs auprès de toutes les forces qui, s’écartant du PCF, ne voulurent pas rompre avec l’idéal communiste), c’est la lutte contre toutes les formes d’oppression nationale, de colonialisme, de prédation impérialiste qui marqua ces innombrables parcours militants, du refus de la guerre du Rif au lendemain de la création du parti, à la lutte pour des solutions de justice en Palestine ou au Kurdistan à l’aube de ce XXI° siècle.
De même, est-il seulement besoin de rappeler la place du combat contre le fascisme dans l’histoire d’un parti à présent centenaire ? La douloureuse expérience du désastre qu’avait représenté la victoire de l’hitlérisme, auquel les gauches allemandes n’avaient pas su faire face, conduisit à la conviction que ce phénomène, appelé à renaître sans cesse sous diverses formes et menaçant de mort le mouvement ouvrier et la démocratie, devait être combattu par tous les moyens appropriés. Elle inspira la position du communisme français face aux Ligues de l’entre-deux guerres, dans le soutien à l’Espagne républicaine, dans la Résistance à l’occupation nazie et à Vichy, ou encore dans l’action pour briser la sédition des généraux factieux aux dernières heures de la guerre d’Algérie.
Impossible de dissocier ce trait marquant de cette autre continuité, venue de la volonté de « pousser jusqu’au bout » la République, dans les principes égalitaires que lui donnèrent tous les combats progressistes depuis la Révolution française, suivant en cela les exhortations du grand Jaurès. Dans cette conception d’une République garante des souverainetés de la nation et du peuple, indissociablement imbriquées, les communistes ont puisé leurs plus belles intuitions, de l’impulsion du Front populaire et de la constitution du Conseil national de la Résistance, à la proposition d’une nouvelle République démocratique et sociale afin de tourner la page de la monarchie présidentielle, de la défense obstinée de la laïcité contre tous les obscurantismes (on l’oublie trop souvent, l’inscription de la référence laïque dans la Constitution fut adoptée à la suite d’une proposition du député communiste Etienne Fajon), à la défense d’une autre construction européenne cessant d’étrangler la démocratie à travers l’inféodation du continent aux marchés et à la finance.
Plus généralement, le siècle d’action des communistes français fut marqué par le souci constant de changer le rapport de force en faveur des classes travailleuses et populaires. Ce qui les amena à rechercher, à chaque instant, les meilleurs moyens d’arracher aux possédants des conquêtes aussi durables que fondamentales pour faire progresser la perspective d’une rupture avec le capitalisme. Qui peut, même en une période où la mémoire fait l’objet de tant d’assauts destinés à la brouiller, nier leur rôle dans la conclusion des accords de Matignon en 1936, dans l’écriture du programme Les Jours heureux en 1943, dans la mise en oeuvre de ce dernier par les gouvernements du général de Gaulle à la Libération (où ils comptèrent des ministres aussi marquants qu’Ambroise Croizat, Marcel Paul ou Maurice Thorez…), dans les accords de Grenelle en 1968 (avec cet immense progrès que constitua alors la progression des droits syndicaux à l’entreprise), ou dans les grandes réformes des deux première années du septennat de François Mitterrand ?
Cette volonté de permettre à la classe travailleuse de recouvrer une dignité piétinée par un système mû par l’avidité n’entraîna pas l’enfermement ouvriériste. Elle nourrit, au contraire, même si ce fut parfois avec une certaine hésitation, l’attention portée aux batailles contre toutes les dominations, qu’elles fussent racistes, sexistes, ou homophobes. Et elle contribua, autre originalité, à appréhender la culture non comme un supplément d’âme offert à une société asphyxiée par la marchandisation de tous les aspects de la vie, mais comme un vecteur essentiel de cohésion sociale, d’accès à l’éducation, de développement des connaissances, d’approfondissement de la liberté de penser.
L’UNITÉ, CONSTANTE PRÉOCCUPATION
Ce qui n’est pas, on en conviendra, sans rapport avec le constant souci manifesté de l’unité du monde du travail, de ses organisations syndicales, de ses formations politiques, des forces progressistes, afin de réaliser des avancées majeures dans la lutte contre l’ordre dominant. Cela fut initialement baptisé « front unique » (selon l’appellation choisie par les III° et IV° Congrès de l’Internationale communiste), avant d’être appelé au choix « rassemblement populaire », « union du peuple de France » ou « union de la gauche ».
À travers cette démarche rassembleuse, on peut identifier une vision stratégique qui n’a rien perdu de son actualité. L’union ne fut, en effet, jamais exclusivement conçue comme de simples accords d’appareils, aux finalités étroitement électoralistes. Dans tous les textes adoptés par les congrès communistes, il fut toujours évoqué la recherche de constructions portées par une volonté de conquêtes décisives, par une ambition résolument majoritaire, par une implication populaire jugée indispensable pour faire prévaloir les transformations attendues contre les résistances des pouvoirs établis.
Des problèmes sont-ils apparus dans la mise en oeuvre de cette stratégie ? Sans doute. La pression des circonstances, les tensions inévitables dans les relations avec les partenaires des différents rassemblements, l’hésitation à travailler en permanence le rapport des forces au sein de l’union afin de battre toute tendance à la composition avec l’adversaire ont, plus d’une fois, empêché le PCF de bénéficier, comme il était en droit de l’espérer, des accords politiques dont il avait pourtant été l’initiateur. C’est d’ailleurs pour tenter d’en tirer les enseignements que le dernier congrès du parti avança l’idée d’une « union populaire agissante ». Elle était ainsi définie : « Au regard des défis contemporains et de l’état des forces de gauche, c’est sur une nouvelle méthode, tirant les leçons du passé, qu’il entend dorénavant conduire son action pour l’union : travailler au rassemblement le plus large de toutes les couches salariales et populaires, développer la conscience des contenus et conditions des changements nécessaires, appeler en permanence à l’intervention populaire, mener une bataille de tous les instants sur les contenus, prendre des initiatives autonomes du PCF politisant les luttes, avec la constante ouverture au débat d’idées, et dans le même temps formuler une proposition stratégique à toute la gauche » (in Pour un manifeste du Parti communiste du XXI° siècle).
Au-delà, les retards pris dans la compréhension de certaines des évolutions de la société française et des équilibres du monde, conjugués à la violente secousse que produisit l’effondrement de l’Union soviétique et des pays du “socialisme réel”, ont-ils indéniablement contribué à notre affaiblissement de la dernière période. Les raisons principales de nos reculs sont toutefois à rechercher d’abord dans les défaites essuyées par notre camp social et politique face à l’offensive brutale d’un capitalisme financiarisé et mondialisé comme jamais. Tout cela ne saurait pourtant conduire à relativiser la fierté qu’éprouvent légitimement les communistes envers un héritage qui continue à marquer profondément la France de son empreinte.
Les congés payés, la Sécurité sociale, les services publics et le statut des agents de l’État pour en garantir l’indépendance envers les intérêts les plus puissants, le rôle octroyé à la puissance publique dans des secteurs-clés de l’économie (et même, selon les moments, la nationalisation de ces derniers), la diminution régulière de la durée du travail jusqu’au passage aux 35 heures (en dépit des limites de la loi qui le consacra au temps de la « gauche plurielle »), l’abaissement de l’âge du départ à la retraite, les droits des travailleurs et de leurs organisations à l’entreprise, l’élargissement des libertés individuelles et collectives, pour ne prendre que ces exemples, sont directement le produit de l’engagement communiste.
Bien sûr, les communistes ne furent pas seuls à agir en faveur de ces réalisations. Mais ils y prirent une part déterminante, à travers notamment les offres politiques qu’ils portèrent et qui permirent de faire passer dans la réalité les promesses énumérées par les plates-formes électorales. De quoi partager l’interpellation ponctuant les nombreuses interviews de mon camarade Fabien Roussel : notre pays se porte-t-il mieux, ou au contraire plus mal, selon que le PCF obtienne de 20 à 25% des suffrages, comme ce fut le cas après la Libération, ou seulement 2,5% ? Dans la question se trouve la réponse…
FACE AUX DÉFIS DU NOUVEAU SIÈCLE
Nous abordons à présent un nouveau siècle. Il est, en premier lieu, marqué par les terribles reculs du mouvement ouvrier et des forces de gauche, à mesure que la globalisation aura remodelé l’outil productif, recomposé le salariat en le divisant profondément, infligé échec sur échec aux mouvements populaires. En même temps, ce nouvel âge du capitalisme, que l’on nous décrivit un temps comme une « fin de l’histoire », fait planer sur l’humanité des périls mettant en question son devenir même.
La pandémie qu’affronte une large partie de la planète met clairement en accusation un modèle de développement et un type de relation à la nature. Ce sont le court-termisme des recettes néolibérales, la dérégulation des écosystèmes, les destructions dont se rend coupable l’agrobusiness, les réponses apportées par les classes dominantes à l’explosion démographique, une urbanisation anarchique complétée de déforestations massives, la réduction des espaces où vivaient des espèces animales qui, selon la plupart des analystes scientifiques, semblent bien avoir favorisé le franchissement de la barrière des espèces.
Le défi sanitaire s’imbrique à tel point au défi climatique et écologique que se trouve soulignée la pertinence de l’analyse de Marx : « La production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du processus social de production qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur » (in Le Capital, op.cit). Remarquons, au passage, à quel point ces lignes souvent citées démentent le productivisme si fréquemment prêté à la pensée communiste.
Comme, simultanément, la mondialisation du capital s’enfonce dans une crise sans précédent… Comme elle engendre des situations entremêlées de chaos géopolitique, de convulsions intestines à nombre de nations, de montée des autoritarismes, des fascismes, des intégrismes, des terrorismes totalitaires… Et comme la guerre s’invite de nouveau à notre horizon… Tout appelle à une autre civilisation humaine.
DE L’ACTUALITÉ DU COMMUNISME
Voilà pourquoi le communisme demeure une perspective d’avenir. Ou qu’il le redevient pour certains. Ainsi, le philosophe Jean-Luc Nancy vient-il, dans un petit ouvrage s’efforçant de tirer de premiers enseignements de l’épidémie du Coronavirus, d’en conclure à l’actualité renouvelée du communisme : « Marx a écrit de manière très précise qu’avec la propriété privée la propriété collective devait disparaître et que devait leur succéder ce qu’il nommait la ‘’propriété individuelle’’. Par là, il n’entendait pas les biens possédés par l’individu (c’est-à-dire la propriété privée), mais la possibilité pour l’individu de devenir proprement lui-même. On pourrait dire : de se réaliser. Marx n’a eu ni le temps ni les moyens d’aller plus loin dans cette pensée. Au moins pouvons-nous reconnaître qu’elle seule ouvre une perspective convaincante — même si très indéterminée — à un propos ‘’communiste’’ » (in Un trop humain virus, Bayard 2020).
C’est ce qui nous amène à légitimement considérer que, sans rien négliger du passé, il importe de nous engouffrer par les portes que notre histoire a maintenu grandes ouvertes, celles de l’avenir. L’enjeu est de défendre une perspective communiste qui recouvre, à bien y regarder, trois dimensions.
La première renvoie à ce « mouvement réel qui abolit l’état des choses existantes », pour reprendre la formulation célèbre de Marx et Engels (in L’Idéologie allemande, Éditions sociales 1971). Elle signifie qu’il est essentiel, pour le combat du progrès, de prendre appui sur chaque aspiration dont le fonctionnement du système provoque l’irruption, en ce qu’elles font apparaître des éléments de communisme, lorsqu’il s’agit par exemple des biens communs, du besoin de sécuriser l’emploi et la formation de chacune et chacun, de répondre à l’intérêt général humain.
La deuxième définit un but historique. Celui dont le Marx (encore lui) des Grundrisse écrivait qu’il « impliquerait la participation de l’individu au monde collectif des produits » (in Manuscrits 1857-1858, Éditions sociales 1980). Un propos auquel Jean-Luc Nancy fait quelque part écho dans le texte précédemment cité : c’est, non l’étatisation de l’économie voire de la vie sociale qui est visée, mais au contraire une autogestion sociale généralisée.
Enfin, le communisme désigne la forme politique grâce à laquelle le mouvement de dépassement du capitalisme parviendra à se concrétiser. On retrouve ici les raisons fondamentales du combat centenaire que nous célébrons présentement, et qu’il nous appartient simplement de refonder.
J’use à dessein de cette dernière expression. Parce que si le communisme désigne plus que jamais, à un moment de bifurcation de l’histoire, un futur libérateur, l’ampleur des défaites subies dans la période passée pèse négativement sur la conscience de sa nécessité chez des millions d’hommes et de femmes. Et parce que, si le capitalisme et le néolibéralisme font l’objet d’un rejet de plus en plus massif, celui-ci ne conduit pas spontanément à des mouvements suffisamment puissants et conscients pour faire basculer l’ordre des choses. Dit autrement, sur fond de peurs grandissantes, de divisions accentuées, de fuites en avant pouvant emporter certains peuples vers de terribles aventures, l’humanité s’avère toujours en panne d’alternatives crédibles.
UN PARTI CONTRE LA DOMINATION DU CAPITAL
C’est à cette échelle que l’on mesure l’action indispensable d’un parti communiste. Pour synthétiser en un programme politique tout ce que ses militantes et militants tirent de leurs expériences sur le terrain et de leurs engagements du quotidien. Pour politiser les enjeux du débat public, aider les luttes à conquérir et ne plus seulement à résister. Pour permettre au salariat de recouvrer la conscience de sa place et de sa force, dès lors qu’il représente les forces vives d’une nation comme la nôtre. Pour travailler à surmonter la fracturation de la société en permettant la constitution d’un bloc des classes et couches sociales aspirant à une nouvelle logique de développement, socialement juste et écologiquement soutenable. Pour donner confiance au grand nombre, et l’aider à se convaincre qu’une visée révolutionnaire est désormais la solution du réalisme.
Autant qu’hier, aucun changement profond et durable ne se révélera possible sans que soit remise en question la domination du capital, sans que la collectivité se donne les moyens de prendre le pouvoir sur les banques et les grandes entreprises, sans qu’un nouvel âge de la démocratie et de nouvelles institutions permettent aux citoyens et aux travailleurs de devenir maîtres de leur destin, et sans qu’une France souveraine retrouve une voix forte pour porter au-delà de ses frontières le projet d’un autre ordre du monde.
C’est dans ce cadre que notre parti devra, comme il l’a fait à différents moments des cent dernières années, travailler à l’émergence d’une réponse authentiquement de gauche à la crise. Un nouveau Front populaire, qui ouvre un chemin aux exploités et dominés actuellement désespérés par la politique, et qui leur offre la possibilité de redevenir acteurs de leur destin, comme de celui du pays.
Nous nous y employons, d’ores et déjà, au quotidien. Lorsque, par exemple, à la rentrée de septembre 2020, défiant l’enfermement dans un confinement désespérant, nous avons lancé une grande bataille sur l’emploi, avec en son coeur le projet de sécurisation de l’emploi et de la formation. Ou lorsque nous avons mis dans le débat public un projet de programme pour la France, avant de le soumettre à la plus large discussion. Ou lorsque nous travaillons en permanence à l’union dans l’action, sur un contenu de haut niveau, de toutes les forces progressistes.
L’appel du 38° Congrès à « redresser l’influence » du PCF ne relevait donc pas d’une rhétorique convenue. En plaçant les cent ans d’existence du Parti communiste français sous les auspices de l’avenir, c’est ce que nous avons voulu signifier. Non point conforter un courant de pensée pour lui-même, mais lui permettre de prendre toute sa place dans la reconstruction d’une offre progressiste.
Pour paraphraser Jean Jaurès, le monde du travail est l’une des principales richesses de la France. C’est grâce à lui que peut se forger un autre futur et se regrouper une majorité politique aussi ambitieuse que déterminée à forcer le passage d’un changement radical. Il a besoin d’une force qui porte cette nécessité.