Une asphyxie démocratique programmée

Que l’on cesse enfin de se bercer d’explications rassurantes : lorsque les deux tiers de l’électorat se détournent des isoloirs, à l’occasion de scrutins nationaux ayant un impact direct sur leurs existences quotidiennes, en l’occurrence les régionales et les départementales, c’est que nous arrivons au bout du lent délitement démocratique que vit le pays depuis de nombreuses années. Je reprends dans cette note, en les développant, les réflexions formulées dans la tribune que m’a demandée L’Humanité de ce jour.

S’agissant de ce qu’il faut bien appeler un séisme aux répliques encore inconnues, je n’adhère pas aux analyses superficielles lues à profusion ces jours-ci. Ni à la thèse d’une « France indifférente » (titre du Monde de ce 22 juin), chaque jour démentie par l’appétence de nos compatriotes pour les confrontations d’idées et de projets (notre Hexagone n’est-il pas l’exemple même d’une nation politique ?)… Ni à l’idée, quelque peu méprisante, selon laquelle électeurs et électrices auraient cédé à leur envie égoïste de prendre l’air après des mois de confinement et de restrictions de leur liberté d’aller et de venir… Ni, à l’inverse, à la théorisation d’une « grève des urnes », d’une nouvelle forme de « protestation » — j’ai même vu que certains allaient jusqu’à parler d’une « insurrection populaire », pour caractériser le niveau abyssal de l’abstention dans certains départements comme la Seine-Saint-Denis —, qui laisse implicitement supposer qu’un pareil mouvement de retrait de l’engagement citoyen pourrait étonnamment traduire une prise de conscience du besoin de changer radicalement de système politique…

De la même manière, je suis plus que réservé sur la qualification de « crise démocratique », fréquemment accolée à un absentéisme électoral sans équivalent depuis la Libération. Beaucoup comprennent, en effet, l’expression comme la banale désignation d’une crise de la démocratie. Or, cette dernière n’est guère nouvelle, puisqu’elle se sera manifestée dès les débuts de la contre-révolution néolibérale, à l’échelle de la planète tout entière, voici maintenant plus de 40 ans. 

UN LONG PROCESSUS DE RELÉGATION DU CITOYEN

La massivité exceptionnelle du phénomène conduit à considérer que nous avons affaire à quelque chose de bien plus profond : une crise de la légitimité de toutes les formes de la représentation politique, sociale et institutionnelle. Une crise que nous avons vu se développer depuis un certain temps déjà, face à laquelle nous n’étions guère nombreux à tirer le signal d’alarme, et qui est au demeurant loin de ne frapper que la France. 

Impossible, à cet égard, de séparer l’abstentionnisme touchant des consultations politiques comme celles de ce début d’été — mais il ne faudrait pas oublier le coup de semonce que représentèrent les dernières élections municipales, et même le recul net du vote à la présidentielle de 2017 comme aux législatives qui suivirent, alors que ces consultations figuraient traditionnellement parmi les plus suivies — du très bas taux de participation constaté lors du dernier cycle d’élections professionnelles dans le secteur privé (38,24%), la désignation des conseils sociaux et économiques affichant un recul de six points, alors qu’il s’agit des instances au sein desquelles les syndicalistes sont appelés à défendre au quotidien les salariés. 

Sans doute, la peur de se voir contaminer en se rendant dans les bureaux de vote, ou les manifestations de repli sur soi enregistrées à l’occasion des confinements répétés de la dernière période, ont-elles joué un rôle dans la chute spectaculaire du nombre des suffrages exprimés, cette année. Mais une semblable désaffiliation des mécanismes traditionnels de la démocratie ne peut s’expliquer par ces seuls motifs. De toute évidence, est en cause une souveraineté populaire vidée de substance par les gestions néolibérales de la globalisation capitaliste.  

Le constat n’est-il pas aisé à établir ? Quels qu’aient été les votes populaires — jusqu’à ce référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen, perdu par les élites possédantes mais dont la droite, et une partie de la gauche, s’empressèrent d’ignorer les résultats —, les gouvernants en place auront semblé mettre un point d’honneur à satisfaire exclusivement les exigences d’un capital plus prédateur qu’il ne l’aura jamais été, et à appliquer servilement les directives régressives gravées dans le marbre par les traités européens. Ainsi les aura-t-on vus s’employer à faire baisser le coût prétendument excessif du travail, à déréglementer le droit social, à délocaliser la production jusqu’à mettre littéralement en pièces notre tissu industriel, à favoriser l’exil fiscal des grandes fortunes, à alourdir sans cesse une austérité ravageuse pour les biens communs comme pour les conditions d’existence du grand nombre. 

Dans la foulée, c’est à la réduction du périmètre de l’État qu’ils se seront attelés, avec l’objectif d’adapter celui-ci aux nouvelles exigences de la finance et de privatiser nombre de ses missions essentielles. Ce qui aura fini par ôter aux populations les protections qu’elles attendent légitimement de lui, on en aura vu les conséquences à la chaleur de l’épidémie du Covid-19.

Non content d’ignorer les attentes de la société, les mêmes se seront évertués à déposséder le corps citoyen des moyens dont il pouvait disposer pour se faire entendre. Peu importe que l’on proclamât officiellement que celui-ci est le maître de toute chose en République, on l’aura méthodiquement éloigné des centres de décision. Alors que la V° République avait déjà, dès ses origines, confié les véritables leviers de commande à une technostructure soustraite à tout contrôle populaire, on aura fait glisser la réalité des pouvoirs vers les institutions opaques à travers lesquelles la finance et les multinationales imposent leur loi aux États — du FMI à l’OCDE, en passant par l’OMC et quelques autres. Cela se sera plus particulièrement traduit, sous couvert des lois dites de décentralisation que l’opinion n’aura jamais eu à débattre, par le transfert de prérogatives toujours plus importantes à de méga-régions et de super-métropoles chargées d’impulser la mise en concurrence des territoires, selon la vulgate libérale en vigueur dans l’ensemble de l’Union européenne. Communes et départements, pourtant décrétés coeurs battants de la démocratie par la Grande Révolution, en auront du même coup subi asphyxie politique et baisses drastiques de leurs dotations publiques.

Substituant aux mécanismes de la délibération collective une démocratie d’opinion fortement encadrée par des instituts de sondage fort peu transparents autant que par des géants du multimédia financiarisés à l’extrême, on aura remplacé les élus par des « experts » autoproclamés. Lesquels n’auront eu de cesse d’exercer leurs talents, sur les plateaux des chaînes d’information en continu, en expliquant au petit peuple qu’il n’était pas compétent pour juger des choix essentiels et qu’il n’existait plus, selon l’adage thatchérien bien connu, d’alternative aux règles d’airain de la mondialisation marchande et financière.

Tout cela, les théoriciens du monde global lui auront donné un nom, psamoldié dorénavant dans la nouvelle langue de bois de nos oligarques, celui de « gouvernance ». Lancé pour la première fois par Margaret Thatcher dans les années 1980, il aura eu pour visée de signifier à la politique qu’elle devait s’adapter aux techniques en vigueur dans l’univers de la grande entreprise et des marchés financiers, donc se subordonner à des paradigmes gestionnaires et techniques supposés intangibles. C’est, autrement dit, d’une politique sans gouvernement, par conséquent vidée de toute substance démocratique puisque ne relevant plus de la confrontation entre programmes différents, que ce concept aura accouché.

L’APOGÉE MACRONIENNE

Le macronisme, mélange de gestion managériale des affaires publiques et d’autoritarisme césarien peu soucieux de respect des libertés fondamentales, aura poussé les feux de ces logiques fatales. Écrasant de son mépris les Assemblées élues, vouant aux gémonies des partis censés incarner un « ancien monde » passé de mode, vilipendant les « corps intermédiaires » et singulièrement des organisations syndicales accusées de faire obstacle à la transformation de la France en « start-up nation », il aura dessiné les contours d’un nouveau régime politique qui, s’il finissait par s’installer définitivement, ne laisserait subsister que des apparences de démocratie. 

N’est-il d’ailleurs pas révélateur que, parmi les derniers projets que l’hôte de l’Élysée et son gouvernement souhaitent nous laisser en héritage, figure la loi « 4 D » (pour « décentralisation, différenciation, déconcentration et décomplexification ») ? Un texte qui entend parachever la dislocation de notre République comme construction une et indivisible, notion pourtant fondamentale si l’on veut garantir l’égalité entre les territoires, la prééminence de la loi commune sur les dynamiques de fragmentation des droits en fonction des rapports de force, et la péréquation des moyens des collectivités autant que des services publics.

Le résultat est là. Les Françaises et les Français auront inexorablement acquis le sentiment que leurs préoccupations n’étaient jamais prises en considération, et que leurs votes ne servaient à rien. Pour bien en mesurer la profondeur, il est à noter que ce ressenti, s’il émane toujours principalement du monde du travail, des classes populaires ou de la jeunesse, n’épargne plus les catégories moins fragilisées, comme les classes moyennes diplômées et encore peu frappées par l’inégalité sociale. De quoi donner raison à David Djaïz lorsqu’il constate : « L’augmentation des inégalités à l’intérieur des nations a un effet dévastateur pour la cohésion nationale. Elle entraîne le séparatisme social, l’affaiblissement de l’État-providence et la crise du lien de représentation. » Et de parler, à propos de cette dernière, d’un « désengagement croissant des représentés à l’égard du cours ordinaire de la démocratie nationale » (in Slow démocratie, Allary Éditions 2019).

RÉSULTAT PARADOXAL

Cette nouvelle réalité, qui tend à devenir durablement structurante,  fait au fond les affaires d’une classe possédante qui rêve de transformer le jeu politique en théâtre d’ombres, monopolisé par un bipartisme totalement faussé. À l’américaine, en quelque sorte, où un parti libéral-démocrate fait face à une droite musclée, le premier se présentant comme le vote refuge face au second, sans que l’ordre dominant n’ait rien à redouter de cet affrontement. C’est en tout cas le scénario qu’Emmanuel Macron tente d’installer en vue de la présidentielle de l’an prochain, les enjeux en étant résumés à la réédition de son duo avec Madame Le Pen.

Tel apparaît donc le grand paradoxe de la séquence électorale de ce printemps. L’abstention, par son ampleur, se révèle comme la protestation vivante contre la dépossession populaire des choix essentiels. Elle ébranle les scénarios écrits d’avance, tant l’échec cinglant essuyé par La République en marche que la difficulté du Rassemblement national à conserver les suffrages populaires obtenus au fil des précédentes consultations ouvrent, pour 2022, d’autres éventualités que la réplique du duel entre le président sortant et sa concurrente d’extrême droite. Mais elle aboutit également à laisser les mains libres à ceux qui profitent du garrotage sournois de la citoyenneté.

Cette « dé-démocratisation » rampante, réinvention sournoise d’un cens ségrégateur et qui se révèle le corollaire de la vision néolibérale d’un futur qui laisserait définitivement la majorité travailleuse spectatrice de sa propre exclusion de la citoyenneté — j’emprunte ce concept à l’universitaire américaine Wendy Brown, qui en aura bien montré l’intention (in Les Habits neufs de la politique mondiale : néolibéralisme et néoconservatisme, Les Prairies ordinaires 2007) — revient toutefois, pour les décideurs, à manier de la nitroglycérine. Qu’elle ait, outre-Atlantique, longuement assurer la stabilité de la monopolisation de la vie publique par deux partis d’alternance, n’assure en rien son avenir dans la vieille Europe, et singulièrement dans cette France terre de rebellions et de soulèvements pour l’égalité. Le surgissement du mouvement des « Gilets jaunes », voilà à peine deux ans, devrait même les avoir instruits de l’instabilité auquel conduit la relégation politique du peuple et l’ignorance de la question sociale. N’oublions jamais que, d’une configuration chaotique, peuvent surgir toutes sortes d’aventures, si du moins aucune perspective d’espoir ne se fait jour.

NE PAS SE RÉSIGNER À LA DÉ-DÉMOCRATISATION

C’est la raison pour laquelle il ne faut à aucun prix se résigner à cette issue, et ne surtout pas se laisser aller à l’illusion selon laquelle le reflux de l’extrême droite, à la faveur de la séquence électorale présente, serait une donnée irréversible. Dans les heures qui nous séparent du second tour de ces départementales et régionales, tout, absolument tout, doit être mis en oeuvre pour convaincre les absents du 20 juin de ne pas se laisser dessaisir de leur droit inaliénable de choisir. 

Le Parti communiste français, pour ce qui le concerne, aura mobilisé toutes ses énergies pour que, partout, l’extrême droite se voit opposer le barrage le plus étanche, que la droite soit systématiquement battue, que les listes de gauche fusionnent dans les régions, et que le désistement républicain s’opère dans les départements au bénéfice des candidates et candidats de gauche arrivés en tête au premier tour. Si, parfois, d’aucuns l’auront oublié, les retombées ne sont jamais identiques, sur les politiques mises en oeuvre ultérieurement comme sur l’état d’esprit de notre peuple, selon que la victoire revient à des partis pressés d’imposer de terribles régressions au pays, où à des forces de gauche  et écologistes disposées à creuser le sillon du progrès social, écologique et démocratique.

Au-delà, pour redonner confiance en la citoyenneté à celles et ceux qui s’en sont écartés, le pire serait certainement de se contenter de mesures de pure forme. J’entend, du côté de la majorité nationale comme d’une partie de la gauche, évoquer l’autorisation du vote par correspondance voire du vote électronique. Outre que l’on ne traite pas un mal profondément politique par des recettes techniciennes, ce n’est certainement pas en remplaçant le citoyen délibérant, forgeant son opinion de ce qui est bon pour l’intérêt général grâce à l’échange contradictoire entre les options en présence (et le passage dans les bureaux de vote, où sont apposés les programmes des divers candidats, est l’un des temps de cette appropriation du débat), par un électeur devenu tristement consommateur et appelé à rester isolé devant son écran, que l’on revitalisera la démocratie.

La gauche, si elle veut être à la hauteur du défi, doit s’atteler à restaurer l’espoir en la capacité collective de la société de changer de destin. Les « Jours heureux » de demain devront donc reposer sur un véritable pacte, co-construit avec les forces vives de la nation, afin de répondre aux aspirations du plus grand nombre et de rétablir la souveraineté du peuple, en permettant à ce dernier, et singulièrement à son monde du travail, de prendre enfin le pouvoir sur la finance et de disposer, à cette fin et jusqu’au coeur des entreprises, de nouveaux leviers démocratiques et de nouvelles institutions. Sans quoi, l’horizon de la VI° République ou d’un changement majeur des mécanismes de la représentation politique et sociale restera une promesse creuse… 

Christian_Picquet

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