Les trois leçons d’un premier tour
Sur un point au moins, on ne peut que partager le jugement du président de la République : le moment est « historique ». Dans mon dernier post, j’interprétais en ce sens une campagne électorale sans relief comme une extraordinaire accélération de la crise française. Le premier tour de ces législatives m’aura totalement confirmé dans cette appréciation. Quant à la féroce bataille qui se livre pour le tour décisif, elle déchaîne toutes les manipulations de l’opinion de la part de ceux qui détiennent les leviers de commande, de la tentative du ministère de l’Intérieur de minorer le résultat de la gauche unie au soir du 12 juin, à la tentative du premier personnage de l’État de mobiliser son camp en accusant ses adversaires d’être des ennemis de la République. De ce climat fétide ne peut sortir que le pire : l’escamotage du véritable projet macronien pour la France, l’anathème se substituant à l’argumentation démocratique, l’oubli que l’extrême droite, renvoyée dos-à-dos avec les « anarchistes » que nous serions soudainement devenus (dixit Madame de Montchalin, angoissée à la perspective de perdre sa circonscription de l’Essonne, donc de devoir quitter en catastrophe le ministère où elle vient d’être nommée), incarne un projet totalitaire et xénophobe qui anéantirait les principes sur lesquels s’est fondé notre vivre-ensemble au fil des décennies… J’en tire trois leçons principales sur la situation de notre pays, au lendemain du 12 juin.
1. LA FRANCE, VERS UNE CRISE MAJEURE
Incontestablement, l’abstention aura représenté le fait premier de ce rendez-vous électoral. Non seulement parce que 25,7 millions de nos concitoyennes et concitoyens (soit 52,7% des électeurs inscrits) ne se seront pas rendus aux isoloirs, mais parce que ce retrait du processus électoral s’avère sans précédent. À la grande inquiétude, déjà, des analystes et des républicains sincères, les abstentionnistes étaient 42,78% voici dix ans, ils sont devenus la majorité du corps électoral à l’issue de deux quinquennats calamiteux. Ce sont principalement, quoique non exclusivement, les classes populaires, les femmes et les jeunes qui en forment les gros bataillons : deux tiers des moins de 35 ans ont déserté les bureaux de vote, comme 70% de celles et ceux qui gagnent moins de 1000 euros par mois.
Quel que soit le camp vainqueur dimanche prochain, il ne disposera que de l’appui de moins d’un septième du corps citoyen — encore faut-il ajouter aux abstentionnistes les votes blancs et nuls qui représentent 2,20% des votants. À cette échelle, on ne peut plus parler de grève des urnes, de désaveu des partis, ou de crise de la démocratie. Nous assistons en fait à une rupture profonde entre une majorité du peuple et les mécanismes censés assurer sa représentation politique.
Dit autrement, parce qu’elle considère qu’aucune offre politique ne répond à l’enchaînement des crises se dessinant à notre horizon collectif — faillite du modèle néolibéral, creusement des injustices et des discriminations vidant de substance la promesse républicaine d’égalité, mise en cause de la souveraineté de la France dans tous les domaines, effondrement de la confiance à l’égard des élus et de formations partisanes n’ayant pas su faire vivre des alternatives à une globalisation capitaliste n’incarnant plus que le désordre et la régression, rejet de plus en plus marqué d’un présidentialisme perçu comme un étouffement sournois des choix démocratiques de la nation… —, des millions de Françaises et de Français ne répondent plus à la sollicitation du suffrage universel. Je suis loin, très loin, d’adhérer à la pensée du philosophe Robert Redeker, mais il faut reconnaître qu’il trouve les mots adaptés pour décrire le processus en cours : « Les procédures démocratiques tiennent toujours debout, mais elles ne sont plus habitées par les Français. (…) L’abstention massive est une révolution silencieuse, une implosion » (Le Figaro, 16 juin 2022).
Aussi faut-il apprécier précisément la gravité du contexte lorsque, dans le même mouvement, les partisans du président de la République ne sont plus qu’une petite minorité à le soutenir, quelques semaines seulement après qu’il eût été reconduit à l’Élysée. C’est le première fois, depuis que les législatives suivent immédiatement la présidentielle, que le monarque ne voit pas confirmé le vote dont il a précédemment bénéficié : en 2017, alors qu’il avait recueilli 24% des suffrages exprimés au premier tour de la présidentielle, ses amis « marcheurs » avaient obtenu le soutien de 32% des votants à l’occasion du renouvellement de l’Assemblée ; cette fois, la coalition « Ensemble ! » aura reculé de deux points sur le résultat du 10 avril. Pire pour elle, elle n’aura réalisé ses meilleures performances que chez les plus de 60 ans, avec 33% des suffrages, et ne lui seront restés fidèles que 22% des cadres s’étant exprimés (au lieu de 36% en 2017)…
Voici 20 ans, les partis d’alternance avaient cru trouver la parade à la liberté que s’octroyaient parfois les électeurs en forçant le résident élyséen à une cohabitation avec ses opposants. Instauration du quinquennat et inversion du calendrier électoral étaient censés substituer un présidentialisme assumé à des institutions fonctionnant, depuis 1958, sur un mode semi-présidentiel et semi-parlementaire. Cette V° république-bis a maintenant perdu sa fonctionnalité initiale. Consultation après consultation, sur la toile de fond des déséquilibres systémiques évoqués ci-dessus, le Prince y aura perdu une bonne part de sa légitimité à conduire des politiques qui ne bénéficient d’aucun assentiment majoritaire parmi les citoyens, Emmanuel Macron aura pu le vérifier à l’épreuve du mouvement des « Gilets jaunes », ou encore de la grande mobilisation syndicale en défense du système de retraite par répartition. Comme l’écrit Henri Guaino, « il y a derrière tout pouvoir, toute autorité, une question de légitimité. La légalité est dans le pourcentage des voix obtenu. la légitimité de l’autorité est dans le consentement de ceux sur lesquels elle s’exerce » (Le Figaro, 17 juin 2022).
C’est donc à une société totalement éruptive, rejetant les choix des classes dirigeantes, qu’un président reconduit dans ses fonctions à la faveur d’un vote par défaut va devoir, demain, se confronter, s’il prétend imposer la retraite à 65 ans, l’aggravation de la précarité pour une large partie de la population, ou le recul de l’emploi pour satisfaire la soif de rendement financier des gros actionnaires. Même si le chef de l’État parvenait à retrouver, in extremis, une majorité absolue de sièges au Palais-Bourbon, nous entrerions dans une longue séquence de convulsions politiques et sociales aiguës, de crise ouverte de nos institutions, et plus généralement du mode de domination de l’oligarchie possédante sur la société française. Une situation qui ne va pas sans présenter quelques similitudes, en dépit de circonstances très différentes, avec l’agonie du régime parlementaire de la IV° République.
2. À GAUCHE, MESURER LE DÉFI
Il est toutefois deux excellentes nouvelles, issues de ce 12 juin. Recueillant les bénéfices de l’union réalisée au sein de la « Nouvelle union populaire écologique et sociale », la gauche se sera retrouvée en position de disputer le second tour dans 385 circonscriptions. Ce faisant, elle récupère une faculté de polariser les confrontations politiques, laquelle s’était progressivement évanouie avec la décomposition dont notre camp avait été victime tout au long et à l’issue du quinquennat de François Hollande.
Contrairement au matraquage idéologique subi par nos compatriotes des années durant, le pays n’a pas massivement basculé à droite, et la gauche n’est pas sortie de l’histoire. Elle peut redevenir majoritaire, face à un adversaire dont le projet aura volé en éclats en même temps que la mondialisation néolibérale s’abîmait dans le grand désordre des inégalités, des catastrophes écologiques et climatiques, du resurgissement des pandémies, de la montée des concurrences entre puissances pour le leadership mondial, et des chaos guerriers en découlant.
Pour autant, nous aurons, dimanche dernier, butté sur deux difficultés d’importance. Je les signalais d’ailleurs dans mon post précédent. D’abord, la dynamique électorale ne se sera pas hissée à la hauteur du total des voix recueillies par les candidatures de gauche au premier tour de la présidentielle. La Nupes n’atteint pas les 27% de suffrages exprimés, alors que le total Mélenchon-Roussel-Jadot-Hidalgo dépassait les 30%. Elle se situe à un niveau comparable à 2017, et loin des 42% réalisés en 2012.
La raison d’une performance en demi-teinte nous renvoie, de toute évidence, à l’ampleur de la tâche consistant à conquérir le soutien d’un grand nombre de celles et ceux au nom desquels nous nous battons. Au premier tour des législatives, si les moins de 35 ans se seront volontiers saisis du bulletin Nupes lorsqu’ils votaient, ils seront demeurés abstentionnistes à 65% selon l’institut OpinionWay. De même, le vote en faveur de notre coalition électorale reste principalement le fait d’une classe moyenne salariée et plutôt diplômée, conjugué à celui d’une partie de la jeunesse et de la population des quartiers populaires, ce qui explique les résultats significatifs obtenus dans les centres urbains ainsi que dans les villes qui en forment le pourtour immédiat, à l’image de l’Île-de-France. Cela dit, nous aurons échoué à provoquer un identique effet de souffle dans les périphéries urbaines et les zones rurales, où se concentre une autre partie du salariat, des catégories populaires, de la jeunesse. Ainsi, seuls 18% des ouvriers participant au vote auront-ils choisi la Nupes, le soutien à nos candidates et candidats progressant avec le niveau d’études. Comme le montre le politologue Jérôme Jaffré, les résultats se seront étagés de 17% des suffrages exprimés parmi celles et ceux qui ne possèdent pas le bac, jusqu’à 32% chez les bac+3. À titre de comparaison, les ouvriers qui votent le font à 45% au profit du Rassemblement national, ce qui est également le cas du quart des employés.
Pour toutes les formations de notre rassemblement électoral, le défi est d’une importance capitale : sans cette ample partie des salariés, des classes moyennes, des hommes et des femmes qui ne vivent que de leur travail, d’une jeunesse qui formera le salariat de demain, c’est-à-dire du coeur de la population active de notre pays, aucune victoire durable ne sera possible et ne débouchera sur des conquêtes changeant en profondeur la vie du plus grand nombre.
Bien sûr, si l’ébranlement de la Macronie et l’ampleur du discrédit dont elle fait l’objet rendent tout à fait envisageable l’envoi d’une majorité de députés de gauche au sein de la future Assemblée, l’élan indispensable à une transformation aussi radicale que durable de la société ne pourra venir que de la construction d’un vaste bloc des classes et secteurs sociaux dont l’intérêt commun est de se libérer de l’emprise du capital.
Au cours de la campagne de la présidentielle, Fabien Roussel avait placé cette préoccupation au coeur de ses propositions. Sans que la gauche ne redevienne le porte-voix du travail et des travailleurs, sans qu’elle permette à ceux-ci de disposer de droits nouveaux d’intervention sur l’économie et le fonctionnement des entreprises, sans qu’une nouvelle industrialisation accompagne le changement de modèle de production et de consommation qu’appellent les urgences sociale et écologique, sans que l’exigence d’égalité aux fondements des combats du mouvement ouvrier depuis ses origines ne se traduise en une perspective de refondation sociale, laïque, féministe et écologique de la République, sans que la France recouvre son indépendance pour défendre par-delà ses frontières l’ouverture d’une voie de progrès et de coopération entre les peuples, sans donc que le peuple de France parvienne à se réapproprier de nouveau son destin collectif, un très grand nombre de nos compatriotes, parmi les plus exploités et le plus désespérés, continuera à se détourner de l’action politique. Pire, il se montrera enclin à chercher son salut du côté du pire. Il faudra dès lors, dès les lendemains du 19 juin, conduire cette réflexion entre toutes les composantes de la gauche.
3. UNE RECOMPOSITION DANGEREUSE À DROITE
Dans le plaisir, qu’hommes et femmes de gauche, nous avons tous éprouvés devant nos succès électoraux dimanche dernier, le risque serait de négliger ce qu’ils se passe à l’autre bout de l’échiquier politique. Et pourtant, l’un des grands enseignements du 12 juin se trouve être la très forte progression de l’extrême droite. Quoi qu’il fût supplanté par notre coalition, le Rassemblement national tutoie les 19% de suffrages exprimés, le meilleur score de cette engeance détestable depuis la Libération. En 1956, le mouvement poujadiste avait atteint 12,64% des voix, et trente années plus tard, s’il envoyait 35 députés dans l’Hémicycle en profitant de l’instauration d’une proportionnelle, le Front national de Le Pen père ne dépassait pas les 10%. Cette année, les amis de Madame Le Pen gagnent 1 258 122 voix par rapport à 2017, et en additionnant leurs résultats à ceux des partis de Zemmour, Dupont-Aignan et Philippot, on atteint 24% des suffrages exprimés (soit une progression de 2 145 367 voix sur le total de l’extrême droite il y a cinq ans).
Nous verrons, dimanche prochain, si un « plafond de verre » continue d’empêcher les lepénistes de l’emporter dans de nombreuses circonscriptions, ou si la progression de la candidate Le Pen entre les deux tours de la présidentielle se trouve confirmée, enracinant le vote d’extrême droite comme jamais dans une consultation législative. Il est d’ores et déjà probable que le RN parviendra, cette année, à former un groupe à l’Assemblée, mais selon divers observateurs, s’il réussissait simplement à l’emporter dans une circonscription disputée par lui sur quatre, il pourrait faire élire jusqu’à 50 des siens. Une énorme tache brune sur la représentation nationale !
Un semblable résultat soulignerait l’enjeu de la recomposition qui se profile à droite. On le sait, contrairement aux pronostics, « Les Républicains » auront limité le recul que pouvait laisser présager la déroute de Valérie Pécresse le 10 avril. Avec un peu plus de 10% des voix, ils se trouvent en mesure de freiner leur effondrement parlementaire. Ce qui peut leur conférer le statut de force-charnière au Palais-Bourbon, si d’aventure « Ensemble ! » parvenait à n’y conserver qu’une majorité relative de sièges.
Pour faire passer ses textes de loi, casser les mécanismes de notre protection sociale, faire payer la dette et l’inflation au monde du travail, poursuivre le saccage de nos services publics, la Macronie basculera alors du côté où elle penche depuis 2017 : à droite, voire très à droite. Si une alliance, tacite ou assumée, entre la coalition macroniste et LR ne suffira ni à retrouver une stabilité institutionnelle, ni à offrir à Emmanuel Macron un soutien populaire à ses contre-réformes, cette amorce de recomposition d’un bloc bourgeois à la tête de l’État s’opérera sous la pression idéologique démultipliée du national-lepénisme.
L’histoire nous a suffisamment instruits à ce propos : lorsque la France entre dans les affres d’une crise conjointe du mode d’accumulation du capital et de la représentation politique autant qu’institutionnelle, comme c’est le cas dorénavant, c’est généralement du côté de solutions autoritaires que se cherche une issue, à moins qu’à gauche existât une alternative potentiellement majoritaire. Percuté, lors de son premier quinquennat, par l’irruption des « Gilets jaunes » , avant de l’être par l’épidémie du Covid-19, Emmanuel Macron avait échoué à stabiliser le bonapartisme au service de la finance et le dépassement de la nation dans le fédéralisme néolibéral dont il rêvait. La présidentielle de 2022 , puis ces élections législatives, sont en train de rebattre les cartes.
La tripartition politique, qui a absorbé les deux tiers des suffrages le 10 avril, se sera réalisé à travers une bonapartisation aggravée de notre vie publique, trois personnages emblématiques catalysant les énergies de leurs électorats respectifs. La poutre d’une réorganisation d’ensemble des équilibres politiques hexagonaux continuant de travailler, mais aucune force ne se révélant en mesure d’obtenir à elle seule le ralliement d’une majorité de Français autour d’une perspective de pouvoir stable, nous pourrions demain aborder l’un de ces moments de notre histoire où se cherche une formule de bonapartisme autoritaire. Un Rassemblement national faisant approximativement jeu égal avec les autres pôles de la vie politique pourrait y trouver l’occasion de peser fortement sur l’avenir du pays, voire d’en tirer le bénéfice principal.
Le danger se fait suffisamment proche pour que tout, absolument tout, fût mis en oeuvre pour éviter à notre peuple une pareille épreuve. L’union à gauche n’a nullement, je viens de l’écrire, réglé les questions cruciales du projet et de la stratégie à même de nous permettre de faire refluer l’abstention et de reconquérir une majorité populaire pleinement mobilisée en faveur du changement. Mais le « programme partagé » de la Nupes nous autorise du moins à rouvrir le chemin de réformes heureuses. Où le mouvement populaire pourra reprendre espoir et retrouver confiance en ses forces… Où la République pourra faire refluer le péril qui la menace… Et où la nation pourra, au-delà de ses frontières, porter le projet civilisationnel de droits humains primant sur la tyrannie de l’argent-roi. Dimanche 19 juin, permettre à une majorité de progrès de s’imposer, ou à défaut donner à la gauche les moyens de brider le pouvoir destructeur du tenant du titre, tel sera l’objectif du vote Nupes, partout où celle-ci conserve des représentants et représentantes.