Premières leçons d’un premier tour

La vague brune s’annonçait haute ce 30 juin. Elle aura été violente. Annonciatrice d’un possible basculement de la France dans un changement brutal de régime politique. En dépit du taux de participation le plus élevé (66,7%) depuis l’inversion du calendrier électoral, en 2001, le Rassemblement national et ses ralliés « ciottistes » auront vu se confirmer leur poussée, avec 10,5 millions de voix (34% des suffrages exprimés), soit presque un million de plus que le total Le Pen-Zemmour  du premier tour de la dernière présidentielle. L’extrême droite, ce faisant, sera arrivée en tête dans 297 circonscriptions, autrement dit plus de la moitié d’entre elles, quand elle n’occupait cette place que dans 20 circonsriptions en 2019 et 110 en 2022. 38 de ses candidats auront même fait leur entrée à l’Assemblée dès dimanche dernier, le parti lepéniste comptant le moins de représentants battus ou éliminés dès le premier tour (22 sur 564). Sa progression aura, à cet égard, été impressionnante, prolongeant ses bastions du Nord, de l’Est et du pourtour méditerranéen, d’avancées massives en Charente et Charente-Maritime, dans le Tarn et le Tarn-et-Garonne, dans l’Aveyron, en Haute-Savoie ou en Loir-et-Cher. Ce qui confirme qu’il n’aura jamais été aussi proche des portes du pouvoir. En comparaison, le bloc des droites (macronistes et représentants de LR non encore absorbés par le RN) aura essuyé une défaite sans appel, passant de 37,04% des voix aux législatives de 2022 à 26,61% cette année, le vote-sanction s’avérant particulièrement sévère pour le camp présidentiel, lequel n’aura dépassé les 40% que dans treize circonscriptions d’Île-de-France et se sera vu éliminé dans 152 cas, auxquels il convient d’ajouter le retrait de ses candidats dans 81 endroits dans l’entre-deux tours. À gauche, si le Nouveau Front populaire aura aussi bénéficié du regain de participation, il sera arrivé en tête des compétitions dans un nombre approximativement équivalent de circonscriptions à celui de 2022 (191 contre 194), et s’il aura fait réélire 32 des siens, il n’aura toutefois pas retrouvé 2,25 millions de voix, si l’on se réfère aux scores de ses composantes additionnées à la dernière présidentielle. Ce qui témoigne d’une dynamique incontestable mais limitée. La France s’en retrouve donc bien  au seuil d’une période extrêmement dangereuse de son histoire. Éléments d’analyse en quatre grandes leçons d’un premier tour annonciateur de convulsions sans précédent depuis longtemps

1. LE VOTE DE LA DÉTRESSE ET DE LA DÉPOSSESSION

Reconnaissons-le, le vote en faveur du Rassemblement national nous interpelle de nouveau. Avec un surcroît de violence ! L’extrême droite ne représente, en effet, plus la sainte-alliance du capital avec  les secteurs de la société cherchant leur survie sociale en s’opposant à la classe travailleuse, comme c’était le cas avant-guerre. Elle attire désormais à elle une immense part de celles et ceux qui, jadis, apportaient leur soutien à la gauche, dont ils attendaient le changement du quotidien. Le basculement aura, à cet égard, été spectaculaire, confirmant et amplifiant les indications qu’avaient fournies toutes les consultations électorales ces dernières années.

C’est chez celles et ceux qui perçoivent le moins — en dessous de 1200 euros net mensuels — que le RN aura le plus progressé : de 32% en 2022 à 38% cette année, alors que la gauche y aura régressé, de 38% à 35%. Pire, toujours en prenant en compte les études d’opinion, les ouvriers auront cette fois, pour ceux du moins qui se seront déplacés aux isoloirs, voté à 57% en faveur de l’extrême droite, soit 12 points de plus qu’en 2022, les employés auront fait de même pour 44% d’entre eux (soit 19 points supplémentaires), et les non-bacheliers à 49% (soit + 21%). Ce qui ne saurait évidemment faire oublier que, pour nombre d’électeurs et d’électrices appartenant à ce pays exclu du progrès et de l’espérance, le choix sera, cette fois encore, resté l’abstention, un ouvrier sur deux et un jeune sur deux n’ayant pas éprouvé le désir de se déplacer.

Cette ligne de fracture sociale aura, on le sait, recoupé une profonde fracture territoriale. Le soutien au national-lepénisme aura augmenté à mesure que l’on s’éloignait des métropoles : aux alentours de 40% dans les villes de moins de 10 000 habitants, 36% dans celles de 50 000 à 200 000 âmes, pour seulement 28% dans celles qui dépassent les 200 000 résidents. Lorsque l’on se remémore que c’est dans la France des sous-préfectures qu’avait surgi le mouvement des « Gilets jaunes », et que c’est également celle qui avait vu le plus grand nombre de manifestants rassemblés à l’occasion de la mobilisation exceptionnelle contre le passage à 64 ans de l’âge du départ à la retraite, il faut bien en déduire que le 30 juin aura d’abord été un vote de détresse sociale n’ayant trouvé de répondant politique nulle part ailleurs. Ce qui ne peut, évidemment, conduire à ignorer que les amis de Madame Le Pen et Monsieur Bardella auront également dû leur succès au ralliement d’un pan non négligeable de la droite la plus bourgeoise : celle des retraités aisés qui se seront reportés à 31% sur eux (contre 14% en 2022), et des revenus supérieurs (à 31% contre 15%). Ce qui témoigne de la recomposition en cours de ce côté, la dérive ultradroitière de Monsieur Ciotti n’en donnant qu’un modeste aperçu. 

Voilà qui confirme les analyses des géographes ou sociologues qui, depuis des années, à l’instar de Christophe Guilluy, nous alertent sur le recoupement des fractures sociales et territoriales, alertes qu’auront superbement ignorées la plupart des commentateurs et une très large partie de la gauche, trop occupée à célébrer ses succès dans ses « zones de confort ». J’y reviendrai. Voilà plus de dix ans, Guilluy écrivait déjà : « À l’écart de la France métropolitaine, des catégories hier opposées, ouvriers, employés, chômeurs, jeunes et retraités issus de ces catégories, petits paysans partagent désormais une perception commune des effets de l’intégration à l’économie-monde et de son corollaire — la métropolisation » (in Fractures françaises, Champs-essais, 2014).

Le constat nous renvoie à la dure réalité de la dégradation du rapport des forces entre les classes. À la faveur de la révolution néolibérale des quatre décennies écoulées, le grand capital, celui des marchés financiers et des actionnaires des entreprises transnationales, sera parvenu, d’un même mouvement, à réorganiser l’outil productif — via les délocalisations autant qu’à travers un vaste tissu de petites entreprises sous-traitantes de grands groupes —, le salariat — qu’il aura ainsi atomisé et privé de la puissance que lui avaient conféré ses concentrations industrielles, dans le même temps qu’il le balkanisait dans une multiplicité d’emplois précarisés —, et la structuration territoriale du pays — une très grande partie du monde du travail se retrouvant dans cette France que l’on a dorénavant coutume de qualifier de « périphérique » ou « rurale », quoiqu’elle ne soit plus seulement peuplée d’agriculteurs. 

C’est là que des millions de nos compatriotes vivent aux prises avec  de très grandes difficultés — et avec un immense sentiment d’abandon et de déclassement, de dépossession de leurs vies, pourrait-on même dire  —, leur éloignement des métropoles où se concentrent les richesses, l’absence ou l’insuffisance d’insfrastructures de transport, la ruine de nos industries, la transformation d’un État voyant affaiblir ses missions d’intérêt général jusque dans leur dimension régalienne, la quasi-disparition des services publics de proximité, ou l’impossibilité de se soigner par manque de moyens ou parce que cette partie de la nation aura vu se généraliser les « déserts médicaux ». Dans ce chaudron, auront fini par bouillonner tous les ressentiments. Une rage devant l’impuissance éprouvée à se faire reconnaître et entendre… La frustration devant l’éloignement du syndicalisme, dont ce segment du monde du travail ne perçoit pas qu’il est la résultante des grandes défaites subies au gré des années… La colère de voir la France n’être plus réunie par un grand dessein lui permettant de parler avec force au-delà de ses frontières… La dislocation des solidarités d’antan, alimentant un racisme d’atmosphère, qu’il réponde à l’envie d’apaiser son propre sort en se retournant contre plus mal loti que soi, ou qu’il exprime la recherche chez l’Autre de ce que l’on n’a plus soi-même… 

La gauche, depuis ses origines, avait construit la dignité des exploités en faisant d’eux le catalyseur de tous les combats émancipateurs. Avec le recul de son influence, le démantèlement de nombre de ses bastions municipaux et territoriaux, le recentrage aussi de certaines de ses composantes sur les secteurs où elle conserve un rayonnement mais qui sont aussi très éloignés de cette France qui se sent méprisée et oubliée, l’extrême droite sera parvenue à tisser dans la durée un maillage serré des territoires, ce qui lui aura permis de s’adonner à ce qu’elle sait le mieux faire : attiser les frustrations. Ce 30 juin, nos camarades Jean-Marc Tellier et Fabien Roussel l’auront payé de leur défaite dans les Hauts-de-France, après avoir pourtant mené jusqu’au bout la bataille, au corps-à-corps en quelque sorte, pour faire refluer cette résignation qui mène toujours à s’abandonner aux solutions du pire…    

2. À PROPOS DU SPECTRE DES ANNÉES 1930

La considérable poussée brune de ce 30 juin n’aura pas manqué d’alimenter la comparaison avec la montée des fascismes dans l’entre-deux guerres. Ne nous le dissimulons pas, entre les deux situations, existent de notable similitudes. La crise que connaît la République est la plus évidente d’entre elles, les institutions en place se retrouvant profondément ébranlées dans leur capacité à garantir la cohésion de la nation, le monarque présidentiel en principe clé de voûte de notre V° République faisant en outre l’objet d’une détestation telle que sa légitimité se révèle dorénavant en lambeaux. Quant aux principes fondateurs de notre existence collective, ils s’affaissent  sous la pression conjointe de la tentation du chacun pour soi, de la recherche de boucs-émissaires commodes à tous les maux de la société, de la montée en puissance des idées xénophobes ou complotistes. D’un moment historique à l’autre, un trait commun vient au surplus de l’inaptitude de la gauche et du camp progressiste à porter, auprès des victimes du système capitaliste, une réponse protectrice répondant à l’immense besoin de changement montant du pays profond. De sorte que, du brouillage de la perception des enjeux chez des millions de nos concitoyennes et concitoyens, et de l’égarement de nombre de consciences, seront sortis les monstres si bien évoqués par Antonio Gramsci lorsqu’il dépeignait ces circonstances si particulières où, les Lumières s’éteignant, les clairs-obscurs les plus déroutants peuvent se généraliser. 

Il est cependant une grande différence entre le moment présent et les années 1930. Le fascisme historique épousait l’ardente volonté des classes possédantes d’Europe d’écraser un mouvement ouvrier dont elles redoutaient qu’il ne parvienne, comme en octobre 1917 en Russie, à renverser des pouvoirs au service du capital. Léon Trotsky, dont on s’accordera à reconnaître qu’il aura été l’un des meilleurs analystes de ce phénomène, pouvait alors écrire, avec les mots de son époque : « Le fascisme n’est pas simplement un système de répression, d’actes de force et de terreur policière. Le fascisme est un système particulier d’État, fondé sur l’extermination de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du fascisme ne consiste pas seulement à briser l’avant-garde prolétarienne, mais aussi à maintenir toute la classe dans un état de fragmentation forcée. Pour cela, l’extermination physique de la couche ouvrière la plus révolutionnaire est insuffisante. Il faut détruire toutes les organisations indépendantes et libres, anéantir tous les points d’appui du prolétariat et exterminer les résultats du travail de trois-quarts de siècle… » (« Et maintenant », 27 janvier 1932, in Écrits 1928-1940, Édition spéciale 1959).

De nos jours, sur tout le continent, les formations héritières du fascisme s’avèrent mues par le projet, extrêmement menaçant, d’installer des régimes autoritaires « illibéraux » inspirés de l’exemple hongrois, doublés d’une évidente intention de reformater les sociétés sur des bases ethniques. Elles ne disposent néanmoins pas encore des moyens d’anéantir la démocratie, jusque dans ses dimensions juridiques. Car les classes dirigeantes se révèlent, face à elles, autrement divisées que dans l’Europe ayant émergé de la Première Guerre mondiale. 

En France, si la tentation de la remise en ordre à tout prix anime toujours les élites dominantes — ce qui explique la fameuse sortie de l’ancien numéro un du Medef, Monsieur Roux de Bézieux, faisant en mars 2023 de l’arrivée du RN aux manettes un « risque nécessaire » —, d’autres figures idéologiques du monde des affaires s’inquiètent à l’inverse du fait que l’extrême droite n’incarne pas une réponse cohérente au questionnement tenaillant le capitalisme français face aux mutations de l’ordre du monde : quelle insertion trouver au sein d’une globalisation en proie à des convulsions intenses et à des rivalités de puissances ? Trois personnalités, Philippe Aghion, Jean Pisany-Ferry et Alexandra Roulet, viennent ainsi d’écrire une tribune alertant leurs semblables devant les risques encourus d’un gouvernement national-lepéniste : « Avec le RN, nous risquons de nous engager dans un long parcours solitaire, et de détruire méthodiquement les solidarités internationales que nous avons patiemment construites au fil des ans. Parce qu’elle ne pourra pas obtenir des résultats, une Europe entravée  risque de ne pas survivre. Comment ne pas voir le coût économique que cela représenterait ? » (Les Échos, 3 juillet 2024). 

3. LUMIÈRES ET OMBRES SUR LE FRONT POPULAIRE

En un moment aussi crucial, où le Rassemblement national sera parvenu à se placer au centre du jeu politique, il ressort que les forces de gauche et écologistes auront eu mille fois raison de s’allier pour ne présenter qu’une seule candidature dans chaque circonscription. Elles auront, ce faisant, gagné plus de trois millions de voix par rapport au même scrutin de 2022, fait élire 31 députés dès ce 30 juin, et permis que ce soit le Nouveau Front populaire qui s’impose face à l’extrême droite, avec presque 28% des voix (contre les près de 34% lepéno-bardellistes).

Il n’en demeure pas moins que ce score ne peut obérer le défi que notre camp social et politique se devra de relever à l’avenir, sous peine d’aller vers de très graves déboires. Si nous progressons nettement depuis les dernières législatives, nous sommes loin de retrouver le total des voix s’étant portées sur les quatre candidatures de la dernière présidentielle (11 225 271), et ce sont principalement les métropoles qui nous y autorisent : 21 des députés réélus en cette fin juin sont issus de Paris et de sa petite couronne, la majorité des autres l’ayant emporté à Nantes, Rennes, Montpellier, Lyon, Marseille ou dans des communes limitrophes de ces agglomérations. Ailleurs, dans cette France périphérique et rurale que d’aucuns n’auront pas hésité à comparer à la « ceinture de la rouille » qui offrit un triomphe à Trump aux États-Unis, les candidates et candidats de gauche se seront trouvés à la peine — tels François Ruffin, Boris Vallaud ou Valérie Rabaut, sans même parler de nos camarades Jumel et Dharreville —, lorsqu’ils n’auront pas été purement et simplement balayés.

Le phénomène n’est pas nouveau, à ceci près que la leçon n’en aura jamais été tirée. Christophe Guilluy — je le cite de nouveau, pour laver ses travaux des procès qu’une certaine bien-pensance progressiste lui aura intentés — l’aura souligné il y a déjà longtemps, une partie importante de la gauche, « en épousant l’économie de marché », aura manifesté — ou laissé transpirer — « une indifférence croissante pour la classe ouvrière en particulier et plus massivement encore, pour les couches populaires des espaces péri-urbains et ruraux » (op.cit.). S’il n’est pas question ici de reprocher à cette gauche-là d’avoir voulu prendre en compte l’enjeu déterminant que représente l’écologie ou, plus globalement, les questions dites de société, si elle aura eu raison de se battre contre la ghettoïsation des quartiers populaires ou contre l’indignité des traitements discriminatoires dont sont l’objet les populations issues d’une immigration proche ou bien plus lointaine, elle n’en aura pas moins failli en ne sachant pas intégrer ces diverses dimensions de l’action transformatrice à un projet global de remise en cause du pouvoir du capital sur tous les aspects de la vie, et de l’exploitation du travail qui lui est intrinsèquement associée. 

Qui ne se souvient encore des phillipiques dirigées contre Fabien Roussel et le Parti communiste français parce que nous avions placé le travail au coeur de notre dernière campagne présidentielle, voulu défendre la République indivisible et universaliste contre la tentation de de lui substituer une Europe des régions mises en concurrence, osé nous revendiquer d’une laïcité de combat face aux offensives intégristes qui entendent en finir avec l’émancipation des individus, parlé de tranquillité publique et de sécurité quand tant de familles défavorisées souffrent des violences et autres incivilités ? 

La tendance n’est d’ailleurs pas propre à la France, et elle explique sans doute l’affaiblissement assez généralisé des gauches européennes, comme le relève l’écrivain italien Roberto Saviano en évoquant « le ressentiment pour une gauche, pour des libéraux qui ont été au cours des dernières années incapables de répondre aux nécessités essentielles des travailleurs et des employés : accès au logement, à la sécurité, à l’intégration sociale, la possibilité de bien élever des enfants, un système de santé efficace et cette possibilité, en travaillant dur, de s’épanouir, de progresser dans la hiérarchie sociale, le bien-être. La gauche a cessé de fournir des réponses en se montrant à l’opinion publique comme une force capable de défendre les droits civiques, mais pas les droits sociaux » (Libération, 2 juillet 2024).

Dans notre Hexagone, nos échecs dans les zones où se trouve concentré tout un pan des forces vives de la nation, celles qui ne vivent que de leur travail, auront été aggravés par le choix stratégique opéré par la composante devenue majoritaire au sein de la gauche. En décrétant que le clivage capital-travail n’était plus le déterminant premier à partir duquel se nouait l’affrontement avec la classe dirigeante, en allant même jusqu’à encourager les ressorts d’un communautarisme délétère pour s’assurer une influence électorale dans certains quartiers, en poussant ce choix jusqu’aux outrances prétendument radicales d’un discours censé s’adapter à une révolution citoyenne imaginaire, La France insoumise et son leader, Jean-Luc Mélenchon, n’auront fait qu’éloigner davantage de la gauche des secteurs de l’électorat qu’il eût fallu disputer pied à pied au RN. Sans oublier ces paroles dont l’ambiguïté était si évidemment recherchée, pour évoquer la situation au Proche-Orient, qu’elles auront amené un certain nombre de nos compatriotes juifs à ne pas voter à gauche face à l’extrême droite, ou du moins à hésiter longtemps. Le bilan devra en être soigneusement effectué, le retour aux fondamentaux du mouvement ouvrier se révélant essentiel si l’on veut pouvoir demain unir, autour du monde du travail dans toute sa diversité, l’ensemble des classes et catégories sociales ayant intérêt au dépassement d’un capitalisme si prédateur qu’il entraîne la société vers l’abîme.

4. UN SEUL ENJEU, LE 7 JUILLET

Au soir du premier tour du scrutin législatif, il était primordial de tout faire pour barrer au RN la route de la majorité absolue au Palais-Bourbon. Au terme d’une bataille politique intense, la majeure partie des candidates et candidats républicains arrivés en troisième position se seront désistés. L’ex-majorité présidentielle elle-même, en dehors de quelques voix semblant vouloir renouer avec la tragique formule disant avant-guerre préférer « Hitler au Front populaire », aura fini par renoncer au « ni-ni » qui eût ouvert un boulevard aux tenants du pire. À présent, il convient partout d’arracher une à une les voix qui interdiront à l’extrême droite de faire main basse sur la France. 

Que nul, en effet, ne se laisse prendre au mirage de la « dédiabolisation » du national-lepénisme. Bien sûr, celui-ci ne nous menace pas — du moins, pas encore — du déferlement des sections d’assaut sur nos institutions et dans nos rues. Il n’empêche ! Si cette extrême droite devait s’emparer des leviers de commande, portée par une vague telle que le pays n’en aura jamais connue en sa faveur de toute l’histoire de la République, elle ne se contenterait pas de mettre en oeuvre une orientation un peu plus brutale que celles prévalant aujourd’hui. C’est, à cet égard, une faute particulièrement lourde que de dire, comme le font certains, que Madame Le Pen ne ferait que du Macron aggravé de racisme. 

Partout où des régimes de cette sorte se seront installés, en Hongrie ou en Italie par exemple, ils auront corseté les mécanismes de la démocratie, annihilé les diverses formes de contre-pouvoir, miné l’indépendance de la justice, transformé les forces de police en instruments de leur gestion brutale des affaires publiques, colonisé l’appareil de l’État pour mieux étrangler les libertés individuelles et collectives, réduit à une peau de chagrin les droits syndicaux, mis au pas la presse et les médias…  L’« illébralisme » vers lequel auront convergé toutes les variantes de cette famille politique, n’aura certes pas liquidé les cadres juridiques censés garantir le pluralisme des opinions et des partis, mais il les aura vidés de contenu. Notre République, fondée sur le principe d’égalité entre les êtres humains et les citoyens devant la loi, quels que fussent leur couleur de peau, leur origine ou leur religion, sortirait inévitablement disloquée d’une pareille épreuve.

Par conséquent, à celles et ceux qui voudraient encore croire que le Rassemblement national n’aurait rien à voir avec le parti hier fondé par un ancien Waffen-SS accompagné d’une kyrielle d’anciens collaborateurs, au tournant des années 1970, le moment est venu de souligner, qu’en quelques jours à peine, la véritable nature — antisémite, raciste, complotiste — de nombre de ses candidats sera revenue en pleine lumière, et que la violence inhérente à cette tradition aura émaillée toute la fin de la campagne. Et, à ceux qu’endormiraient les projections des instituts de sondage, selon lesquelles le clan lepéno-bardelliste pourrait manquer la majorité absolue des sièges à l’Assemblée, il ne faudra pas, dans les heures qui viennent, manquer de rappeler qu’il lui reste des réserves de suffrages : ils auront dimanche dernier totalisé 10 868 501 voix quand Madame Le Pen en avait recueilli 13 288 686 à l’occasion du second tour de la dernière présidentielle. Nul ne peut, au demeurant, prédire ce que pourrait provoquer un fléchissement de la participation dans plusieurs dizaines de circonscriptions. C’est dire que, jusqu’au dernier instant, l’issue sera serrée.

Nous entrons dans un moment d’une gravité extrême. Que le Rassemblement national parvienne à conquérir le gouvernement, ou qu’il en soit écarté in extremis, c’est sous le signe d’une grande et durable instabilité que nous allons vivre. Une V° République à bout de souffle ; un président vomi par le pays et n’ayant plus aucun projet de nature à unifier le camp des Importants et à répondre aux attentes de notre peuple ; un parti anciennement majoritaire qui sera de toute évidence balayé par le suffrage des Français ; une droite traditionnelle qui n’en finit plus de se désintégrer et se révèle toujours davantage polarisée par son aile extrême au point qu’elle s’attend elle-même à de nouvelles secousses ; un pays qui ne veut plus vivre comme avant et qui cherche à l’exprimer de toutes les manières qui se présentent à lui, fût-ce les pires d’entre elles ; un mouvement syndical qui aura pris plus que sa part au barrage républicain, mais qui doit toujours digérer la défaite essuyée lors de la bataille sur les retraites ; une gauche qui aura su faire face sans pour autant refaire le terrain perdu au fil du temps : assurément, les lendemains de cette séquence électorale seront fort dangereux et imprévisibles. À nous de savoir interpréter ce que nous aura dit ce scrutin, ouvrir à la France un chemin de renouveau et d’espoir, reconstruire une perspective politique à même de retrouver la majorité de la nation, et trouver les instruments nous permettant de partir à la contre-offensive. 

Christian_Picquet

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