Marron plonge la République dans une crise sans fin

Aussi baroque que dangereuse apparaît la séquence politique qui se sera achevée avec la formation d’un gouvernement autour de Michel Barnier. Baroque, dès lors que c’est au prix de rebondissements ubuesques, d’épreuves de force picrocholines, de ballets d’égo indécents, de retournements de veste minables que le très conservateur, très néolibéral et très européiste nouveau Premier ministre sera parvenu à composer une coalition de la droite et de la Macronie, dont la durée de vie dépendra maintenant du bon vouloir des députés lepénistes. Dangereuse aussi, par le déni de démocratie que représente cette mascarade sans véritable précédent dans l’histoire de la République. Alors qu’à l’occasion des élections européennes, puis des législatives provoquées par la dissolution présomptueuse d’un président voulant — « quoi qu’il en coûte » — ignorer le verdict des urnes, les électeurs et électrices avaient exprimé leur désir de rupture, alors que le sursaut républicain d’une large majorité de Français avait empêché le Rassemblement national de s’emparer des leviers de commande, l’Hexagone se retrouve avec un exécutif composé de l’alliance des deux formations les plus sévèrement étrillées par le suffrage universel. Une alliance emmenée, de surcroît, par un personnage sans doute estimable mais issu d’un parti n’ayant recueilli que 5,41% des suffrages, et qui ne peut se maintenir en place sans l’approbation de l’extrême droite. Comme l’écrit, plutôt savoureusement, le politologue Benjamin Morel : « Quoique certains puissent en dire et s’en défendre, si le gouvernement tient parce que le RN ne vote pas les motions de censure, il s’agit bien d’un soutien sans participation. Ainsi, le centre et LR auront utilisé le ‘’front républicain’’ pour obtenir des députés, avec d’importants reports de voix de gauche, pour finalement former un gouvernement tenant grâce au Rassemblement national » (Le Figaro, 7 septembre 2024). Sans doute, Emmanuel Macron sera-t-il, ce faisant, parvenu à concrétiser ce à quoi il s’employait sans succès depuis les législatives par lui ratées en 2022, à savoir l’ouverture de son exécutif à la droite LR. Peut-être, aura-t-il su manoeuvrer en empêchant le Nouveau Front populaire de composer un gouvernement et de chercher à réunir des majorités à la Chambre sur des projets répondant aux attentes citoyennes — comme l’eût voulu le simple respect de la tradition républicaine, s’agissant de la coalition sortie en tête d’une élection générale. Il nous aura néanmoins propulsé collectivement vers un basculement politique dont il faut tout redouter. 

À bien y regarder, cette équipe ministérielle à l’avenir incertain se sera vue confier un double mandat : mettre en oeuvre les orientations économiques et sociales qu’attendent d’elle la Commission européenne et les marchés financiers ; et rétablir un semblant de stabilité institutionnelle en obtenant le soutien tacite du RN, grâce à la reprise d’une partie notable des thématiques identifiantes de ce dernier. Sur l’une comme sur l’autre de ces dimensions, elle entraîne le pays sur le chemin du désastre.

SUPER-AUSTÉRITÉ, AUTRE NOM DE LA GUERRE SOCIALE

Il suffit d’écouter Monsieur Barnier pour comprendre que c’est à l’élaboration d’un budget d’austérité brutal et cynique qu’il entend prioritairement se consacrer, en prenant pour prétexte le creusement de la dette publique ces dernières années. Certes, le nouveau locataire de l’hôtel de Matignon aura manifesté l’intention de rééquilibrer une fiscalité qui s’avère outrageusement favorable aux ultrariches et aux grandes entreprises. Reste que la correction demeurera dans les marges, et à destination seulement d’une opinion passablement exaspérée par les injustices qu’elle subit depuis trop longtemps. 

Depuis la déclaration de politique générale du Premier ministre, le 1° octobre, on sait que les amputations de la dépense publique s’élèveront à 40 milliards d’euros, purge sans précédent qui s’appliquera au budget de l’État pour 20 milliards, à celui de la Sécurité sociale pour 13 milliards, et aux collectivités territoriales pour sept milliards. À se référer aux lettres de cadrage préparées par Messieurs Attal et Le Maire, on devine à quel point ces mesures impacteront les moins fortunés de nos compatriotes, puisqu’elles prévoyaient déjà des coupes touchant aussi bien le budget prévisionnel de la mission santé (en chute de 44%), que le sport et la vie associative (- 13%), les investissements du futur (- 15%), l’agriculture et l’alimentation (- 7%), ou encore l’aide au développement (- 28%, ce qui confirme l’intention de traiter de l’immigration sous le seul angle coercitif, ignorant du même coup les raisons qui poussent tant d’hommes et de femmes à fuir la misère et les conséquences du dérèglement climatique dévastant le Sud).

Cet indigeste paquet budgétaire se révèle toutefois promis au plus retentissant échec, comme toutes les politiques ayant cherché à satisfaire les dogmes monétaires et financiers en vigueur dans le nouvel ordre capitaliste mondial. Il pèsera négativement sur l’activité, en un moment où le spectre de la récession plane sur l’Union européenne et où la croissance du produit intérieur brut s’annonce négative en France pour le quatrième trimestre de cette année. Par la poursuite de l’étranglement de nos principaux services publics et de nos collectivités territoriales, il fragilisera un peu plus une société déjà en proie à l’appauvrissement, à la précarité, au déchirement du lien social. Et, alors que dans son dernier rapport, l’ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, appelle les dirigeants de l’UE à investir massivement dans leurs redéploiements industriels afin de faire face aux concurrences américaine ou asiatique, la compression des dépenses de l’État aura des retombées catastrophiques sur notre industrie nationale. Et ce, alors que la production manufacturière s’avère en recul de 3% cette année, et que les créations d’emplois dans ce secteur sont en chute libre. De quoi conforter le diagnostic de l’économiste Olivier Lluansi : « Notre réindustrialisation semble être passée du statut de ‘’mère des batailles’’ à celui de ‘’front secondaire’’ » (in Réindustrialisation, Le Défi d’une génération, Déviations 2024).

À l’inverse du discours repris à l’envi par les idéologues du néolibéralisme, déficit et endettement sont, on le sait, la résultante de trois facteurs : la gestion des crises de  ces dernières années, qui aura conduit les gouvernants à satisfaire toujours davantage les exigences des marchés financiers ; des choix fiscaux qui, en multipliant les cadeaux aux plus riches, ont ponctionné sans fin les finances de la collectivité ; les politiques restrictives, qui ont plongé l’économie dans le marasme et ont interdit toute relance de l’activité. Une saignée de l’ampleur à présent envisagée sera, par conséquent, aussi préjudiciable aux besoins de la France qu’incapable d’atteindre l’équilibre convoité des comptes publics. 

L’exemple des États-Unis est là pour témoigner de l’inanité de ces tentatives d’« assainissement » à marche forcée, la dette publique y atteignant des sommets et le déficit y dépassant les 5% du PIB depuis 2020. Nul n’ignore, en effet, que dans le système de la globalisation marchande et financière, les principales économies ont besoin du levier budgétaire des États si elles veulent absorber l’excès d’épargne mondiale. Comme leurs gouvernements se refusent à augmenter les recettes fiscales en mettant à forte contribution les revenus du capital, et comme, sur le Vieux Continent en particulier, ils n’entendent déroger à aucun prix aux pratiques qu’ils ont mises en place au nom des traités les unissant, ils enferment leurs peuples dans la spirale sans fin des régressions sociales, des inégalités croissantes et du renoncement à l’audace que supposerait une nouvelle industrialisation de la nation, allant de pair avec la réelle mise en oeuvre de la transition écologique. En creux, augurant peut-être de débats importants au sein de l’élite dirigeante, Dominique Ceux l’admet lorsqu’il reconnaît que l’aigre potion du docteur Barnier « n’aura pas, par définition, d’effet positif sur la situation économique » (Les Échos, 24 septembre 2024).

Il existerait cependant, nombre d’économistes le reconnaissent, d’autres solutions pour aborder la question des finances publiques. À commencer par un changement de cap fiscal ou par une politique de relance propre à accroître les richesses produites, sans parler du recours à la création monétaire par le truchement de la BCE, comme les États s’y étaient résolus pour relever les défis des dernières crises financière ou sanitaire. Mais ce serait-là admettre l’absurdité d’années passées à poursuivre l’objectif, aussi chimérique que décrété intangible, du retour à un strict équilibre budgétaire… 

LIBERTÉS EN DANGER

Le corollaire d’une politique menant à l’impasse est, inévitablement, l’aggravation de l’autoritarisme. Engagée dès le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, lorsque sa volonté de transformer la France en « start-up nation » aura commencé à se heurter à la résistance des mouvements sociaux, cette tendance lourde se voit poussée à son paroxysme avec la composition du nouvel exécutif. Au sein de l’alliance constituée avec Les Républicains, il est patent que les courants les plus réactionnaires et conservateurs se retrouvent aux postes-clés. À l’image de Monsieur Retailleau, que ses nombreuses années passées aux côtés du vicomte de Villiers conduisent, naturellement, à devenir le trait d’union de ce gouvernement avec le RN.

Mesurons bien le message délivré par le nouvel hôte de la place Beauvau dès son entrée en fonctions. Qu’il affiche son inclination ultrasécuritaire n’aura surpris personne, puisque telle est la pente naturelle de l’équipe la plus à droite que la France ait connue, sans doute depuis celle dirigée par Maurice Couve de Murville au lendemain de Mai 68. Qu’il étende toutefois sa volonté de rétablir l’ordre jusque « dans les esprits » (interview au Figaro, le 24 septembre 2024), a quelque chose d’extrêmement inquiétant. Tout comme ses propos provocateurs décrétant que « l’État de droit n’est pas intangible, ni sacré ».

En République, un ministre de l’Intérieur a pour principales tâches d’assurer l’ordre public dans le respect de la loi et de la Constitution, de déployer tous les moyens nécessaires à la protection des citoyens, de permettre le bon fonctionnement de l’architecture institutionnelle des sommets de l’État jusqu’aux collectivités territoriales, de garantir l’organisation des scrutins, et éventuellement de protéger le libre exercice des cultes si cela entre dans le périmètre de son portefeuille. Il ne lui revient certainement pas de faire l’éloge de l’arbitraire, que conjure précisément l’État de droit. Sauf à vouloir étendre ses importantes missions à l’imposition d’un nouvel ordre moral, ce qu’on avait connu seulement sous Vichy, il ne lui appartient pas davantage d’étendre aux consciences, aux moeurs ou aux convictions intimes les prérogatives de la première des institutions régaliennes.

Gare à la dérive que pourrait annoncer pareil dérapage. Surtout si on  met celui-ci en regard d’autres diatribes, visant l’immigration — « La France ne peut pas être le pays le plus attractif dans le domaine migratoire », explique-t-il, laissant présager de prochaines tentatives de faire adopter les dispositions de la « loi immigration » qu’avait retoquées le Conseil constitutionnel, tels la suppression de l’aide médicale d’État, le durcissement des conditions du regroupement familial, ou l’instauration du délit de séjour irrégulier —, ou le supposé laxisme de la justice — « Nous avons besoin d’une rupture en matière de politique pénale pour garantir aux Français des sanctions fermes et rapides » —, l’ex-président des sénateurs LR semble bien vouloir chercher son inspiration du côté des pouvoirs européens influencés par l’extrême droite. 

À poursuivre sur ce chemin glissant, un seuil sera vite franchi, ouvrant grande la voie à l’avènement d’un pouvoir illibéral, qu’entraînerait nécessairement l’accession aux affaires des amis de Madame Le Pen. Déjà, n’en ignorons pas la gravité extrême, Monsieur Barnier semble vouloir, par ses appels téléphoniques réitérés à la dirigeante du Rassemblement national, pour obtenir son aval ou s’excuser des mauvaises manières de tel ou tel de ses ministres, ériger l’extrême droite en autorité tutélaire de son gouvernement.

DE LA FIN DU MACRONISME…   

Construite dans de pareilles conditions, cette coalition au centre de gravité inverse du vote des Français est appelée à gérer les affaires sans disposer du soutien d’une majorité de députés. Ce qui se traduira, à plus ou moins brève échéance, lorsque les nationaux-lepénistes en décideront, par sa chute. La première des conséquences de ces marchandages sordides, qu’en d’autres temps les nostalgiques du gaullisme auraient qualifié de « retour au régime des partis », sera d’approfondir encore la fracture entre gouvernants et gouvernés. La défiance qui affecte la politique — c’est-à-dire les élus, les partis et l’ensemble des institutions de la vie politique et sociale — en sera poussée à son paroxysme, emportant avec elle l’adhésion d’un très grand nombre de nos compatriotes à la démocratie elle-même. 

Les sondages en portent témoignage : les Françaises et les Français redoutent d’autant plus le chaos politique actuel qu’ils se sentent impuissants à faire entendre leur voix et à peser sur les décisions qui concernent leur avenir. C’est la raison pour laquelle ils plébiscitent la figure de Michel Barnier, dont les postures prétendument apaisantes leur paraissent trancher avec l’arrogance passée des petits marquis élyséens. En revanche, leur désaveu à l’égard de son gouvernement et de ses décisions futures se révèle sans précédent, s’agissant d’une équipe tout juste mise en place : il réunit contre lui 55% de « mécontents » (sondage Ifop pour le Journal du dimanche, 22 septembre 2024). « Ce n’est pas la personne de Barnier, mais les circonstances de sa nomination qui mobilisent une majorité de mécontents », commente le directeur de l’institut de sondages, Frédéric Dabi.

Quoique dorénavant retranché au Château, depuis lequel il feint de laisser les mains libres à l’autre tête de l’exécutif, Emmanuel Macron est toutefois le premier à faire les frais de cette impressionnante vague de rejet. Sur le papier, il peut évidemment se satisfaire d’être parvenu à embrouiller l’opinion de très longues semaines durant, et surtout d’avoir empêché l’arrivée à Matignon d’une personnalité issue de la gauche — nul ne saurait être dupe, la nomination un temps évoqué de Bernard Cazeneuve n’aura été qu’un leurre, à la concrétisation aussi illusoire qu’une désignation de Lucie Castets. S’il pense néanmoins être demeuré le « maître des horloges », par sa capacité à négocier avec l’actuel Premier ministre les équilibres de la  nouvelle dyarchie installée au gouvernail de la France, il n’en possède plus que les apparences. Pas plus que Monsieur Barnier ne dispose d’une majorité dans le pays et au Palais-Bourbon, l’hôte de l’Élysée ne conserve l’autorité qui lui permettrait de peser sur les événements. Le macronisme est aujourd’hui en « phase terminale ».

Dit autrement, la crise française s’avère dorénavant hors de contrôle de ceux qui ont décidé de diriger le pays en bafouant son suffrage. Résumons les dimensions enchevêtrées de ce maelström inédit depuis le moment où le général de Gaulle avait porté le coup de grâce à la IV° République vermoulue, et donné le jour à un système censé échapper aux jeux parlementaires. 

Le président de la République, qui avait obtenu le soutien enthousiaste du capital en lui promettant d’instaurer une gestion « verticale »  des affaires publiques afin de pouvoir mieux plier l’Hexagone aux normes de la globalisation marchande et financière, aura vu en une poignée d’années s’effondrer son projet et s’évanouir l’approbation de l’opinion. Lui qui se targuait d’avoir dynamité les partis d’alternance, à droite comme à gauche, et qui se louait de ne pas les avoir remplacés par son propre appareil politique — voulant agir sans contraintes dans la solitude de sa fonction —, aura fini par se retrouver isolé en son palais, assiégé par toutes les colères, et contraint in fine de bricoler en urgence une alliance avec l’un de ces partis qu’il se jurait de renvoyer aux décombres du « vieux monde »

Ladite alliance, formée sans la moindre discussion sur son programme, et sur la seule base de la volonté de ses contractants de faire payer au plus grand nombre l’addition des échecs des gestions libérales du passé, procède d’une opération si aventureuse qu’elle ne peut obtenir ni adhésion populaire, ni même soutien d’un nombre suffisant de députés pour faire adopter ses textes de loi. Autant dire que, au coeur même du dispositif gouvernant, il faut s’attendre à une multiplication des dissensions comme à des déclarations de candidature anticipant une possible démission présidentielle au cas où le blocage deviendrait insurmontable

… À LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE

Usée jusqu’à la corde depuis des années, la V° République tenait encore grâce aux mécanismes permettant à la haute technocratie d’assurer la « continuité de l’État ». Ses équilibres fondateurs avaient cependant perdu leur légitimité devant le pays, en même temps que leur efficacité. Le général de Gaulle, pour en revenir à lui, avait imaginé un subtil dosage entre un président auquel sa désignation directe par le peuple conférait une prééminence absolue, et un gouvernement censé, selon le texte de la Constitution, « déterminer et conduire la politique de la nation ». C’est en ce sens que la plupart des constitutionnalistes y auront vu un régime « semi-présidentiel » et « semi-parlementaire ». En temps de crise, comme en Mai 68 par exemple, cette répartition des rôles, plus formelle que réelle, avait permis aux pouvoirs en place  d’affronter les plus graves secousses.

Toutefois, l’instauration du quinquennat au tournant des années 2000, agrémentée de l’inversion du calendrier électoral — dans le but d’éloigner définitivement le spectre des cohabitations entre majorités contraires, et pour s’assurer que le résultat des élections législatives procède directement de celui de la présidentielle — aura initié une dérive présidentialiste sans fin du fonctionnement institutionnel. Ce qui aura dissipé l’illusion d’équilibre des pouvoirs, et mis violemment en évidence la logique intime sur laquelle reposait, en réalité, cette V° République dès ses origines. En 1964, et bien qu’il en ait oublié la pertinence le jour où le sceptre du monarque présidentiel lui revint, François Mitterrand la désignait en ces termes : « Il y a en France des ministres. On murmure même qu’il y a encore un Premier ministre. Mais il n’y a plus de gouvernement. Seul le président de la République ordonne et décide » (in Le Coup d’État permanent, réédition Julliard 1984).

Pleinement ouverte avec le second quinquennat de l’actuel tenant du titre, la crise de régime aura commencé à couver dès ce moment. Les pratiques d’un Nicolas Sarkozy ou d’un Emmanuel Macron, traitant leurs Premiers ministres en vulgaires « collaborateurs » et leurs ministres  en petits télégraphistes de leur volonté, n’auront fait que la précipiter. À mesure qu’une fraction grandissante de l’électorat se sera détournée des isoloirs, avec le sentiment d’être ignorée et méprisée des puissants, dès l’instant où la politique aura commencé à faire l’objet d’une défiance abyssale, le premier personnage de l’État, de « clé de voûte » des institutions sera devenu l’incarnation d’un césarisme aussi détesté qu’impuissant à proposer un cap à la nation. 

L’essentiel de la gauche n’ayant ni su dresser le bilan lucide de ses renoncements quand elle aura occupé les palais nationaux, ni voulu engager la réflexion sur les transformations profondes qu’appelait la lente désagrégation de la V°, c’est principalement l’extrême droite qui aura fini par capter les attentes de changement. Nous en sommes là ! Le débat ne pourra plus, demain, être esquivé, non seulement sur le changement d’un mode de scrutin conçu pour déformer la réalité des rapports de force électoraux, mais plus encore sur la révolution démocratique sans laquelle il sera impossible de rapprocher les citoyens et les citoyennes des lieux de décision, de les impliquer dans un processus ambitieux de délibération collective. 

Deux chemins peuvent, à présent, s’ouvrir à notre pays, à partir de cette crise conjuguée du régime et du cadre institutionnel. L’un mène à la « République jusqu’au bout », chère à Jean Jaurès, afin de doter le corps citoyen, et les salariés jusque dans leurs entreprises, de droits nouveaux à contrôler ce qui se fait en leur nom et à décider. L’autre nous entraîne à la dislocation de la République elle-même. 

L’histoire nous l’a enseigné à plus d’une reprise, lorsque le fonctionnement politique ne lui paraît plus en mesure d’assurer l’ordre auquel il aspire au service de sa domination, le capital est prêt à se tourner vers des solutions de force. C’est, précisément, ce qui aura amené ses secteurs dominants, pressés de modifier les équilibres au sein de la classe possédante, à recourir au projet bonapartiste porté en 1958 par le général de Gaulle, et à chercher de cette manière à infliger une défaite politique à la classe travailleuse et à ses organisations. Pour l’essentiel, écrivaient des années plus tard Jean-Paul Jouary et Arnaud Spire, l’avènement de la V° République exprimait « le processus général d’établissement du capitalisme monopoliste d’État en France. Mais l’élaboration de la Constitution, si elle s’effectue dans ce cadre, est bien, par certains côtés, l’aboutissement d’un processus de revanche politique de la bourgeoisie française après la défaite qu’a représentée pour elle la Libération » (in Le Coup d’État continue, Messidor 1985).

Il n’existe pas, de nos jours, de personnage aussi historiquement symbolique que Charles de Gaulle, double incarnation qu’il était d’une droite venue du marraussisme et de la Résistance nationale au nazisme et à la collaboration, qui l’avait amené à mettre en oeuvre les orientations du Conseil national de la Résistance. Figure de ce fait exceptionnelle, il lui aura été possible, au tournant des années 1960, et sans faire chuter la République, de faire preuve d’une grande brutalité dans sa gestion des affaires tout en soldant la terrible guerre d’Algérie, de se poser en surplomb des confrontations traversant la société, et de parvenir in fine à adapter le capitalisme hexagonal aux nouvelles coordonnées économiques de cette époque.

La France d’aujourd’hui se trouve prise dans le triple mouvement d’une financiarisation qui s’accélère, d’une révolution numérique qui transforme de fond en comble les modes de production des richesses, d’une globalisation qui se fragmente à mesure que les compétitions s’aiguisent entre puissances et géants multinationaux pour le leadership mondial comme pour la conquête des marchés. De nouveau, la classe dirigeante est à la recherche de nouvelles marges de manoeuvre au sein de cette gigantesque redistribution des cartes. Elle attend des politiques publiques qu’elles se mettent totalement à son service. Le grand danger du moment vient du fait que c’est l’extrême droite qui se montre candidate à apporter une réponse à cette attente, par l’influence électorale dont elle dispose à présent, grâce au solide appareil dont elle s’est dotée (contrastant avec la déliquescence de la Macronie et de la droite traditionnelle), et par le soutien que lui apportent de larges secteurs populaires. Avec elle, c’est assurément un changement radical de régime politique qui viendrait à l’ordre du jour. 

LA GAUCHE AU DÉFI DE L’AVENIR

Voilà qui confère à notre camp des responsabilités véritablement historiques. L’arrivée du Nouveau Front populaire en tête du second tour des dernières législatives ne saurait masquer que la gauche se heurte toujours à ce qui s’apparente à un « plafond de verre », à savoir son impuissance à franchir le seuil d’un petit tiers des suffrages exprimés, et à retrouver l’oreille de ceux qui auront longtemps constitué son socle social, cette ample partie du peuple travailleur qui, reléguée loin des métropoles et des lieux de pouvoir, se sent ignorée y compris des forces qui font profession de défendre ses intérêts. Elle ne saurait, pour ce motif, oublier que l’extrême droite aura, quant à elle, réuni près de onze millions de suffrages, dont une large partie provenait de ces territoires abandonnées par la République. De ce point de vue, parler de « victoire », comme cela aura été parfois le cas, relève de l’absurdité. C’est en fait la massivité du sursaut républicain qui nous aura permis de devenir la première force de l’Assemblée. 

Cette incontournable réalité devrait collectivement nous éviter ces impasses qui nous empêchent d’apparaître, aux Françaises et aux Français, porteurs de solutions à la hauteur de la tourmente qu’ils subissent. Ainsi, s’il était juste, par respect d’une démocratie piétinée par le chef de l’État, de revendiquer que Lucie Castets pût former un gouvernement auquel il serait revenu de rechercher des majorités autour de lois répondant à l’intérêt général, transformer cette exigence en incantation nous enfermerait maintenant dans un terrible décalage avec la réalité, les citoyens ayant maintenant saisi que la page avait été tournée. De même, appeler à la mobilisation pour la destitution du président de la République, via l’application de l’article 68 de la Loi fondamentale, entraînerait hommes et femmes de gauche vers un fatal constat d’impuissance, cette procédure institutionnelle n’ayant aucune chance de réunir la majorité requise au sein des deux Assemblées. Ou encore, se lancer dans des processus ayant pour principal objet la reconstruction d’une force sociale-démocrate dite « centrale » en vue de la prochaine présidentielle, comme d’aucuns le font depuis le Parti socialiste en évitant soigneusement de tirer les leçons de la débâcle passée du social-libéralisme, délivre au pays l’image d’une pathétique déconnexion des urgences du moment.

Une double démarche doit plutôt nous guider : reconquérir cet ample pan de la classe travailleuse qui s’est éloignée de la gauche et de l’engagement politique, et rassembler les forces vives de la nation autour des objectifs qui leur sont communs. Cela implique, en tout premier lieu, d’en revenir « au réel », à « ce que demande le peuple », pour reprendre les mots du dirigeant socialiste Boris Vallaud, à partir de son expérience de député des Landes (in En Permanence, Odile Jacob 2024). Donc de construire, à l’encontre de l’austérité ravageuse qui pointe, des batailles concrètes à vocation majoritaire, pour le pouvoir d’achat et l’augmentation des salaires, les retraites, le service public, une nouvelle industrialisation de nos territoires, la justice fiscale, la défense de la démocratie menacée…

Plus généralement, une série de débats fondamentaux doivent être ouverts et traités en profondeur, si nous voulons qu’un projet transformateur retrouve crédit et dynamique. N’en déplaise à tous ceux qui auront voulu, ces dernières années, tourné la page d’une politique de classe à même de réunir toutes les victimes du libéral-capitalisme, la question du travail, de sa revalorisation, de son sens, doivent être mis au coeur de la réflexion indispensable sur le nouveau modèle de développement qu’appellent les impératifs sociaux et écologiques de l’heure. Tout comme, alors que le besoin de protection s’exprime avec une puissance inégalée au sein des catégories populaires — et, notons-le, que la gauche s’est trop longtemps dérobée à certaines de ses dimensions, comme la tranquillité publique —, celles de la République, de sa refondation sociale et démocratique, de la défense intransigeante de la laïcité et de l’universalisme. Sans oublier, quand le  globe voit les théâtres de guerre se multiplier et que le danger de confrontation généralisée n’aura jamais été aussi grand depuis le second conflit mondial, le rôle de la France en faveur d’un ordre international de paix, de justice et de coopération entre les peuples. 

Nous ne nous hisserons cependant au niveau de nos responsabilités que si, loin des pratiques étroitement délégataires qu’aura systématiquement encouragées le présidentialisme, nous oeuvrons à développer l’intervention populaire au quotidien. Telle est la condition de la reconstruction du rapport de force entre capital et travail, et de l’émergence d’un nouveau type de rassemblement. À cet égard, si le Nouveau Front populaire nous aura permis d’affronter le dernier scrutin législatif, dont Emmanuel Macron espérait sortir gagnant grâce à la division de la gauche, les limites de ses résultats du 7 juillet exigent que l’on aille bien au-delà de cette coalition. C’est d’ailleurs en ce sens que le Parti communiste français aura appelé, dès cet été, à des états-généraux décentralisés, afin qu’ensemble forces de gauche, organisations de salariés, mouvements citoyens, jeunes se fassent entendre, partagent leurs expériences, défendent leurs propres propositions pour sortir du marasme. 

Le besoin s’en fait sentir dans des secteurs très divers. À preuve, dans le dernier numéro de la revue Esprit, qui ne se situe pas précisément dans le périmètre communiste, Anne Dujin écrit : « Il appartient donc à la gauche d’inventer les contours de nouvelles solidarités, qui passeront par le renforcement des moyens dévolus aux services publics, mais ne pourront s’y limiter. À cet égard, l’enjeu d’une revitalisation du lien social et des collectifs citoyens de proximité est certainement majeur. Non pas pour qu’ils suppléent à la disparition des services publics, mais pour qu’ils soient un lieu d’exercice de la vie civique dans toutes ses dimensions, d’expression des attentes et des besoins, et de recherche de solutions adaptées à des contextes spécifiques » (Esprit, septembre 2024). Combattre la crise de la légitimité politique que traverse la France, c’est clairement, à l’encontre d’Importants ne cessant de creuser la fracture avec le peuple, imaginer au plus vite une contre-légitimité démocratique…

J’en termine sur ce point. Rarement la France aura-t-elle été placée devant un avenir aussi incertain, à des reclassements politiques à ce point illisibles, à une ligne d’horizon autant brouillée. Les oracles de la pensée unique, qui surjouent la tranquillité d’esprit en expliquant que notre peuple serait désabusé et anesthésié, devraient se méfier : du vide qui s’approfondit entre les élites et le pays profond, peuvent surgir toutes les explosions et toutes les aventures. Que chacun et chacune prennent bien la mesure du fait que l’extrême droite, contenue dans les urnes mais non défaite politiquement, demeure au centre du jeu et se tient à l’affût pour retirer les bénéfices de l’incendie qui couve. Raison de plus pour que nous sachions, à gauche, nous départir des slogans décalés, des formules mille fois répétées pour plaire à des médias friands de disruption, des postures du bruit et de la fureur. Les Françaises et les Français attendent que les acteurs politiques prennent de la hauteur, leur parlent de leur devenir, leur proposent un chemin de justice et de responsabilité, autrement dit d’espoir. Il est grand temps de s’y atteler…   

Christian_Picquet

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