Depuis le 7 0ctobre, un temps de catastrophes et de dérives

Que dire de neuf à propos du terrible « Shabbat noir » du 7 octobre 2023 et des insoutenables atrocités qui lui ont succédé sur toute l’année écoulée ? En un an, j’ai écrit tant de notes sur ce blog, rédigé tant de tribunes ou de points de vue, répondu à tant de journalistes, participé à tant d’échanges ou de colloques que les mots me paraissent manquer pour dire, et redire, à quel point il s’avère impératif de sortir de l’horreur dans laquelle s’enfonce le Proche-Orient, au risque d’entraîner, un peu plus, le globe tout entier dans la spirale d’une violence d’où peut surgir demain un conflit généralisé. J’ai donc longuement hésité à m’exprimer de nouveau. Si j’ai toutefois décidé de reprendre la plume, c’est que les débats provoqués par ce funeste anniversaire dans notre pays, comme par tous les drames humains ayant suivi dans la région, ont  vertigineusement révélé que n’étaient vraiment pas à la hauteur toutes celles et tous ceux dont on eût aimé qu’ils fassent entendre avec force les exigences de paix dans la justice, de démocratie, de coopération entre les peuples.  

Faut-il vraiment le répéter ? Le 7 Octobre fut un pogrom antisémite de masse, le premier que le XXI° siècle ait eu à connaître. 1200 hommes, femmes et enfants y perdirent la vie, civils pour la plupart, appartenant même souvent au camp israélien de la paix comme ces kibboutzniks décimés au saut du lit ou ces jeunes festivaliers de la Tribe of Nova auxquels il ne fut laissé aucune chance d’échapper à la mitraille de miliciens enfiévrés de haine et de fanatisme. Plus de 2000 autres personnes furent blessés, et il s’en trouva quelque 200 à être pris en otages par l’organisation terroriste ayant conçu et organisé cette abomination. Rien ne justifiera jamais ces exécutions sommaires, ces viols, ces tortures perpétrés contre des individus délibérément ciblés parce que Juifs, Israéliens ou simplement résidents sur le sol israélien. L’ONG Human Rights Watch a publié, à leur propos, un rapport documenté et détaillé qui fait justice des allégations du Hamas et de ceux qui les relaient aujourd’hui un peu partout. Rien ne releva alors du hasard ou du « dérapage », encore moins de l’impréparation de la riposte israélienne, dans la commission de ces crimes sordides. L’infamie du massacre fut la résultante d’une stratégie délibérée. 

En se livrant à cette barbarie, le mouvement jihadiste a définitivement perdu le droit de se revendiquer de la cause palestinienne. Il a révélé au monde ce que nous étions nombreux à ne pas vouloir ignorer et taire,  dès avant le 7 Octobre : cette force, qui règne depuis 2005 sur Gaza et a largement profité des largesses des pouvoirs israéliens de droite l’ayant utilisé pour fracturer le mouvement national palestinien et affaiblir ses forces laïques, qui traque ses opposants démocrates et use systématiquement de la torture contre ses dissidents, qui promet le pire aux homosexuels ou aux personnes adultères, n’a fait que dessiner le projet totalitaire qui est le sien. Il appelle de ses voeux une Palestine débarrassée de ses Juifs et de ses mécréants, ce qui ne constitue pas une menace pour le seul État d’Israël, mais pour les Palestiniens eux-mêmes auquel il promet, non l’autodétermination nationale mais l’imposition inflexible de la Charia. Honte, ici, à ces personnalités, à ces organisations qui, en cette date-anniversaire, n’eurent pas un mot de compassion pour les victimes et leurs familles, pas une expression pour la libération des otages encore en vie, pas un propos de solidarité avec le peuple d’Israël dont une très grande partie se soulève pourtant, actuellement, contre ses dirigeants d’extrême droite. Il en fut même qui profitèrent cyniquement de l’occasion pour appeler à pavoiser les campus universitaires aux seules couleurs palestiniennes… J’y reviendrai. 

DE SINWAR EN NETANYAHOU…

Cette attitude s’est trouvée une justification morale à travers le slogan de certaines manifestations : « Tous les yeux sur Gaza. » Dénoncer ce qu’il faut bien qualifier de cécité sur les crimes du Hamas ne saurait, évidemment, conduire à la moindre mansuétude pour la réponse qu’y apportèrent Benyamin Netanyahou et son cabinet de fanatiques suprémacistes lorsqu’ils déchaînèrent, sur l’enclave palestinienne, toute la puissance militaire de cet État moderne et surarmé qu’est Israël. Depuis le 8 octobre de l’an passé, presque 50 000 tonnes de bombes, fournies par l’administration américaine, ont été déversées sur les 365 kilomètres carrés de ce minuscule territoire, que le blocus avait auparavant transformé en « prison à ciel ouvert », et ses 2,2 millions d’habitants. Avec environ 120 tonnes de fer et de feu tombées sur chaque kilomètre carré, la bande de Gaza est, ce faisant, devenue un bout de terre littéralement invivable puisque détruit à 70%, des dizaines de milliers de civils ayant été tués ou mutilés, l’essentiel de la population ayant été déplacé et ses conditions d’existence devenant de plus en plus menacées par les épidémies et les famines. Rien là qui autorise à parler de « légitime défense ». C’est plutôt à une basse action de vengeance et de punition collective, visant délibérément des innocents, que le pouvoir israélien a eu recours.

Quelque part, le fanatisme de Yahia Sinwar, chef du Hamas gazaoui, est parvenu à son dessein secret : entraîner le pouvoir israélien sur le chemin tragique des massacres de masse, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité en série, dans le but de retourner l’opprobre internationale contre les Israéliens assimilés à leurs gouvernants. Il savait rencontrer à coup sûr la volonté farouche d’un Premier ministre, placé sous la pression constante de sa coalition extrémiste, de se maintenir coûte que coûte en fonctions, sans avoir de comptes à rendre sur ses responsabilités dans la défaillance de ses services de sécurité le 7 Octobre. 

Il est sans doute tentant, au vu des atrocités insupportables perpétrées par Tsahal depuis un an, de parler de « génocide ». L’objectif de  Benyamin Netanyahou consiste incontestablement à pousser les feux de sa politique d’anéantissement de la revendication nationale palestinienne. Nul doute, d’ailleurs, qu’au sein de son gouvernement, du côté d’un Itamar Ben Gvir ou d’un Bezalel Smotrich, figures de proue du « sionisme religieux » et ministres de premier plan, il existe bel et bien une tentation génocidaire. Ceux-là ne cessent de le répéter, et leurs affidés des colonies de Cisjordanie s’emploient à concrétiser leur visée de constitution par la force armée d’un « Grand Israël », ils aspirent à régler définitivement la question palestinienne en forçant à l’exode, vers la Jordanie ou l’Égypte, l’essentiel du peuple spolié de ses droits fondamentaux depuis trop longtemps. Ce n’est pas pour rien que les Palestiniens vivent à présent dans la terreur d’une nouvelle Nakba, cette fuite éperdue à laquelle avaient été contraints 750 000 habitants arabes de la Palestine mandataire lors de la guerre de 1948-1949.

Pour autant, seule la justice internationale est compétente pour apprécier si les gouvernants de Tel-Aviv ont franchi le seuil de la volonté planifiée et théorisée de « détruire en tout ou partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux », pour reprendre les termes de la Convention sur le génocide créée en 1948, dans la foulée du Tribunal de Nuremberg, et ultérieurement ratifiée par plus de 150 États. En l’espèce, en dépit de l’hécatombe et de la violation délibérée de toutes les résolutions de l’ONU, ce dont les dirigeants actuels d’Israël devront un jour rendre compte devant un tribunal international, la Cour internationale de justice les a, à ce stade, enjoints de conjurer « le risque plausible de génocide » à Gaza. Appeler à empêcher un « risque de génocide » n’est pas constater que celui-ci est d’ores et déjà à l’oeuvre. La nuance a son importance, car c’est précisément la fonction de la cour de prévenir l’irréparable avant qu’il ne soit commis, comme nous le rappelle régulièrement Vincent Lemire. Par surcroît, ses appels imposent, aux humanistes du monde comme aux gouvernements soucieux d’agir pour le respect du droit international, d’appuyer ses efforts et non de les affaiblir en contestant le bien-fondé de ses appréciations. Comme le soulignait voilà peu l’historien Vincent Duclert, dont les travaux font autorité sur le génocide arménien, « il ne s’agit pas (…) de méconnaître la demande publique pour le procès pénal. Mais la justice (a) ses propres normes de fonctionnement, garanties de son sérieux et de son indépendance » (Le Monde, 24 avril 2024), le droit international se trouvant déjà suffisamment piétiné, de l’Ukraine au Proche-Orient en passant par le Soudan ou le Congo, pour que nul ne participe à le déchiqueter davantage. 

Si la pression de l’opinion contraignait présentement les États membres des Nations unies à adopter des sanctions contre le pouvoir israélien, à imposer un cessez-le-feu dans toute la région, et à faire suite aux réquisitions du procureur général de la Cour internationale de justice, Monsieur Karim Khan, afin que soient délivrés des mandats d’arrêt à l’encontre d’un Netanyahou ou d’un Sinwar, une victoire essentielle serait arrachée, propre à faire avancer l’exigence de partage de la souveraineté entre les deux peuples qui vivent sur la terre de Palestine.  

AU SEUIL DE L’EMBRASEMENT GÉNÉRALISÉ

Dès lors que l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » fut coordonnée, dans le cadre de « l’Axe de la résistance à l’entité sioniste » conduit par l’Iran avec le soutien de ses « proxys » (même si chacun de ces derniers disposent d’évidence d’une autonomie à l’endroit de leur puissant parrain), et dès le moment où la coalition suprémaciste israélienne fit le choix de la guerre à outrance pour se maintenir aux affaires, le Proche-Orient se trouva emporté dans l’engrenage fatal d’un conflit régionalisé de haute intensité. 

Des échanges de tirs entre Israël et l’Iran au printemps dernier aux  escarmouches constantes entre le Hezbollah et Tsahal à la frontière libano-israélienne, de l’exécution du chef du Hamas sur le sol iranien aux opérations qui décapitèrent une large partie de l’état-major de la milice chiite libanaise et coûtèrent la vie à son numéro un — et, peut-être, à son successeur désigné —, de l’envoi par la mollarchie de Téhéran de 200 missiles balistiques sur Israël, au pilonnage israélien du territoire libanais jusqu’à Beyrouth, de l’entrée de Tsahal au Sud-Liban aux frappes visant le territoire syrien, les tensions n’ont cessé de monter. Netanyahou a clairement résumé l’état d’esprit de sa coalition, lorsqu’i a menacé de transformer son principal voisin en « nouveau Gaza » si les Libanais ne se débarrassaient pas du « Parti de Dieu ». 

Parlons clair : aucun progressiste ne peut éprouver de la sympathie pour ce dernier. Même si ce fut sa résistance aux invasions israéliennes, de 1982 à 2006, qui lui permirent de s’implanter en profondeur dans la réalité libanaise, et plus particulièrement au sein de sa composante chiite, le Hezbollah est un mouvement intégriste, qui vit en étroite symbiose avec le pouvoir iranien, relaie ses objectifs de puissance dans la région, et n’a pas hésité en diverses occasions à recourir au terrorisme dans et hors de ses frontières. Là n’est toutefois pas la question soulevée par la guerre que vient de déclencher Israël. Pas plus que les massacres du 7 Octobre ne pouvaient justifier la destruction de la bande de Gaza, les provocations ou menaces répétées du Hezbollah contre Israël — n’oublions pas que c’est dès le 8 octobre que cette organisation islamiste commença à arroser de ses roquettes le territoire israélien —, sans parler des incitations du régime des mollahs à régionaliser ou même à mondialiser la guerre en vue d’en finir avec l’existence d’Israël, n’octroient la moindre légitimité aux nouvelles atteintes en cours à la souveraineté du Liban.

D’autant que, encouragé par la décapitation d’une bonne partie de la hiérarchie milicienne chiite, le pouvoir israélien paraît maintenant emporté par un sentiment de puissance qui le conduit à s’imaginer régler définitivement le sort de tous ses adversaires, très au-delà des théâtres d’opération actuels. Un objectif que tout esprit sensé sait inatteignable. L’exemple de Gaza n’en fait-il pas foi ? L’enclave palestinienne a été transformée en champ de ruines, mais si le Hamas a perdu nombre de ses membres, il est très loin d’avoir été détruit. Il ne fait, à cet égard, aucun doute que la poursuite et l’intensification des opérations de l’État hébreu sur le territoire libanais ne fera que redonner de la légitimité au Hezbollah et lui apportera de nouvelles forces pour combattre sur le terrain. L’islamisme totalitaire, loin de reculer, se nourrit toujours des envahissements sanglants et de la négation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. À l’inverse, il régresse quand la justice et la démocratie privent de carburant ses exhortations à la haine et à l’élimination de tout ce qui ressemble à un Juif, à un progressiste ou à un esprit libre.

C’est la raison pour laquelle la communauté internationale devrait s’opposer avec force au désir, récemment exprimé par Netanyahou et ses séides, de remodeler par les armes l’ordre régional. Certes, la puissance perse vient d’être sévèrement affaiblie à la suite de la mise hors de combat d’une large partie de ce qui lui servait de système de projection régionale. Sans compter que la théocratie aux affaires y est  simultanément défiée par le grand mouvement qui unit les femmes et la jeunesse aux formations démocratiques. Cela dit, ce serait reproduire des scénarios qui ont coûté fort cher dans le passé, en Irak par exemple au lendemain du 11 Septembre, que de céder au mythe qui semble vouloir s’emparer, selon le site Politico, de « hauts responsables américains de la sécurité nationale (qui) décrivent les opérations israéliennes au Liban comme un moment historique, qui remodèlera le Moyen-Orient pour le meilleur dans les années à venir »

Si cette montée aux extrêmes devait se concrétiser, que les dirigeants israéliens actuels choisissent de frapper le programme nucléaire de la République islamique, ses infrastructures pétrolières ou carrément les centres de commandement des Gardiens de la Révolution, la planète entrerait dans une guerre probablement longue, aux effets dramatiquement déstabilisateurs pour l’ensemble des pays de la zone, aux retombées économiques et énergétiques redoutables dans un contexte de fragilisation de l’ordre mondial, et aux conséquences potentiellement dévastatrices pour les pays occidentaux où elle encouragerait terrorisme, tentations identitaires et affrontements communautaires. 

Pour l’heure, beaucoup se rassurent en considérant que les protagonistes de cette confrontation mesurent leurs coups pour éviter l’enclenchement d’une dynamique fatale. Pour combien de temps ? L’histoire nous a appris que l’apocalypse surgissait souvent d’un enchaînement d’événements ou d’escalades dont plus personne ne maîtrisait les conséquences. Or, il se trouve que le Proche et le Moyen-Orient sont devenus le champ de manoeuvres de toutes les puissances  mondiales ou régionales, en belligérance pour redéfinir les équilibres planétaires. Nul n’ignore plus, alors que les États-Unis entendent à tout prix préserver leur suprématie dans une zone qui leur est toujours stratégiquement vitale, que la Russie a conclu un très important pacte militaire avec l’Iran des ayatollahs, que la Chine a considérablement accru ses parts de marché dans la région jusqu’à devenir le premier partenaire de plusieurs pays, que la Turquie accentue sa présence politique et économique dans le Golfe comme en Arabie saoudite ou en Égypte, que les Brics ont intégré plusieurs États du monde arabe. Le conflit israélo-palestinien se voit donc, dorénavant, surdéterminé par un choc  d’intérêts rivaux qui le dépasse, bien qu’il demeurât la clé de toute sortie des logiques de guerre.  

À cet égard, l’échec retentissant des Accords d’Abraham, sanctionné par le 7 Octobre, l’a parfaitement illustré : il n’existera d’apaisement dans cette région au plus haut point névralgique, tant que la question palestinienne ne recevra pas de solution politique durable. On ne peut,  dès lors, que partager cette opinion de Bertrand Badie : « Tous les conflits depuis 1945 le démontrent : l’usage de la force crée de nouveaux ressentiments, de nouvelles haines. Le Hamas et le Hezbollah peuvent être considérés comme des organisations terroristes, mais leur poids résulte aussi de leur capacité à s’insérer dans des sociétés qui souffrent et dysfonctionnent. Le nier, c’est être aveugle aux risques d’une reconstitution plus importante de leurs forces » (Le Nouvel Obs, 10 octobre 2024). 

Aussi, ceux qui, en France ou ailleurs, croient soutenir le droit à exister d’Israël en approuvant les menées aventurières de l’alliance ultradroitière qui en a pris la tête, s’aveuglent-il sur la menace que cette politique fait peser sur son peuple : ne jamais trouver de paix avec ses voisins. Ce qui ne ferait qu’accélérer l’étiolement de sa démocratie et  aggraver sa crise morale. Qui ne voit que le pays se retrouve à la croisée des chemins ? Ou il parviendra à demeurer cet « État juif et démocratique » qui fut proclamé à sa fondation et, quelles que soient les vices de son système politique en proie à la lente mais inexorable corrosion de la politique annexionniste mise en oeuvre dans les territoires palestiniens, il peut parvenir à trouver un chemin de coexistence apaisée avec son environnement arabe et musulman. Ou le projet sioniste des origines, quelque appréciation que l’on porte sur lui de nos jours, muera en une visée ultranationaliste, raciste et illibérale, ce qui ferait de lui un véritable État d’apartheid. C’est ce que recouvre, en creux, le face-à-face de deux réalités israéliennes, qui peuvent temporairement se retrouver unies face aux menaces extérieures et à la suite de la terrible épreuve que représenta le 7 Octobre, mais qui portent des visions radicalement antagonistes de l’avenir. L’exigence des gigantesques manifestations des dernières semaines, afin que la vie des otages ne soit pas sacrifiée aux desseins macabres de l’extrême droite au pouvoir ne fait, en ce sens, que réfracter l’opposition irréductible entre un judaïsme héritier de ses Lumières et pétri d’humanisme, et un cynisme belliqueux et sans scrupules.

Il en va de même de ceux qui s’imaginent défendre la légitimité du combat des Palestiniens en faisant fi de l’exigence de paix et de coexistence avec l’État d’Israël, et en reprenant des slogans ultimatistes souvent calqués sur l’argumentation des factions palestiniennes les plus fanatisées, trahissent-ils la cause qu’ils pensent servir. Le peuple spolié et vivant en exclu dans ses propres villes et villages ne trouvera pas le moindre horizon d’espérance dans une lutte armée ou dans un terrorisme dont l’objectif serait l’élimination de l’Autre. Seul le retour à la construction d’un rapport de force politique et diplomatique est susceptible de provoquer le débat en Israël et de contraindre les grandes puissances à sortir de leur passivité ou de leur complicité coupable face au comportement intolérable des gouvernants de Tel-Aviv. Seul, la refondation de l’Autorité palestinienne, afin qu’elle s’extraie de sa bureaucratisation comme de sa corruption, et le renouvellement de ses instances représentatives, en faisant refluer l’impasse du totalitarisme jihadiste, le mènera à l’autodétermination, à la justice et à la démocratie.  

LA PAIX ET LA JUSTICE CONTRE TOUS LES FASCISMES

Nous devons aux Palestiniens écrasés sous la force brutale d’une armée d’occupation, autant qu’aux Israéliens sentant leur construction étatique menacée à terme dans son existence même, une solidarité qui les aide à rouvrir entre eux le seul chemin à même d’arrêter le bain de sang : la paix dans la justice. Ils n’ont, pour cela, besoin ni d’appels hallucinés à une Intifada mondiale, ni d’un soutien aveugle aux dirigeants criminels d’Israël, car il n’existe pas de règlement militaire possible d’un conflit ayant débuté au siècle passé. 

La paix suppose la justice, condition de la coexistence future des deux peuples concernés, mais chacun sait qu’elle demandera du temps pour s’établir. Il importe donc d’en poser les premiers jalons : le cessez-le feu à Gaza comme au Liban ; la libération des otages israéliens et celle de prisonniers politiques palestiniens, à commencer par le plus symbolique d’entre eux, Marwan Bargouthi, héritier du meilleur des combats du mouvement national palestinien ; l’arrêt des livraisons d’armes que Washington organise à flux tendu en direction de Tsahal, et sans lesquelles le gouvernement Netanyahou serait vite contraint d’arrêter sa fuite en avant ; des sanctions contre cette équipe d’extrême droite prête à tout pour assurer sa survie politique, l’Union européenne disposant d’une arme décisive avec la suspension de l’accord d’association qui la lie à Israël ; l’évacuation de Gaza par les troupes israéliennes et l’arrêt de l’annexion de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est ; le renvoi simultané, devant les juridictions internationales, des responsables israéliens auteurs de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, comme des auteurs de la déferlante pogromiste du 7 Octobre ; l’arrêt des bombardements israéliens sur le Liban, le retrait de Tsahal du sud de ce pays, et l’application effective de la résolution 1701 du Conseil de sécurité enjoignant, à la fois, le Hezbollah de se retirer au-delà du fleuve Litani et les troupes israéliennes d’évacuer le sol libanais, la Finul devant retrouver son rôle de garant de la souveraineté du pays du Cèdre. L’objectif est, naturellement, l’ouverture d’un processus permettant demain à deux États de vivre sur la terre de Palestine.

À mesure qu’un fleuve de sang sans cesse plus profond sépare les deux peuples, et que se développent des haines inexpugnables, la « solution à deux États » se révèle mise en doute par beaucoup. La droite messianique et fascisante israélienne ne poursuit-elle pas, à marche forcée, la colonisation des terres de Cisjordanie, ne suggère-t-elle pas qu’elle pourrait ne jamais évacuer Gaza, n’appelle-t-elle pas à vider la Palestine de sa composante arabe, et la Knesset n’a-t-elle pas voté le 28 juillet 2024 une résolution stipulant que « la création d’un État palestinien au coeur de la terre d’Israël constituera un danger existentiel pour l’État d’Israël et ses citoyens » ? On ne saurait minimiser ces obstacles. Reste qu’à moins d’envisager qu’une des deux nations viennent à disparaître, l’une des deux populations étant contrainte au départ ou devant faire face à un processus de destruction, il n’apparaît pas d’autre dénouement envisageable pour garantir l’existence sécurisée de chacune. Nombre de ceux qui découvrent de fraîche date les vertus d’un État unique, certains dissimulant d’ailleurs de moins en moins qu’ils ne rêvent qu’à la disparition de la nation israélienne, préparent l’humanité à l’une de ces catastrophes humaines qui la marquent à jamais. La chose vaut également pour les tenants furieux du « Grand Israël ». 

Au point où nous sommes rendus, aucune avancée ne sera permise si on laisse l’issue de cette guerre, aussi séculaire que déséquilibrée, entre les seules mains de ses protagonistes directs. C’est à la communauté internationale, et singulièrement à la citadelle impériale américaine qui est le principal appui des sommets israéliens, qu’il appartient de créer les conditions d’une sortie politique de ce bourbier. Après tout, la création d’Israël a été validée par la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies ayant décidé, en 1947, d’un plan de partage censé accoucher de deux structures étatiques ; et c’est encore au sein de l’ONU que furent adoptées, depuis la guerre des Six-Jours, toutes les résolutions dessinant le périmètre des deux États (à partir de la « ligne verte », de l’évacuation des colonies, de l’édification d’une continuité territoriale de l’État de Palestine, du partage de Jérusalem et d’une négociation sur la question des réfugiés des guerres de 1948 et 1967). 

Si une telle possibilité voyait de nouveau le jour, nul doute que l’espoir renaîtrait de part et d’autre, y compris du côté israélien. Ami Ayalon, ancien commandant en chef de la marine israélienne et ancien patron du Shin Bet, auteur d’un ouvrage qui fit date (How Israel Become Its Own Worst Enemy, Steerforth 2020), rappelle opportunément un précédent : « Nous avons besoin de la communauté internationale. Elle seule peut nous aider à changer notre regard sur l’autre. Après tout, il y a eu un précédent. Le 19 novembre 1977, le président égyptien Anouar el-Sadate s’était rendu à Jérusalem, alors que les deux pays étaient en guerre. Son discours à la Knesset, dans lequel il reconnaissait notre droit à exister, a été retransmis dans tout le pays. Immédiatement, notre façon de ‘’voir l’ennemi’’ a changé. Je pense que les dirigeants internationaux — les chefs d’État américain et européens, les dirigeants des États arabes — doivent se mobiliser pour créer de tels moments » (L’Express, 10 octobre 2024).

L’appel concerne, au premier chef, la France. Ses liens historiques avec la région lui confèrent une responsabilité particulière. À cet égard, si l’on doit se féliciter qu’enfin Emmanuel Macron en appelle à un cessez-le feu et à l’arrêt des livraisons d’armes à Israël, comment ne pas déplorer que ces belles paroles ne soient suivies d’aucun acte, excepté l’envoi de Monsieur Le Drian au Liban, chacun se demandant ce qu’il y fait ? Si notre pays osait, à son tour, comme l’ont fait d’autres États européens et en sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité, reconnaître l’État de Palestine dans les conditions fixées par Nations unies, une très importante étape serait franchie dans la direction du retournement de situation qu’Amin Ayalon appelle de ses voeux.

C’est cet état d’esprit qui devrait maintenant animer le mouvement international de solidarité, ce qui suppose qu’il se débarrasse des extrémismes qui cherchent à le transformer en relais des stratégies mortifères qui engendrèrent le 7 Octobre .  

LE SURGISSEMENT D’UN ANTISÉMITISME À GAUCHE

Le 7 Octobre fut un traumatisme pour l’ensemble du monde juif. En Israël, il dissipa l’illusion tenace selon laquelle la puissance de Tsahal représentait une protection indéfectible pour un État né des persécutions antisémites et de la Shoah au XX° siècle, même si sa création enfonça un autre peuple dans une tragédie sans fin. Au sein des diasporas, il vint réveiller l’ancestral sentiment de précarité de leur existence qu’une mémoire toujours vive a légué aux Juifs et aux Juives, qu’ils soient ou non croyants, qu’ils se sentent ou non une affinité avec l’État hébreu.

De fait, le raid meurtrier organisé à la frontière de Gaza ouvrit, à l’échelle du globe entier, un nouveau moment antisémite. En France, il se traduisit par la progression de près de 200% des exactions commises contre des Juifs au premier semestre de cette année. Pire, comme une rupture terrible d’histoire, la gauche, qui s’était portée aux avant-postes de la défense de Dreyfus à la fin du XIX° siècle, voit en son sein exploser un antisémitisme revêtant des prétentions progressistes. D’aucuns ont parlé d’un « nouvel antisémitisme ». Je ne partage pas cette analyse. En réalité, les mots utilisés, les postures adoptées, le complotisme agrémentant les discours, tels qu’ils surgissent ici et là de la part d’une certaine gauche — ou de ce qui se prétend telle — ne font qu’emprunter à la vieille rhétorique de l’extrême droite, laquelle ne s’est d’ailleurs pas pour autant évanouie.

On peut, de nos jours, feindre de vouloir mobiliser contre la politique israélienne, ce qui de prime abord apparaît de bon sens, mais chercher avec obstination à dévoyer des réflexes justifiés de solidarité par des appels à créer une Palestine s’étendant « de la mer au Jourdain », autrement dit débarrassée de sa composante israélienne. On peut expliquer, avec la plus parfaite apparence de la bonne foi au vu de la catastrophe en cours, qu’un « génocide » serait actuellement perpétré en Palestine, mais il s’agit pour certains, minoritaires fort heureusement, de poursuivre l’obscur calcul de nazifier Israël, le but étant d’évidence d’évacuer toute idée de coexistence future avec l’État accusé de telles horreurs. On peut en appeler au sursaut des campus, ce que les hommes et les femmes de ma génération firent en d’autres temps en soutien aux peuples d’Indochine ou aux Noirs d’Afrique-du-Sud, mais il se trouve des réseaux pour retourner l’indignation contre les étudiants juifs, accusés d’être les complices du « sionisme criminel ». On peut même, sans que beaucoup s’en émeuvent, jusque dans les arcanes de la hiérarchie universitaire, déployer comme à Sciences-Po Lyon des calicots proclamant : « Le 7 Octobre est une révolte contre le colonialisme. » 

On pourrait traiter par le mépris ces dérives. Sauf qu’elles instillent dans les consciences un poison mortel pour la société française tout entière. Combien d’entre nous ont-ils entendu, ces derniers temps, des hommes et des femmes sincères déplorer la renaissance de l’antisémitisme, pour ajouter immédiatement cette nuance : « Mais tout de même, Netanyahou… »  Comme si la détestable idée s’était installée que la solidarité des Juifs avec Israël les rendait naturellement complices des dirigeants de ce dernier. Et puis, comment ne pas prendre la mesure de ces passages à l’acte ignominieux s’étant multipliés ces derniers temps, tels les agressions régulières de Juifs isolés, le viol à Courbevoie d’une jeune fille accusée de complicité avec Israël parce qu’elle avait simplement assumé sa judéité, ou l’attentat commis contre la synagogue de La Grande-Motte cet été. 

Un seuil d’alerte a été franchi. À force de renier ses référents universalistes originels, de substituer un identitarisme douteux à la question sociale, de manifester sa préférence pour les communautarismes le plus souvent initiés par des intégrismes réactionnaires à l’unité de classe des exploités quelles que soient leurs origines et leurs couleurs de peau, une partie de la gauche s’est retournée contre sa raison d’être. Il nous faut entendre l’appel angoissé de la sociologue Eva Illouz : « C’est la gauche qui a placé la dignité humaine au centre des institutions politiques. C’est à la gauche que nous devons notre progrès social et moral. Comment donc une partie de la gauche progressiste a-t-elle pu accueillir un massacre avec indifférence ou joie, en particulier sur les campus ? (…) Jusque-là, les crimes de l’identitarisme n’étaient pas plus graves que ceux d’avoir abandonné l’universalisme, l’économie et la classe pour le relativisme, la race et la culture, de répéter le mantra de l’intersectionnalité et de faire du blanc une couleur coupable. Cette politique s’avère désormais plus dangereuse : elle s’apparente à une vision quasi-religieuse du monde, insufflant à ses adeptes une mission eschatologique de salut et attribuant le mal radical à Israël » (in Le 8-Octobre, Généalogie d’une haine vertueuse, Tracts Gallimard 2024). 

Nous devons en tirer sans délai les conclusions qui s’imposent. Cessons de nous taire, ou de regarder ailleurs, lorsque des responsables ou des élus d’une importante formation de la gauche en viennent à multiplier les saillies nauséabondes parce que, de ce côté-là, on considère qu’elles sont le moyen de renforcer leur influence dans certaines populations et d’accéder demain au second tour de la présidentielle. Rompons vite avec ce qui confine à de la complicité ou à de la négation du danger, et qui consiste à ne voir, dans les mises en garde sur la montée de la haine antijuive, qu’une instrumentalisation servant les desseins israéliens ; c’est ce que viennent de faire, notamment, Serge Halimi et Pierre Rimbert en écrivant : « Il suffit dorénavant d’aligner soupçons, médisances et malveillances pour forger une preuve » (Le Monde diplomatique, octobre 2024). L’instrumentalisation existe bel et bien, nul n’est dupe, mais pour qu’elle arrive à ses fins, il lui faut toujours exciper de la réalité. Surtout, prenons garde aux mots employés, car ils peuvent devenir des vecteurs de détestation et d’égarement de la part de ceux qui les reçoivent : l’ambassadrice de Palestine en France, Hala Abou Hassira, vient par exemple de déclarer que « l’État d’Israël est une menace pour la paix et la sécurité » (L’Humanité, 7 octobre 2024). « L’État d’Israël »… Non son personnel dirigeant… Ce dont des personnes mal-intentionnés, ou peu au fait de la complexité du contexte proche-oriental, peuvent déduire qu’il y a urgence… à faire disparaître ledit État.    

Concluant son dernier ouvrage, Gilles Kepel écrit : « Les événements du 7 Octobre et leurs suites ont ainsi précipité un bouleversement du monde qui pousse ses racines dans la longue durée d’une histoire dont la mémoire est convoquée pour justifier les conflits qui déterminent le présent et le proche avenir du monde contemporain tout en fracturant nos sociétés selon des lignes de faille inédites » (in Le Bouleversement du monde, L’Après-7 Octobre, Plon 2024). Si tel est bien l’enjeu de la période qui s’ouvre, comme je le crois, rien ne saurait remplacer l’analyse étayée des événements, l’argumentation raisonnée et soucieuse de prendre en compte toutes les contradictions en présence, la détermination de ne pas faillir sur les objectifs recherchés. Surtout pas les appréciations bâclées, les indignations sélectives, les slogans générateurs d’égarements multiples. C’est à la nouvelle émergence d’un grand mouvement pour la paix que cette note, comme d’ailleurs celles qui l’ont précédée, voudrait contribuer.

Christian_Picquet

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