Difficultés sociales et dynamique d’une votation
Il fallait s’y attendre, la mobilisation syndicale de ce 7 octobre n’aura pas fait recette. Quelques milliers de personnes, tout au plus, rassemblées devant le siège parisien du Medef, sur le thème du « travail décent », dans une ambiance plutôt morose : quel contraste avec les manifestations toniques et combatives des 29 janvier, 19 mars et 1er Mai !
Déjà, les chevau-légers du sarkozysme, relayés par des médias audiovisuels sous contrôle, laissent éclater leur joie, feignant d’y voir le signe d’une approbation de la politique gouvernementale par… une majorité silencieuse qu’ils sollicitent à l’envi faute de la voir s’exprimer dans les sondages et dans la rue. C’est de bonne guerre, même si cela pourrait bien les conduire à de lourdes fautes s’ils se croyaient autorisés (dans la foulée de l’augmentation du forfait hospitalier, de la taxation des indemnités des accidentés du travail ou des nouveaux cadeaux fiscaux consentis au monde des affaires dans le projet de budget pour 2010) à faire dégringoler quelques nouvelles attaques sur une société déjà en proie à une authentique overdose de libéralisme. D’ailleurs, le Prince ne s’y trompe pas, qui se garde aujourd’hui même de revenir devant les travailleurs de Gandrange pour justifier ses promesses non tenues.
Redéfinir une stratégie de lutte
Comme celle du 13 juin, cette nouvelle journée d’action pose avec force la question de la stratégie de lutte propre à construire dans la durée un rapport de force face à la droite et au patronat. Si le front syndical a le mérite, en s’étant maintenu (à la seule exception de Force ouvrière, dont on voit mal comment, en quittant le front commun, elle pourrait défendre efficacement, ainsi qu’elle le prétend, l’idée de grève interprofessionnelle), d’exprimer la profondeur de la colère et de la souffrance sociales, il ne peut retarder davantage l’ouverture du débat indispensable, avec les syndiqués comme avec l’ensemble des salariés, sur les objectifs et les moyens de la contre-offensive qu’appelle la gravité des destructions auxquelles s’attellent les possédants et le pouvoir politique à leur service. Un sondage, que vient de réaliser l’institut BVA, est à cet égard des plus significatifs : si le mouvement social conserve le soutien d’une écrasante majorité de l’opinion (70% des personnes interrogées), près d’un Français sur deux doute clairement de l’utilité de rendez-vous se répétant à l’identique.
Celles et ceux qui manifestent aujourd’hui leur scepticisme, s’il leur arrive de lire ”Le Monde”, auront sans doute été un peu plus déconcertés par les propos de François Chérèque, publié précisément le 7 octobre, à propos du « déclassement » (”La Peur du déclassement” est le titre du dernier ouvrage du sociologue Éric Maurin), selon lequel, ”« alors que les gens sont en attente de reconnaissance individuelle dans le travail, la gauche leur répond : statut »”. Voilà donc un éminent syndicaliste reprenant à son compte la vieille antienne néolibérale selon laquelle ce serait faire preuve de conservatisme borné que de défendre des statuts, c’est-à-dire des conquêtes souvent arrachées de haute lutte, au lieu d’individualiser les parcours professionnels, donc de laisser les travailleurs aux prises avec des règles ne visant qu’à les mettre en concurrence les uns avec les autres. On voit, dans ce retour spectaculaire à des positions qui ont si lourdement nui au monde du travail, ce qu’autorisent le recul temporaire de la conflictualité et l’absence concomitante de réflexion intersyndicale large sur la construction d’une unité aussi durable qu’organisée à tous les niveaux et combative…
Il ne s’agit évidemment pas, ici, de prétendre qu’un simple appel à la grève générale suffirait à résoudre le problème posé, alors que tout atteste qu’il faut convaincre le salariat, dans toutes ses composantes et en tenant compte de ses attentes différenciées, qu’il est possible de gagner face à un adversaire qui n’a jamais été aussi soudé sur un projet de refonte réactionnaire de la réalité française. On ne pourra relever le gant sans un mouvement d’ensemble, mais il importe de le préparer en désamorçant cette spirale fatale qui verrait les diverses résistances s’isoler dans des postures défensives (à l’instar de ces travailleurs victimes de fermetures d’entreprises et se voyant contraints de se battre, dos au mur, pour la meilleure prime de départ possible), en faisant converger les mobilisations, en unifiant les revendications dans une plate-forme de nature à surmonter les divisions catégorielles ou sectorielles, en organisant la confrontation sociale sur la durée et en lui proposant les étapes à même de susciter une véritable montée en puissance.
Des conflits de terrain qu’impose l’avidité patronale à quiconque veut préserver sa dignité (face aux plans de licenciements, aux délocalisations ou au harcèlement managérial dont France Telecom fournit le terrible exemple), aux cadres de mobilisation unitaires qu’il convient de rechercher sur chacun des dossiers où se joue l’affrontement de classe et à partir de chaque secteur attaqué, sans oublier les rendez-vous nationaux indispensables à l’expression de la massivité du mécontentement, c’est un véritable plan d’action qui s’imposerait à présent. S’il veut répondre au souci légitime d’efficacité que reflètent les enquêtes d’opinion, ce plan se devrait d’associer, sous des formes appropriées, au côté des confédérations et fédérations syndicales rassemblées, l’ensemble des forces démocratiques et ceux des partis de gauche décidés à situer leur combat au plus près du combat social. Sans exclusive ”a priori”, mais sans concession quant à la défense des revendications surgies du mouvement populaire lui-même.
Front social… et politique
Cela m’amène à la grande leçon de la « votation citoyenne » du 3 octobre sur le service public postal. On a beaucoup mis en avant l’importance de la participation à cette consultation autogérée, bien au-delà des cercles militants de la gauche. On aura eu raison. Deux millions d’hommes et de femmes, ce n’est pas rien en une période où la vie politique se caricature elle-même et où la compétition des egos de quelques Importants, fruit de la présidentialisation exacerbée de notre V° République, signe l’étiolement constant imposé à la citoyenneté. En se rendant aux urnes de fortune installées dans la rue, ou dans les mairies de gauche qui accueillaient ce référendum extra-institutionnel, les citoyens auront accompli un formidable acte de défense de la démocratie dont on sait, depuis la Grande Révolution, qu’elle fait du peuple le seul souverain légitime.
Dès lors que, sur un pareil sujet, comme hier sur le traité de Lisbonne, on prétend les exclure de la décision, puisque le Parlement n’a jamais été à ce point vassalisé par la cour papillonnant autour du monarque élyséen, ils se seront réappropriés la parole. En un spectaculaire défi aux puissant… On comprend la hargne avec laquelle les envoyés du Château auront réagi, en tentant de discréditer une initiative ayant sans conteste exprimé la volonté d’une majorité de la population.
Précisément, l’organisation de cette « votation » constitue une fantastique leçon de choses. Fait suffisamment rare pour être souligné, des syndicats, des associations se seront regroupés dans le même collectif que des partis politiques. Non pour seulement défendre une revendication ou soutenir un conflit social, comme cela se faisait jusqu’alors couramment. Mais sur une grande question de société, qui cristallise un choix de politiques : l’action publique doit-elle être déterminée par la recherche de l’intérêt général, autrement dit de celui du plus grand nombre, ou s’incliner devant la loi d’airain de la valorisation maximale du capital, qui ne sert qu’une infime phalange d’actionnaires et de financiers ? Il faut remonter à la campagne référendaire de 2005 pour retrouver un tel engagement politique convergent.
À une nuance près, bien sûr… Cette fois, dans la bataille, se retrouvait le Parti socialiste en tant que tel. Qui ne s’en féliciterait ? Un journaliste d’une chaîne publique de télévision m’interrogeait pourtant, hier, sur les retombées électorales éventuelles d’un pareil événement. Le rassemblement de la gauche sur le même objectif de défense de La Poste pourrait-il ouvrir la voie à une nouvelle union en vue des échéances de 2010 et 2012 ? Pour que cela devînt possible, encore faudrait-il que l’appareil de la rue de Solferino aille au bout de son choix du 3 octobre ! Qu’il revienne sur ce qui l’a amené à mettre en œuvre, lorsque les siens gouvernaient, la funeste « stratégie de Lisbonne » et à initier les processus de privatisation des principaux services publics hexagonaux ! Qu’il cesse, en conséquence, d’expliquer que ce qu’il conteste s’agissant de La Poste ne saurait remettre en question ce qu’il fit à France Telecom, pour ne prendre que cet exemple ! Qu’il prenne enfin acte que le dogme de la ”« concurrence libre et non faussée »”, qu’il vient une nouvelle fois de plébisciter en approuvant le traité de Lisbonne, a placé l’économie mondiale dans la dépression que l’on sait, et que s’en émanciper supposerait de faire revenir dans la propriété publique tous les secteurs de l’activité correspondant à des besoins vitaux de la population ! On en est de plus en plus éloigné lorsque la majorité des dirigeants socialistes fait de François Bayrou le centre de ses interrogations sur ses alliances gouvernementales futures…
Cela dit, la coalition réunie en défense du service public postal interroge sur la relation nouvelle qu’il conviendrait de nouer entre le « social » et le « politique ». Si l’indépendance du premier envers le second, pris sous l’angle du champ partidaire, ne souffre pas d’exception, l’indifférence réciproque ne mène qu’à l’affaiblissement des processus populaires sans lesquels il n’est pas de changement véritable à espérer. Jadis, et sans oublier que les renoncements de ses gouvernements finirent dans l’un des pires écrasements qu’ait eu connaître le mouvement ouvrier français, le Front populaire sut faire coexister en son sein syndicats, associations et partis. La dynamique ainsi créée ne fut pas pour rien dans l’irruption de la grève générale sans laquelle ni les 40 heures, ni les congés payés n’eussent pu être arrachés. Tout près de nous, le LKP guadeloupéen, sans y chercher un modèle exportable, représenta bien davantage qu’une direction du soulèvement populaire et national de l’île ; il fut un début de réponse politique aux impasses d’une domination coloniale…
D’évidence, on n’a pas pris l’exacte mesure de ce que dessinait, quoiqu’en pointillé, la bataille contre la privatisation de La Poste. C’est à une véritable réflexion qu’elle nous invite. Sur les modalités et les instruments de la transformation sociale. Sur les alliances à rechercher pour y parvenir. Sur la nouveauté que pourrait recéler une problématique de front politique et social, respectueux des prérogatives de chacun, cela va sans dire. Le 3 juillet, lors du débat de la Mutualité sur les contenus de l’alternative, ou à l’occasion de la Fête de l’Humanité, les organisations du Front de gauche ne l’ont qu’à peine entamée…