La gauche et la République

Dix ans ! Les 7, 8 et 9 janvier 2015, le terrorisme islamiste frappait Paris. Le coeur battant de la rédaction de Charlie-Hebdo exécuté par un commando voulant « venger le prophète » — huit amis que nous avions pris l’habitude de côtoyer dans toutes les batailles pour le droit et la justice —, des policiers fauchés au hasard par ces sectateurs enfiévrés par leur détestation de la liberté, quatre clients de l’Hyper-Casher de la Porte-de-Vincennes victimes à leur tour de la hargne antisémite d’un preneur d’otages, venaient alors nous rappeler que la barbarie obscurantiste était entrée en guerre ouverte avec tout ce qui pouvait incarner, à ses yeux, l’esprit des Lumières et les principes d’une République se proclamant laïque et fraternelle. Beaucoup avaient alors négligé l’avertissement que constituaient, trois ans auparavant, les attentats perpétrés contre des militaires à Montauban et l’école juive Ozar Hatorah de Toulouse. Une décennie plus tard, du Bataclan à la Promenade des Anglais, en passant par tant d’autres villes sur lesquelles l’intégrisme meurtrier laissa son empreinte sanglante, pas moins de 300 hommes, femmes et enfants furent assassinés : Juifs de nouveau érigés en victimes expiatoires des tourments de l’humanité, professeurs attachés à la laïcité et passionnés par la formation de jeunes esprits critiques, journalistes et caricaturistes refusant la tyrannie du penser conforme, ou encore passants et jeunes que des apprentis-miliciens incultes autant qu’illuminés considéraient comme des mécréants du fait de leur soif de vivre… Il se révélait ainsi qu’en livrant la planète à la violence déchaînée d’un capitalisme financier avide, et en s’attaquant à tout ce qui pouvait contrarier sa soif de puissance, à commencer par la démocratie, la globalisation néolibérale avait pavé le chemin à de nouveaux totalitarismes. En l’occurrence, à celui qui prétend instaurer la loi de Dieu au moyen d’un Jihad mondialisé. On eût dû, face à cette nouvelle menace, au fond soeur jumelle d’extrêmes droites érigeant leur xénophobie en réponse aux peurs de sociétés fracturées, voir la gauche affronter unanimement ces fauteurs de haine. Ce ne fut pas le cas. Au nom de la tolérance, d’un antiracisme ou d’un anticolonialisme dévoyés, d’un antisionisme flirtant de plus en plus souvent avec un antisémitisme « d’atmosphère », ou encore parce que des calculs électoralistes l’amenaient à encourager un communautarisme délétère, une partie de ce qui était hier encore notre camp se retourna contre ses engagements originels. C’est ainsi, et pour ne prendre que cet exemple, qu’un Jean-Luc Mélenchon avec lequel j’avais longtemps partagé la même adhésion à l’idée de République sociale, se mit à accuser violemment la rédaction de Charlie de dérive extrême-droitière pour ses prises de position joyeusement anticléricales. Cela ne fit qu’accélérer un grand dérapage. En ce dixième anniversaire de l’assassinat des huit de Charlie, j’ai pu lire, avec effarement je l’avoue, dans des colonnes où je n’imaginais pas trouver ce genre de choses, que la dénonciation de la bigoterie intégriste relevait de « l’obsession anti-islamiste » (comme si c’était une tare !), « voire quelquefois antimusulmane » (comme si la contestation d’une religion pouvait se confondre avec une insulte aux croyants). Il est donc, de nos jours, devenu de bon ton de se dire « Charlie malgré Charlie », en oubliant au passage que le désaccord avec des artistes — la caricature journalistique étant une oeuvre —, ou avec les orientations d’une rédaction, ne peut d’aucune manière justifier qu’on les laissât seuls face à des menées liberticides et criminelles. Le si regretté Charb avait, à ces Tartuffe prétendument progressistes, répondu par anticipation, dans une cinglante missive qui vaut à présent d’être relue : « Si tu penses que la critique des religions est un racisme, si tu penses qu’on peut rire de tout sauf de ce qui est sacré pour toi, si tu penses que les athées de gauche font le jeu des fachos et des xénophobes, si tu penses que défendre l’islam est le meilleur moyen de défendre les musulmans, si tu penses que l’islamophobie est le pendant de l’antisémitisme, si tu penses que les sionistes qui dirigent le monde ont payé un nègre pour écrire ce livre, alors bonne lecture, cette lettre a été écrite pour toi » (in Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, Les Échappées 2015). Au fond, ce sont deux rapports à la République que réfractent les réponses divergentes à la question posée en ce dixième anniversaire : la gauche est-elle encore Charlie ? En guise de contribution au débat ici soulevé, je publie ci-dessous le texte de la conférence donnée, en compagnie d’Emmanuel Maurel, de la Gauche républicaine et socialiste, à l’occasion de la dernière université d’été, au mois d’août dernier, du Parti communiste français. Elle traitait, précisément, de cette relation de la gauche à la République. 

 « On nous a demandé, à Emmanuel Maurel et à moi, de plancher sur le thème : ‘’ La République, un enjeu de classe ? ‘’

« C’en est en effet un, si l’on veut bien considérer d’abord, dans toute son ampleur, une crise française qui se révèle sans précédent depuis, au moins, les origines de la V° République.  On évoque souvent, dans le débat public, une ‘’ crise démocratique ‘’ pour caractériser la situation de notre pays. En fait, la réalité s’avère bien plus grave, dans la mesure où nous avons affaire à trois crises entremêlées.

UN ENJEU FACE À LA CRISE FRANÇAISE ACTUELLE

« Il s’agit d’abord d’une crise de toutes les formes de la représentation politique et institutionnelle, laquelle se traduit par des taux d’abstention en hausse constante à l’occasion de tous les scrutins, y compris l’élection présidentielle et les municipales auxquelles les Françaises et les Français participaient le plus jusqu’à une période récente.

« Cette première crise recoupe les réorganisations territoriales dont la contre-révolution néolibérale a accompagné le remodèlement de l’ordre productif creusant, sur les quatre décennies écoulées, des fractures qui voient une très large fraction de la classe travailleuse et des catégories populaires se sentir ignorée, méprisée, et donc exclue des mécanismes de la démocratie représentative. 

« Cette rupture du lien de représentation est d’une extrême gravité, dans la mesure où, si le sentiment s’installe que la démocratie est devenue pure incantation, toutes les aventures deviennent possibles, surtout si la gauche, le mouvement ouvrier, les forces progressistes ne sont pas à la hauteur du défi. J’y reviendrai.

« À quoi s’ajoute la deuxième crise, celle du régime dans laquelle le second quinquennat d’Emmanuel Macron s’est maintenant installé. Dans ces institutions, le monarque présidentiel est censé être la clé de voûte du fonctionnement politique. Mais aujourd’hui, le chef de l’État a précisément perdu son autorité et sa légitimité. Y compris auprès de la classe dominante qu’il avait, en 2017, su rassembler derrière lui, mais à laquelle il ne propose plus aucun projet en un moment où la globalisation entre dans une phase aiguë d’émiettement et de convulsions, posant au capitalisme français la question de sa place et de ses marges face à ses concurrents.

« De cette double crise, de la représentation et du régime, dont les divers éléments s’articulent, on ne sortira pas sans concevoir une nouvelle architecture institutionnelle. A minima, le changement du mode de scrutin se posera à brève échéance : le système majoritaire à deux tours a pour vocation de déformer la réalité politique du pays dans l’objectif d’accoucher de majorités politiques, mais son efficacité devient problématique lorsque le parti dominant peut — comme c’était le cas jusqu’à une date récente — disposer d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale alors qu’il ne représente que 15% ou 20% des électeurs inscrits. Le mécanisme aura fini par se dérégler, lors des dernières législatives, qui auront débouché sur une Chambre sans majorité. De ce point de vue, Pierre Mendès France, qui n’était pas précisément de la famille communiste, avait posé cette question de la légitimité populaire du fonctionnement institutionnel dès 1962, alors que la Constitution voulue par le général de Gaulle venait juste d’être approuvée, dans l’un de ses plus brillants ouvrages politiques, La République moderne : ‘’ La démocratie de l’État peut-elle vivre si le plus grand nombre possible d’individus ne participe pas à la gestion des affaires ? Non, car la démocratie ne se localise pas au sommet. ‘’

UNE CRISE DE LA RÉPUBLIQUE ELLE-MÊME

« De cette nouvelle configuration, découle la troisième crise, celle qui affecte la République elle-même. 

« Depuis 40 ans, la contre-révolution néolibérale se sera employée à dynamiter les principaux piliers de l’État social, issus en particulier du programme du Conseil national de la Résistance : la protection sociale, les services publics, les politiques publiques destinées à limiter la toute-puissance du capital en matière d’emploi, de budget, de choix industriel ou de fiscalité. Elle aura financiarisé l’économie, au prix de la désindustrialisation que l’on sait, et du recul des souverainetés sanitaire, alimentaire, numérique, ce que la pandémie du Covid-19 aura si bien mis en évidence. Elle aura organisé la déliquescence de l’État, jusque dans ses missions régaliennes, afin de l’adapter aux besoins du nouvel âge du capitalisme. Elle aura favorisé les idéologies du repli sur soi, de la concurrence de tous contre tous, de l’individualisme et du consumérisme exacerbé, avec notamment pour conséquences de déliter l’idée même de pacte social liant les citoyens dans la recherche de l’intérêt général, de favoriser la montée des violences comme des incivilités, de permettre la flambée du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme. Tout cela aura conduit à la fragmentation d’une société dont les différents segments ne parviennent plus à faire nation, comme à la rupture entre l’État et le corps citoyen, dont les demandes de protection en tous les domaines ne sont jamais satisfaites. 

« De sorte que c’est la devise officielle de la République qui, pour une très grande partie du peuple, fonctionne à vide. La liberté, lorsque le néolibéralisme s’épanouit désormais dans des formes d’autoritarisme liberticide, dont le pouvoir macronien est un exemple, mais qui prend aussi en Europe la forme de gouvernements illibéraux. L’égalité, lorsque la richesse s’accumule à un pôle de la société mais que la précarité et la pauvreté grandissent à l’autre. La fraternité, parce que la République s’est construite dans notre pays, dès sa naissance, autour de l’idée d’union des individus dans leur humanité sociale et dans la citoyenneté qui les rassemble.

« Le symptôme le plus évident de cette crise de la République n’est autre que la montée de l’extrême droite. Toujours, dans l’histoire française, lorsque la République se sera affaissée, on aura vu cette famille politique s’approcher du pouvoir ou s’en emparer. Ce fut le cas au XIX° siècle avec les tentatives récurrentes des forces cléricalo-monarchistes de la renverser ou avec l’épisode du boulangisme ; en 1940 à travers la ‘’ Révolution nationale ‘’ triomphant à la faveur de l’occupation hitlérienne ; ou en 1958 lorsque les tentatives factieuses des généraux d’Algérie furent très près de réussir.

« L’enjeu, et c’est la raison pour laquelle la crise française devient un défi majeur pour la gauche et le mouvement ouvrier, donc un ‘’ enjeu de classe ‘’, est dès lors de permettre aux forces vives de la nation, celles qui ne vivent que de leur travail, d’affirmer leurs propres solutions au chaos politique que nous connaissons. Sinon, comme toujours, c’est du côté d’une solution bonapartiste autoritaire que le capital se tournera pour y trouver une issue conforme à ses intérêts. Le vieil Engels avait parfaitement identifié l’un des traits de l’histoire française, quand il avait affirmé que ‘’ le bonapartisme est la vraie religion de la bourgeoisie française ‘’. Dans les circonstances présentes, il nous faut être particulièrement conscients que le Rassemblement national postule à devenir la force structurante d’un tel changement de régime. Il s’est construit une base populaire dont est dorénavant dépourvue la droite traditionnelle, et il se présente volontiers à la classe dirigeante comme la seule force suffisamment structurée pour remettre de l’ordre dans la société française (d’où les édulcorations les plus récentes de ses promesses prétendument sociales).

RETOUR SUR L’HISTOIRE

« La question de la République est également un ‘’ enjeu de classe ‘’ de par l’histoire.

« Les peuples, les nations ont une histoire, tourmentée, complexe, contradictoire, évidemment. Cette histoire détermine des repères dans la conscience collective, des traditions politiques et culturelles, des imaginaires. À cet égard, l’histoire de la France depuis un peu plus de deux siècles ne peut se dissocier de l’effet de souffle que posséda la Grande Révolution. Je veux parler du processus exceptionnel par lequel le mouvement populaire d’alors, en s’engouffrant dans le renversement de l’Ancien Régime et en y portant ses propres aspirations, aura dépassé le cadre dans lequel la bourgeoisie montante eût voulu le canaliser, posant dès lors les bases du combat pour l’émancipation humaine, qui sera ultérieurement celui du mouvement prolétarien. 

« Bien sûr, tout au long de ces deux siècles, la réalité de la République instituée aura été marquée par des moments de grandes régressions : la violence par laquelle la classe possédante aura régulièrement répondu à la montée en puissance d’une classe ouvrière s’organisant à travers ses luttes et ses organisations syndicales ; les aventures colonialistes ; l’offensive des Ligues fascistes entre les deux guerres débouchant sur l’instauration du régime de Vichy ; les innombrables offensives des forces conservatrices contre le principe de la liberté de conscience qui vient défier le pouvoir des hiérarchies religieuses et mettre en cause l’emprise des obscurantismes dans les consciences… 

« C’est dans ce contexte que, dès ses débuts, le mouvement socialiste aura dû s’affirmer en portant l’horizon de la République sociale contre la République bourgeoise cherchant à conforter la suprématie du capital. Mais c’est, précisément, l’engagement des forces populaires pour approfondir les idéaux de la République, afin qu’ils ne demeurent pas le simple alibi de l’exploitation du travail humain et des inégalités générées par le capitalisme, qui aura accouché d’un corps de principes qui résonne, de nos jours encore, comme un défi aux privilèges de la naissance et de la fortune.

« Ces principes sont, en résumé : la République définie comme expression de la souveraineté populaire ; la démocratie comprise, à travers les libertés publiques et le suffrage universel la caractérisant, comme refus de tout pouvoir dynastique ; la puissance publique à laquelle il revient d’être dépositaire de l’intérêt général, ce qui enrichit la démocratie d’un apport absolument essentiel ; le ‘’droit à l’existence ‘’ refusant de s’effacer devant le ‘’ droit de propriété ‘’, selon les mots mêmes de Robespierre ; la vie collective fondée sur le contrat social, lequel ne saurait se confondre avec la juxtaposition des contrats usuels, ce qui revient à reconnaître une dette de la société envers quiconque vit l’injustice dans sa chair ; le fait national tendant d’emblée vers l’universel et récusant toute conception ethnique ou religieuse, pour acquérir sa légitimité dans la définition de ‘’ communauté des citoyens ‘’ que ne distinguent ni leurs origines, ni leurs religions, ni la couleur de leurs peaux ; la laïcité enfin, si bien définie par Jaurès comme ‘’ la fin des réprouvés ‘’, puisqu’elle vise à ce que chacune et chacun soit respecté et considéré comme l’égal de l’autre, sans avoir à rendre des comptes à sa communauté, à son ethnie d’origine, ou à une quelconque hiérarchie religieuse… 

« C’est cette spécificité qui aura fait que la classe ouvrière et les classes populaires, au fil de l’histoire contemporaine, seront intervenues pour faire entrer ces exigences dans la conception de la République. Marx l’avait deviné, qui écrivait dans La Sainte-Famille : « La Révolution française a fait éclore des idées qui mènent au-delà des idées de l’ancien ordre du monde. Le mouvement révolutionnaire qui prit naissance en 1789 au Cercle social, qui, en cours de route eut pour représentants principaux Leclerc et Roux, et finit par succomber temporairement avec la conspiration de Babeuf, avait fait éclore l’idée communiste. (…) Cette idée, élaborée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel ordre du monde. ‘’ À sa suite, en 1891, dans sa critique du projet de programme d’Erfurt élaboré par la social-démocratie allemande,et alors que la période en Europe n’était plus celle des insurrections mais s’avérait marquée par l’installation de gouvernements issus d’élections, Friedrich Engels écrivait : ‘’ Un point absolument certain, c’est que notre parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver au pouvoir que sous la forme de la République démocratique. C’est même là la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a déjà montré la grande Révolution française.’ ’ 

« Jaurès, prolongeant ces intuitions et reprenant de Marx le concept d’ ’’évolution révolutionnaire’’, devait à son tour définir la République comme ‘’ une méthode pour atteindre la plus haute efficacité possible de toutes les énergies humaines ‘’. Préconisant de pousser la République ‘’jusqu’au bout’’, jusqu’à la République sociale, il explicitait en ces termes cette orientation dès son discours de 1893 devant les députés : ‘’ Et c’est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici ; c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. ‘’  

« Les combats en faveur de la laïcité et de la loi de 1905, les innombrables batailles pour que le monde du travail bénéficie de protections codifiées dans la législation, les conquêtes de 1936, la refondation de la République à la Libération sur la base du programme du CNR, Mai 68 et les nouveaux droits arrachés par les travailleurs au coeur des entreprises, leur auront donné raison. In fine, cela aura fait que ce que l’on désigne parfois comme ‘’ le modèle républicain français ‘’ aura résisté aux innombrables coups qui lui auront été portés depuis une quarantaine d’années. L’universitaire Marion Fontaine, qui ne pouvait être parmi nous aujourd’hui, est de ce point de vue tout à fait fondée à souligner que l’un des effets de l’intense lutte des classes, qui se sera poursuivie au fil du temps pour déterminer le contenu de l’idée républicaine, se mesure encore au fait que le socle des acquis de l’État social, s’il s’est considérablement affaibli, est loin d’avoir disparu. Ce qui se vérifie, entre autres, dans la part que représentent toujours les transferts sociaux dans les revenus des ménages… On pourrait ajouter, à ce constat, l’immensité des mobilisations ayant répondu, jusqu’au printemps 2023, à toutes les attaques ayant visé la Sécurité sociale ou le droit à la retraite, considérés par notre peuple comme les plus symboliques des conquêtes républicaines héritées de la Libération. 

« De cet enjeu d’histoire, une conclusion peut être tirée : il n’y a pas de transformation révolutionnaire envisageable de la société si la gauche, le mouvement ouvrier, les forces progressistes ne s’approprient pas cet héritage.

LA GAUCHE AU DÉFI DU NOUVEL ENJEU RÉPUBLICAIN

« Voilà qui amène immédiatement une interrogation essentielle : la gauche, qui à partir de l’Affaire Dreyfus s’était toujours située aux avant-postes du combat pour pousser la République jusqu’au bout, se montre-t-elle à présent à la hauteur du défi ? La réponse est hélas négative… Sur les quelques décennies passées, ses forces dominantes se seront caractérisées par un très grand recul de leur compréhension de l’enjeu.

« Ce qui est d’autant plus désastreux que la droite, de son côté, n’aura pas commis pareille erreur. Percevant à quel point la République apparaît toujours comme une protection à une immense majorité de Français inquiets pour leur avenir, elle aura, au contraire, cherché à habiller d’une rhétorique républicaine ses attaques contre l’État social. Elle se sera ainsi attelée à réduire ladite République à la posture du coup de bâton, à des diatribes sécuritaires tendant surtout à étrangler les libertés, à une conception de l’autorité qu’il faudrait imposer de nouveau à un peuple qui se serait enivré de ‘’ trop de droits ‘’. Et l’extrême droite, accomplissant un retournement spectaculaire si l’on se réfère à ses positionnements historiques contre ‘’ La Gueuse ‘’ héritière de la Révolution, se sera mise à son tour à se revendiquer de la République pour mieux brouiller le sens profond de la ‘’ préférence nationale ‘’, qu’elle a placée au coeur de son programme et qui définit un véritable projet d’apartheid ethnique pour la France. À l’inverse, on aura vu une large partie de la gauche céder à cette ‘’ démission intellectuelle ‘’ ayant conduit à une ‘’ défaite politique ‘’, que décrit l’ancien ministre socialiste Vincent Peillon.

« Une majorité de la social-démocratie française aura opéré la même mutation que ses homologues dans le monde, voyant dans le triomphe du capitalisme financiarisé de la fin du XX° siècle un ‘’ horizon indépassable ‘’ (formule adoptée par le Parti socialiste, en 1991, à l’occasion de son congrès dit de l’Arche). Elle aura, à partir de la validation du Traité de Maastricht, substitué un européisme néolibéral à son objectif originel proclamé du socialisme. Elle se sera donc ralliée aux dogmes de la dérégulation de l’économie, de la ‘’ concurrence libre et non faussée ‘’, des privatisations de services publics et du démantèlement des pactes sociaux. Résultat : elle aura simultanément perdu et son identité originelle — la visée du compromis social ne trouvant plus de concrétisation possible dans le contexte de la globalisation marchande et financière — et sa relation à une République dont elle aura toujours voulu revendiquer le legs dans la féroce bataille idéologique qui l’opposait au courant communiste — ce renoncement devenant inévitable dès lors que le cadre conceptuel de ladite République fait primer intérêt général et volonté politique sur le laisser-faire court-termiste du nouvel âge du capitalisme.

« Mais d’autres courants de la gauche auront, eux aussi, tourné le dos à un combat républicain conséquent. 

« Soit que, comme les écologistes, en voulant tourner la page du clivage capital-travail pour promouvoir ce qu’ils pensent être un ‘’ nouveau paradigme ‘’, ils soient allés jusqu’au bout d’une démarche dite ‘’ post-nationale ‘’. Celle-ci les amène, en effet, à confondre des politiques s’adaptant au libéralisme économique désormais dominant — lequel théorise le dépassement des États-nations sous l’effet des dynamiques transnationales du marché — avec la visée libertaire dont ils se réclament. Cela devait nécessairement rendre à leurs yeux caduque la défense de la souveraineté populaire, au coeur du principe républicain, ladite souveraineté ne pouvant s’exprimer qu’à travers les cadres nationaux, qui sont très loin d’être dépassés dans la période historique présente. La manière dont ils auront, par exemple, adhéré à l’objectif d’une ‘’ Europe des régions ‘’, qui consacre en réalité la mise en concurrence de celles-ci pour répondre aux attentes des multinationales, ou encore le projet fédéral qu’ils promeuvent pour le continent, sont révélatrices d’une tendance lourde qui consent, sans doute involontairement, au recul de la démocratie.

« Soit que, à l’instar des Insoumis, ils veuillent ne plus prendre en compte, dans la réalité française, que ce qu’ils désignent comme une ‘’ nouvelle France ‘’ — celle des classes moyennes des métropoles ou de la jeunesse en voie de précarisation, ainsi que des quartiers populaires —, se détournant du même coup des autres territoires où vit désormais une très grande partie de la classe travailleuse ( la France des sous-préfecture et du rural, pour aller vite). À leurs yeux, la ‘’ créolisation ‘’ de cette France qui concentre tous leurs efforts électoraux imposerait d’avaliser une conception ‘’ multiculturelle ‘’ de la nation.  Soyons clair : ce n’est, évidemment, pas la reconnaissance de la diversité culturelle de la France qui pose problème dans cette approche. Elle est une richesse. En revanche, en faire découler une conception du pays comme juxtaposition de communautés régies par leurs traditions, leurs règles politico-religieuses, et leurs lectures de l’histoire, constitue une régression d’une dangerosité extrême. Elle amène Jean-Luc Mélenchon, dans tous ses discours et écrits désormais, à une double rupture avec la République dont il se revendiqua pourtant longtemps. D’abord, il en arrive à théoriser l’ignorance des autres composantes du peuple de France, dont un projet de transformation radicale de la société doit pourtant, nécessairement, prendre en compte les détresses et les aspirations s’il veut rassembler toutes les forces ayant intérêt à la rupture avec la domination du capital. Ensuite, il se détourne de la conviction, reprise depuis ses origines par un mouvement ouvrier ayant voulu marquer sa continuité avec l’apport des Lumières, selon laquelle les hommes et les femmes ne peuvent s’émanciper qu’en dépassant leurs identités d’origine, sans abdiquer toutefois de ce qui fait leurs spécificités, pour rechercher leur convergence autour des exigences de justice qui peuvent leur être communes face à l’exploitation et à l’aliénation. On en aura très vite perçu les conséquences, délétères du fait des brouillages qu’elles provoquent dans les consciences. Dans la mise en oeuvre de sa stratégie électorale, pour ne pas dire électoraliste, La France insoumise en arrive à renoncer devant les communautarismes et à encourager un identitarisme se substituant à l’universalisme comme à l’internationalisme, permettant du même coup à l’intégrisme islamiste de renforcer son assise dans un certain nombre de quartiers populaires. De même, pour les mêmes motivations électorales, il n’hésite pas à recourir  à des ambiguïtés savamment recherchées sur la question palestinienne, ou encore sur la relation des Juifs de France aux politiques de l’extrême droite israélienne, s’écartant ainsi du combat, depuis toujours mené par la gauche, contre les lectures ethno-religieuses du conflit proche-oriental. 

« Il nous faut, pour notre part, admettre des erreurs, du moins dans la période la plus récente. 

« Cela aura été le cas lorsque, à partir de la fin du siècle passé, la République aura subi les assauts de l’islamisme réactionnaire, qui entend remettre en cause les fondements de la laïcité à l’école et dans les services publics. Marie-George Buffet aura eu le courage de reconnaître que notre parti avait quelque peu sous-estimé l’importance des offensives intégristes quand nos députés s’étaient opposés à la loi sur le « voile » de 2004. Cela dit, l’une des dimensions les plus fondamentales de l’histoire du communisme français aura été, et reste,  de s’être porté systématiquement en première ligne de la défense de la République, chaque fois que celle-ci était attaquée… De s’être, dès les années 1930, distingué en associant le drapeau tricolore et le drapeau rouge dans l’action pour la transformation révolutionnaire de la France… D’avoir été à l’initiative de la Résistance à l’occupant nazi, en cherchant, avec le programme du CNR, à pousser la reconstruction républicaine jusqu’à l’exigence d’ ‘’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ‘’ … D’y avoir été aidé en comptant, dans ses rangs, tout au long du XX° siècle, des intellectuels brillants ayant su mettre en évidence l’exceptionnalité de la Révolution française — comme Albert Soboul et Michel Vovelle, pour ne citer qu’eux —, ou encore la filiation entre la grande lutte de la Raison contre l’obscurantisme et la visée émancipatrice du communisme — tel Georges Politzer tenant, en plein clandestinité, à réfuter les thèses racialistes et antisémites portées par le nazisme… De n’avoir jamais accepté qu’il soit porté atteinte à l’indivisibilité de la construction républicaine… D’avoir porté la conception d’une nation citoyenne récusant toutes les dérives essentialistes…

Porter le programme de la République nouvelle

« Ce sont ces acquis qui nous auront permis, ces dernières années, et notamment à l’occasion de la campagne de Fabien Roussel à l’élection présidentielle de 2022, de porter de nouveau avec force le programme de la République démocratique, laïque, universaliste et sociale, et de le placer au coeur d’une stratégie visant à reconquérir et rassembler le monde du travail et les catégories populaires, qui sont les forces vives de la nation et auxquels il apparient de rassembler autour d’eux une nouvelle majorité politique.  

« * Une République démocratique, qui refuse tout à la fois une désintégration de la souveraineté populaire conduisant au déchirement du lien de représentation évoqué précédemment, et la confiscation du pouvoir comme de l’espace public par l’argent et les marchés. Ce qui passe par la déprésidentialisation des institutions, le retour du pouvoir au Parlement, la réaffirmation des principes d’unité et d’indivisibilité de la République — en particulier contre les tentatives néolibérales de mettre en compétition les territoires, l’égalité entre les citoyennes et les citoyens étant inséparable de l’existence de lois nationales garantissant à tous et toutes l’accès aux mêmes droits fondamentaux et aux mêmes règles fiscales —, la défense de l’organisation de la vie publique à partir des communes et des départements — contre les logiques de métropolisation et d’instauration de super-régions qui ne font qu’éloigner le peuple des lieux de décision —, la conquête de nouveaux droits pour les citoyens. J’ajoute, il n’est pas inutile de le rappeler dans le contexte actuel, que la République démocratique ne se détourne pas du besoin de sécurité et de protection qu’expriment les populations les plus fragiles, qu’elle doit au contraire intégrer la réponse à cette demande ; ce qui suppose que notre parti, qui a longtemps développé une approche d’une grande cohérence de ces questions, poursuive son réinvestissement des terrains de la refondation républicaine de la police, d’une vaste réforme de la justice incluant une redéfinition de la politique pénale, et une nouvelle approche globale de l’institution carcérale.

«  * Une République laïque et universaliste, parce que c’est un élément essentiel pour la vie collective, comme pour le rassemblement auquel nous souhaitons aboutir, afin que tous et toutes puissent avoir accès aux mêmes droits politiques et sociaux, quels que soient les origines, les religions, les couleurs de peau de chacune et chacun. Contrairement à ce dont l’accusent les intégrismes comme les courants identitaristes à gauche, la laïcité n’est pas synonyme de stigmatisations, elle n’entend insulter aucun appartenance religieuse. En revanche, contre tous ceux qui la dénoncent comme l’expression d’une prétendue ‘’ domination blanche ‘’ sur les populations dites ‘’ racisées ‘’, elle ne veut pas mépriser l’histoire à travers laquelle s’est bâtie la nation française afin de permettre l’émancipation de tous et toutes. En se conjuguant à cet autre principe qu’est la reconnaissance de l‘universalité des droits humains — donc, du rejet de toute logique différencialiste —, elle postule que l’être humain peut et doit se libérer des servitudes, des déterminismes naturels, du poids des préjugés rétrogrades ou des dominations marchandes et financières par la Raison, à laquelle l’éducation et la citoyenneté se voient appelées à concourir. Laïcité et universalisme sont, en ce sens, au coeur du projet communiste. 

«  * Une République sociale, enfin, s’inscrivant dans la continuité de la démarche qui inspira l’élaboration du programme du CNR, et visant à la prolonger. C’est dans cet esprit que nous aurons, prolongeant l’approche ayant donné naissance à la Sécurité sociale sous l’égide d’Ambroise Croizat, avancé l’idée de sécuriser tous les moments de la vie, de la naissance à la retraite, avec le projet de sécurité-emploi-formation. C’est dans la même logique que nous nous serons battus pour faire des biens communs une priorité grâce à des services publics nouveaux et renforcés. C’est la même approche qui  nous fait inclure les révolutions féministe et écologiste dans le projet global d’une République nouvelle. Et c’est ce qui nous amène à revendiquer, depuis longtemps, des droits nouveaux pour les salariés et leurs représentants, jusque dans l’entreprise pour y remettre en cause le despotisme patronal. L’objectif est de leur permettre, non seulement d’obtenir la suspension des projets qui contreviennent à leurs intérêts fondamentaux, non seulement de voir pris en compte leurs projets pour l’entreprise en matière de développement ou de créations d’emplois, mais plus fondamentalement d’intervenir sur le contenu du travail, sa qualité, ses finalités. C’est, ici, l’une des originalités de l’apport communiste. En 1971 déjà, alors que commençait à peine à se négocier le futur Programme commun de la gauche, on trouvait dans le programme Changer de cap, mis en débat par le parti, cet engagement : ‘’ Le régime nouveau se fixera pour tâche de promouvoir la participation effective des travailleurs à la gestion même des entreprises nationales et du service public, en même temps qu’il fournira aux travailleurs du secteur privé les moyens de développer leur action à partir d’une connaissance réelle des moyens et des objectifs des entreprises. ‘’

« Comme Jaurès, le PCF a toujours lié indissolublement les souverainetés de la nation, du peuple et du travail. Ce qui fait de la visée de la République sociale, en ce qu’elle remet en question le pouvoir du capital sur toutes les dimensions de la vie humaine, un projet authentiquement révolutionnaire.

« Un dernier mot pour conclure. Ce programme de la République démocratique, laïque et sociale n’est pas simplement destiné à être décliné, en ses diverses dimensions, à travers la proposition globale de la VI° République. Il doit, dès à présent, pouvoir se traduire en batailles politiques destinées à ouvrir des brèches, à modifier les rapports de force, à arracher de nouveaux acquis, à changer profondément la relation des citoyens à la politique. Deux exemples pour l’illustrer.

« Après la pandémie du Covid-19, puis à l’occasion de la campagne de la présidentielle, nous avons en ce sens formulé l’objectif de conférences permanentes pour l’emploi, la formation et la transformation écologique de la production. Il s’agit, de l’échelon territorial jusqu’au niveau national, de réunir toutes les forces économiques et sociales, avec pour mission de définir des objectifs précis, à court et moyen terme, de créations d’emplois, de formation, de réalisation de l’égalité entre femmes et hommes, de production de biens et services, de réponse à l’urgence climatique. C’est une manière de soulever très concrètement le problème primordial de l’intervention populaire, en dessinant un processus de planification démocratique et décentralisée propre à ouvrir le chemin à un nouveau modèle de développement.

« Autre exemple, d’immédiate actualité celui-là. Pressentant la bataille de légitimité qui allait nous opposer au président de la République afin que le vote populaire du 7 juillet soit effectivement respecté, nous avons mis dans le débat public, au début de l’été, la proposition d’états-généraux décentralisés à travers lesquels, en co-construction avec les partis, syndicats, associations et mouvements citoyens pourraient, ensemble, se doter des moyens d’intervenir pour faire entendre leurs attentes, mutualiser leurs réflexions et expériences, formuler des propositions de loi et des objectifs de lutte. Autrement dit, il s’agit-là de dessiner une contre-légitimité démocratique, ripostant au coup de force d’Emmanuel Macron, et ayant pour dessein de conjurer le sentiment d’impuissance pouvant s’emparer d’un corps citoyen dont la Macronie veut ignorer l’exigence de changements profonds. Ce sera probablement l’une des batailles à laquelle nous aurons à réfléchir dans les prochains mois. »

Chaque rendez-vous de la vie publique nationale, et le dixième anniversaire des tueries islamistes de janvier 2015 comme les controverses ouvertes dans le camp progressiste à propos de la liberté de caricaturer en font foi, démontre à présent que le débat sur la République sera au coeur de la reconstruction d’une gauche à même de dépasser son étiage électoral présent pour reconquérir une majorité politique dans notre pays. Ce sera, d’ailleurs, l’un des éléments des états-généraux dont le Parti communiste français, réuni en conférence nationale en décembre dernier, veut favoriser l’organisation.

Christian_Picquet

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