Le coup du Karcher

C’est reparti pour un tour ! Qu’il se trouve en difficulté, que la droite profonde et une notable proportion de ses élus grondent contre sa gestion personnelle des affaires publiques, que les sondages le concernant s’avèrent en berne à quatre mois du scrutin des régionales, et voilà que Nicolas Sarkozy dégaine ce qu’il croit être une martingale gagnante dans l’opinion : le triptyque immigration, identité nationale, insécurité. Les trois éléments amalgamés favorisent un climat singulièrement fétide.

Par le truchement d’une gigantesque opération de propagande étatique, on va maintenant jusqu’à mettre en avant les « mariages gris » (des Français dont les sentiments amoureux sont abusés par des ressortissants étrangers en quête de régularisation de leur situation), alors que ce phénomène ne concerne qu’une part infinitésimale de l’immigration. Comme si cela ne suffisait pas, comme s’il n’y avait désormais plus de limites à l’abjection, il se trouve un ministre, Éric Besson pour ne pas le nommer, pour s’indigner que 13% des enfants nés dans l’Hexagone soient issus de couples mixtes. Tout cela se terminant en apothéose, hier, avec la convention de l’UMP consacrée à la préparation des régionales et l’intervention du chef de l’État qui, largement centrée sur l’immigration, aura bien donné le ton de la campagne qui s’ouvre. Le fond de l’air devient décidément très frais…

Les ressorts de la manœuvre ne sont guère mystérieux. Ils consistent à ressouder la base de l’UMP, à permettre au parti présidentiel de conserver l’électorat arraché au Front national en 2007, et à déstabiliser un Parti socialiste mal à l’aise sur un sujet, les flux migratoires, qu’il a contribué à diaboliser lors de ses passages au pouvoir en décrétant, à l’instar d’un Michel Rocard quand il occupait l’Hôtel Matignon, que la France n’avait pas vocation à ”« accueillir toute la misère du monde »”.

L’original et la copie

Jusqu’alors, il faut le reconnaître, les sarkozystes seront parvenus à imprimer leur marque aux confrontations idéologiques sur un problème d’autant plus fondamental qu’il touche au « vivre ensemble » dans une société frappée d’une crise profonde. Une crise tout à la fois politique, économique, sociale, morale, culturelle, qui la renvoie à son angoisse existentielle dans le contexte d’un capitalisme globalisé et de la nouvelle division internationale du travail dont ce dernier accouche dans la douleur de la course à la compétitivité, de l’exploitation accrue, du chômage de masse, de la précarité, de la mise en concurrence des travailleurs entre eux… Mais combien de temps la droite gouvernante gardera-t-elle la main sur un chemin aussi verglacé ?

D’un côté, en occupant le terrain sur une rhétorique largement inspirée du discours lepéniste traditionnel, elle met évidemment en porte-à-faux une extrême droite déjà mal en point. De même, elle joue habilement avec les inconsistances de la principale force d’opposition parlementaire. Pour s’être autorisée à revenir sur la position antérieure de son parti et à parler d’une « régularisation large des travailleurs sans papiers », Martine Aubry aura ainsi fait l’objet d’un véritable procès en irresponsabilité de la part des envoyés de l’Élysée. Ce qui aura amené une série de figures socialistes, en proie à une manifeste inquiétude électoraliste, à reculer dans le désordre, à faire part de leur malaise, à évoquer des régularisations très limitées, « sur critères » comme ils disent, quand ils n’auront pas repris à leur compte la formule pourtant bourbeuse de Rocard (à l’instar, hélas, de Laurent Fabius). Pour autant, au sein d’un corps social en proie à l’inquiétude devant une dépression économique dont tout indique qu’elle est loin d’être achevée, c’est jouer avec le feu que d’instrumentaliser des thèmes qui firent, 20 ans durant, la fortune du Front national.

De fait, on le sait, l’électorat convoité se montre toujours enclin à préféré ”« l’original à la copie »”, pour paraphraser Jean-Marie Le Pen lui-même. Surtout en un moment où la démagogie du candidat Sarkozy a définitivement fini par se fracasser sur la réalité de la gestion d’un président plus pressé de plier le pays aux exigences du Cac 40 que de répondre aux souffrances de ses habitants. L’échec des rodomontades martiales des éminences gouvernementales est, à cet égard, programmé. L’expérience l’a déjà amplement démontré, on ne peut, au moyen de formules lapidaires sur ”« l’immigration zéro »” ou ”« l’immigration choisie »,” quand ce n’est pas par les méthodes brutales de la chasse au faciès et de la traque des sans-papiers jusqu’à la porte des écoles, prétendre régler le sort de centaines de milliers d’hommes et de femmes qui sont d’abord des victimes : victimes, une première fois, d’un ordre planétaire qui confronte des peuples entiers à la misère et à la faim, à des contextes de chaos sanglant, aux conséquences économiques du changement climatique ; et victimes, une seconde fois, de l’avidité sans bornes d’employeurs qui les force à la clandestinité pour mieux en faire une main-d’œuvre taillable et corvéable à merci.

Une question sociale à part entière

C’est l’immense mérite de l’actuelle mobilisation des travailleurs sans papiers que de reposer, devant l’opinion, les véritables termes du problème posé à la société française. L’immigration ne relève pas d’un traitement humanitaire. Elle ne procède pas de cette dimension purement « sociétale » qu’y perçut longtemps cette fraction de la gauche encline à dénoncer – à l’instar de Jean-Pierre Chevènement – ”« l’angélisme »” des associations ou le ”« sans-papiérisme »”. Elle participe pleinement, et directement, de la question sociale dans notre pays. À partir du moment où 5400 salariés irrégulièrement employés par quelque 2000 entreprises sortent de l’ombre, comme ils le font actuellement, où les sièges sociaux qu’ils occupent se couvrent des drapeaux de leurs organisations syndicales – avec une mention toute particulière à la CGT, sans qui ce mouvement n’eût pu prendre une telle ampleur -, ils révèlent la réalité longtemps et sciemment dissimulée d’une partie du monde du travail à l’aube de notre XXI° siècle.

La solution ? Elle serait simple : régulariser les travailleurs concernés et leurs familles, qu’ils aient ou non osé revendiquer publiquement une existence digne ; appliquer scrupuleusement le droit du travail ; doubler les effectifs de l’inspection du travail (ainsi que le demandent les représentants syndicaux au sein de cette dernière) afin d’obliger les employeurs à respecter… la loi ; appliquer les sanctions légales et donner suite aux poursuites d’ores et déjà engagées contre les patrons profiteurs de « travail dissimulé » ; poursuivre les donneurs d’ordre, qui se révèlent souvent de grands groupes, tel Bouygues dans le bâtiment, et qui se défaussent de leurs responsabilités sur des sociétés sous-traitantes ; réguler, dans la foulée, la sous-traitance en imposant que l’ensemble des entreprises d’un secteur s’alignent sur la convention collective du donneur d’ordre…

Au lieu de quoi, MM. Besson et Darcos ressassent à l’infini leur ligne de stigmatisation et de discrimination. S’ils prétendent vouloir fermer administrativement les entreprises en infraction (ce qui concernerait une firme comme Bouygues, une régie publique comme la RATP, ou encore 61% des restaurants d’Île-de-France qui ont recours à du « travail dissimulé », on voit la crédibilité qu’il convient d’accorder au propos), ils entendent limiter la régularisation à « 500 ou 1000 personnes », pour reprendre les termes du ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale. Et encore ! Ils n’y consentent qu’en vertu de critères qui devraient soulever l’indignation. Exemple, pour pouvoir sortir de sa clandestinité forcée, un salarié devra justifier d’une présence d’au moins cinq ans sur le territoire national, d’une ancienneté d’au moins douze mois dans l’entreprise qui l’emploie, et d’une promesse d’embauche d’une durée minimale d’un an sur un métier « en tension ». On imagine à quel parcours du combattant se trouverait obligé celui ou celle qui voudrait déposer un dossier. Il y a pire ! Les régularisations seraient subordonnées à la situation trimestrielle de l’emploi dans la profession et les régions concernées… Nous ne sommes, ici, plus très loin de la « préférence nationale » chère aux lepénistes…

Ré-gu-la-ri-ser !

Il est grand temps de sortir de l’hypocrisie et de retrouver le chemin d’un combat fondamental pour le droit et la justice sociale. L’égalité entre travailleurs ne saurait souffrir d’exception. La liberté de circulation, encensée lorsqu’elle s’applique aux capitaux et aux marchandises en vertu du principe de ”« concurrence libre et non faussée »”, doit en premier lieu bénéficier aux êtres humains.

Par conséquent, dès lors qu’ils vivent ici, contribuent à la richesse nationale et participent à la valorisation du capital, acquittent des impôts directs et indirects, les sans-papiers doivent être régularisés. Et si quelques bons esprits veulent persister à nous expliquer que l’immigration n’est pas une solution, y compris pour les hommes et les hommes qui se voient contraints d’abandonner leur terre de naissance, qu’ils se préoccupent donc de faire prévaloir des logiques de codéveloppement solidaire avec les pays du Sud et de l’Est, à rebours des pratiques de prédation et d’ajustement structurel dont ces derniers font l’objet dans le cadre de la mondialisation capitaliste et libérale.

Nous le dirons aujourd’hui avec force, à l’occasion de la manifestation nationale convoquée par le collectif « Uni-s- contre l’immigration jetable », à 14 h 30, place Edmond-Rostand, à Paris.

”PS. Puisque je suis sur ce sujet, et qu’il me faut en conséquence revenir sur l’épineuse question de l’identité, je ne peux manquer l’occasion d’ajouter un mot sur un article qui m’a profondément irrité, voilà tout juste huit jours. Dans une libre opinion publiée par” Le Monde ”du 20 novembre, Richard Prasquier, président du Conseil représentatif des institutions juives de France, entend établir une” « complémentarité entre les identités juive et française ». ”Qui choisit de titrer ainsi sa réflexion veut, d’évidence, qu’il soit désormais distinguer des identités qui ne peuvent que se compléter… puisque non assimilables l’une à l’autre… Ou alors, je ne comprends vraiment rien à une démonstration par ailleurs passablement embrouillée…”

”M. Prasquier a-t-il bien mesuré à quelles conclusions perverses il amenait ses lecteurs ? C’était jusqu’alors une constante de la tradition républicaine et laïque que de défendre avec intransigeance l’idée que l’on pouvait parfaitement se revendiquer de l’histoire et de la culture juives, donc évidemment d’une identité individuelle et collective, tout en participant d’une identité plus vaste, riche elle d’apports multiples, où les particularismes d’origine se dépassent sans nécessairement renoncer à leurs spécificités. C’est ce qui fonde l’appartenance à la communauté de citoyens qui définit la nation française. Dit autrement, il était jusqu’alors communément établi que l’on pouvait parfaitement assumer sa judéité, que l’on fréquentât ou non la synagogue, sans jamais avoir à justifier sa qualité de Français à part entière. Une éventuelle « double identité » ne pouvait, dans cette acception, concerner l’origine juive, mais uniquement le choix volontaire, pour celles et ceux qui le souhaitent (et qui sont une petite minorité des Juifs de France), de disposer de la nationalité israélienne en complément de la nationalité française, au titre des lois en vigueur.”

”J’ai, comme d’autres, toujours défendu cet acquis, fruit de l’héritage universaliste de la Grande Révolution, à l’encontre des ethnicistes et antisémites de tout poil. Je me souviens encore de l’indignation qui soulevait l’opinion démocratique, toutes options réunies par ailleurs, lorsque tel ou tel représentant de l’extrême droite laissait entendre qu’un Dominique Strauss-Kahn, un Jean-Pierre Elkabbach ou un Claude Lelouch relevaient d’une double origine, donc qu’ils n’étaient pas tout à fait des Français comme les autres et que leurs engagements de citoyens étaient sujets à caution. Leurs semblables d’avant-guerre avaient dénoncé de la même façon les Dreyfus, Blum ou Mendes France, et ils mirent en pratique leurs sinistres conceptions avec le régime de Vichy. Que l’on me pardonne ce rappel. Il n’entend, bien sûr, établir aucun parallèle avec la thèse de M. Prasquier. Mais simplement souligner que Sarkozy et les siens ont vraiment ouvert la porte à toutes les confusions et à toutes les dérives…”

Christian_Picquet

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