La “mère des batailles”
Dans deux jours, le 1er Mai. Un rendez-vous primordial, à un moment où se prépare le choc qui déterminera, pour une large part, l’avenir du pays, celui de son modèle social, celui de son syndicalisme, celui de la gauche… On savait en effet que le président de la République ne mettrait pas longtemps à chercher le chemin de son rétablissement politique après la raclée qui lui ont infligée les électeurs les 14 et 21mars. Eh bien, nous y sommes ! La nouvelle attaque qui se profile contre le droit à la retraite a été désignée, par diverses bouches à feu de la majorité, comme la « mère des batailles ».
On en connaît l’objectif, sans avoir besoin d’attendre la fin des « consultations » organisées par le ministre Woerth et le contenu du projet de loi gouvernemental qui sera déposé dans quelques semaines : allongement de la durée de travail nécessaire à l’obtention d’une retraite à taux plein, et augmentation des cotisations salariales, éventuellement assortis, pour faire passer la pilule, d’une modeste mise à contribution des « niches fiscales » de quelques privilégiés voire… du régime de retraite des parlementaires. À l’Élysée comme à Matignon, on entend qu’elle fût conclue au terme d’une véritable « blitzkrieg », à la rentrée des congés estivaux, pour ne pas laisser au mouvement social le temps de la riposte, du « tous ensemble » qu’exigerait ce mauvais coup en préparation contre l’une des conquêtes historiques les plus importantes du monde du travail.
Comme prévu, le rapport du Conseil d’orientation des retraites aura servi de préparation d’artillerie. Au passage, on ne soulignera jamais suffisamment le magnifique cadeau que le gouvernement Jospin nous aura fait, avec la création de ce « machin » s’inscrivant sans conteste dans la pensée unique libérale mais auquel quelques représentants syndicaux et parlementaires de gauche apportent la caution de leur participation. Et voilà qu’aujourd’hui, pour mieux faire frémir les chaumières, les prévisions apocalyptiques de cet organisme s’ordonnent sur 40 ans. Comme s’il était raisonnable de penser à une pareille échelle. Qui eût pu, en 1970, imaginer le monde de ce début de siècle, la révolution informationnelle, l’unification du monde par le marché, le monde unipolaire né sur les décombres du Mur de Berlin, la monnaie unique européenne ou encore une crise capitaliste au moins aussi menaçante que celle de 1929 ? Ce n’est pas sans raison que le ”Canard enchaîné” rappelait, la semaine passée, que le pape de la science économique moderne, Alfred Sauvy, imaginait avant-guerre une France de 30 millions d’habitants à la fin du XX° siècle !
Le « marqueur » de toute politique de droite
Toujours est-il, à peine les experts en déficits avaient-ils rendu leur copie, qu’une certaine presse commençait à battre tambour sur le thème des 2600 milliards de trou (cumulés, naturellement) auxquels le pays devrait faire face en 2050. Aucune des feuilles mobilisées pour distiller les mauvaises nouvelles n’aura, bien sûr, pris le temps d’informer ses lecteurs des diverses lectures qu’il était possible de faire du rapport du COR. Un seul exemple : à cette heure, les dépenses de retraite s’élèvent à 13,4% du produit intérieur brut. Dans l’hypothèse médiane du COR lui-même, elles représenteraient 15,3% en 2050, soit une augmentation de 1,9 point en 40 années. Autrement dit, nous sommes très loin de la catastrophe décrite… Et ne parlons même pas de ce « détail » qui consiste, pour les auteurs du rapport, à fonder leurs calculs sur un PIB constant. Or, chacun sait que, même avec une croissance à 1% seulement, le PIB doublera d’ici 2050. Le problème ne réside donc pas dans un déficit devenu abyssal, mais dans l’utilisation de la richesse que produira mécaniquement le pays, dont tous les contempteurs de la dépense publique ne veulent pas imaginer qu’elle puisse être affectée aux besoins sociaux.
On en revient là à une constante des confrontations politiques depuis des lustres. Le droit à la retraite, sans doute parce qu’il fixe symboliquement la limite de la liberté d’exploitation de la force de travail par le capital, est devenu un « marqueur » des politiques de droite. De fait, conjugué à l’exigence d’une diminution régulière de la durée du travail, il aura jalonné pratiquement l’histoire du combat ouvrier. La résistance du monde du travail s’étant toujours révélé particulièrement forte sur cette question, les gouvernements conservateurs auront d’ailleurs dû s’y reprendre à plusieurs reprises pour récupérer ce que les salariés, le syndicalisme et la gauche étaient parvenus à arracher. Mais, à la faveur de la révolution libérale des dernières décennies du siècle écoulé, nos Juppé, Raffarin, Fillon, Sarkozy seront, au fil du temps, parvenus à faire tomber de 80 à 60% le « taux de remplacement » des retraites, c’est-à-dire la pension calculée par rapport au dernier salaire perçu.
L’offensive présente de l’équipe aux affaires vise, dans cet esprit, à purement et simplement parachever cette entreprise. Dès lors que l’emploi des aînés s’avère de plus en plus réduit, qui ne voit que la prolongation de la durée de cotisation obligatoire a pour véritable objectif de diminuer ce que le système général « par répartition » prend en charge, avec pour conséquence immédiate de pousser les salariés en activité à se chercher une autre source de retraite, par capitalisation celle-là ? D’une conception où les cotisations d’aujourd’hui couvrent les pensions d’aujourd’hui, on opérerait un grand basculement, passant à un mécanisme où ce serait la capacité plus ou moins importante de chacun à épargner qui déterminerait le niveau des pensions. Voilà pourquoi les grandes sociétés d’assurance privées se lèchent déjà les babines…
La question clé : la redistribution des richesses
Raison de plus, à gauche, pour tenir un langage de vérité. Le droit à la retraite ne saurait entrer dans une logique comptable dès lors qu’il relève tout à la fois d’un droit fondamental du salarié et d’un droit universel plus général de la personne humaine (selon la Déclaration universelle des droits de l’Homme). Alain Lipietz a entièrement raison d’insister sur ce point, même si certaines des solutions qu’il préconise peuvent faire discussion. Prendre les choses par ce principe amène à conclure que ce droit fondamental doit être financé, comme tout devoir qu’il incombe à la société d’assumer envers ses membres, par une part redistribué du revenu national.
À l’inverse de cette nauséeuse tarte à la crème que nous servent à satiété les thuriféraire des dogmes économiques en vigueur (de droite comme de gauche…), l’allongement de l’espérance de vie ne peut en aucun cas justifier qu’on l’accompagnât d’une augmentation parallèle de la durée des cotisations. Ce serait, dans le contexte économique présent et compte tenu de la réalité de l’emploi, remplacer des retraités par des chômeurs et substituer ce stabilisateur qu’est le revenu des retraités par ces dépenses plus précaires que représentent les allocations chômage. Au demeurant, faut-il ici rappeler que, plus longtemps les travailleurs exerceront une activité, plus leur espérance de vie décroîtra ? Travailler jusqu’à 61 ans, aux dires des sociétés d’assurance d’ailleurs, ampute ainsi l’espérance de vie de six mois…
La question se résume, par conséquent et plus que jamais, à la conception que l’on défend du partage des richesses. J’adhère entièrement, sur ce plan, aux conclusions de l’ami Jean-Jacques Chavigné, de la revue ”Démocratie et socialisme”. Selon un autre rapport du COR, datant de 2001 il est vrai, un infime accroissement de la part des cotisations patronales au système des retraites suffirait à financer les pensions à taux plein dès 60 ans. À l’époque, le Conseil avançait le chiffre de 0,37% (0,25% pour les cotisations patronales et 0,12% pour les cotisations salariales). Pour prendre le problème par un autre bout, les dividendes des actionnaires se sont accrus de 5,3 points de PIB entre 1982 et 2007, passant de 3,2 à 8,5% dudit produit intérieur. Cela représente, cette année, quelque 103 milliards d’euros. Une somme qui renvoie au déplacement incessant, ces deux dernières décennies, de la part de la richesse au bénéfice du capital et au détriment du travail. Si l’on retient l’hypothèse du COR d’un doublement du PIB, on atteindra la somme de 206 milliards pour 2050. Ce qui offre tous les moyens de financer les 115 milliards, là encore estimés par le COR, de besoin de financement des retraites à la même époque.
L’augmentation des cotisations patronales allant nécessairement de pair avec la diminution des dividendes versés aux actionnaires, ces derniers ne se retrouveraient pas pour autant sur la paille. Ils conserveraient une part égale à 3,2% de PIB. Un niveau similaire à celui de 1982 ! Soit, en 2050, plus de 124 milliards ! Une bien douce « révolution », en fin de compte, qui n’étranglerait pas plus l’économie qu’elle n’impacterait les investissements productifs des entreprises ou ne générerait des délocalisations en série. Pour tenir le langage le plus froid de la « science économique », ce qui n’est pas franchement dans mes habitudes mais autorise au moins de montrer où que le réalisme n’est pas nécessairement où l’on croit, on pourrait même risquer l’hypothèse que la taxation des dividendes, le plus souvent utilisés à des fins spéculatives et menaçant la planète de crises de moins en moins maîtrisables (on le voit en ce moment en Grèce), ne pourrait qu’être bénéfique aux grands équilibres économiques.
La gauche au pied du mur
Ce discours du courage et de la volonté, hélas, vous ne l’entendrez pas tenir par les hiérarques de la rue de Solferino. Il n’entre manifestement pas dans le « tournant à gauche » du PS célébré par ”Le Monde” de ce jour. Difficile, cela dit, pour Martine Aubry, de concilier, dans le même attelage, un François Hollande ou un Manuel Valls, tenants du ”« nécessaire-allongement-de-la-durée-de-cotisations-à-partir-du-moment-où-l’espérance-de-vie-augmente »”, et ceux qui, à la gauche du parti, mettent, comme je viens de le faire, en avant la problématique fondamentale du partage entre revenus du travail et revenus de la propriété.
L’état-major socialiste s’en tient, par conséquent, au silence. S’il critique vertement la méthode retenue par le pouvoir pour faire passer la « réforme », il néglige de faire valoir sa propre démarche. Officiellement, ce serait pour contraindre la droite à sortir du bois. Sauf que, lorsque UMP et Medef auront dévoilé l’architecture de leur projet de loi, qui se révélera porteuse d’une authentique visée de société, ils auront tout simplement pris l’initiative. Les socialistes, à s’en tenir à leur mutisme, leur auront consenti l’inestimable cadeau de pouvoir choisir leur terrain d’affrontement, donc d’obtenir un avantage idéologique certain.
Heureusement, l’appel conjointement piloté par Attac et la Fondation Copernic autorise à espérer qu’une bataille d’opinion va pouvoir s’organiser dans le pays. Nombre de responsables socialistes, à l’échelon local autant que national, l’ont déjà signé, ce qui est de fort bonne augure. Le Front de gauche doit, à son tour, s’emparer de ce dossier essentiel pour quiconque se bat afin que la gauche redevienne la gauche. Hélas, les délais ne permettront pas que ce fût possible pour les défilés du 1er Mai. Mais mon camarade François Calaret, responsable des relations extérieures de notre Gauche unitaire, me dit que la rencontre entre Marie-George, Jean-Luc et moi-même se précise pour les premiers jours de mai. Il sera alors encore temps de rattraper le retard et de nous donner les moyens d’une intervention commune dans une confrontation à tous égards vitale.