Le charme discret de la bourgeoisie

Il n’est pas dans mon intention d’ajouter un commentaire sur « l’affaire » que j’ai précédemment évoquée. Je veux seulement en souligner un aspect quelque peu ignoré : ce qu’il nous dit de la bourgeoisie française et de son parcours plutôt glauque. C’est la lecture de la transcription de l’enregistrement des conversations téléphoniques de Mme Bettencourt avec ses plus proches conseillers, publiée par Le Point, qui m’y pousse. Le sujet me paraît , en effet, de la plus grande importance.

Je dis que je ne commenterai pas davantage « l’affaire », sauf peut-être pour constater qu’elle enfle dans des propositions interdisant au pouvoir d’espérer maintenant une quelconque accalmie (la démission, ce jour, de deux sous-ministres ne fera selon moi qu’ouvrir une brèche supplémentaire). Et, aussi, pour souligner que la contre-offensive manifestement décidée à l’Élysée – un jour, c’est Claude Guéant qui s’y colle, le lendemain, c’est Henri Guaino, sans parler d’un Jean-François Copé qui croit sans doute se placer de cette manière en successeur naturel d’un président qu’il déteste pourtant avec ostentation – ne fait, de par la qualité même des intervenants, que rendre plus accablante la charge accusatoire qui pèse sur le régime. Celui-ci se trouve à ce point isolé que ce sont les conseillers du Prince ou les plus hautes personnalités de la Sarkozye qui doivent se porter en défense d’Éric Woerth. Manifestement à cours d’arguments pertinents, ils se voient toutefois amenés à forcer le trait, à la manière du président du groupe UMP de l’Assemblée qui pourfend… ”« une ambiance malsaine du nuit du 4 Août »”. Voilà, d’une seule phrase, révélé la pensée profonde de nos gouvernants : dans la France de 2010, ce n’est pas l’enrichissement impudent (et aux frontières de la légalité) de quelques-uns qui pose problème, c’est le spectre renaissant de l’abolition des privilèges qui ouvrit symboliquement le processus de la Révolution française… voilà deux siècles.

Dans la même veine, on notera la longue complainte, un tantinet désespérée, d’Alain Duhamel, toujours dans la dernière livraison du ”Point”. Voilà celui de nos commentateurs qui est le plus adulé des salons parisiens qui se lamente : ”« Ce qui structure plus que tout l’aversion affichée contre l’argent et ses symboles, c’est l’égalitarisme foncier des Français. Par principe, argent et égalité ne se marient pas. Or, dans l’idéologie nationale, l’égalité passe bien avant la liberté ou la fraternité.” (…) ”Derrière l’argent diable, c’est en somme la croisade sans fin contre les privilèges qui habite les Français et les rend parfois si dépressifs. La France n’en finit pas de rêver à de nouvelles nuits du 4 Août. »” Nous y revoilà… Bon courage, après de telles sorties, aux courageux secouristes de la Maison Sarkozy, à l’instar de Simone Veil ou Michel Rocard, qui viennent dans ”Le Monde” daté du 4 juillet, de crier « Halte au feu ! », en affirmant que l’on « asservit » la démocratie (rien que cela…) en portant, disent-ils, ”« atteinte à la dignité de la personne »” (ils veulent évidemment parler de M. Woerth). Comme si la question se situait à ce niveau, et non à celui de la responsabilité de l’homme public et d’une consanguinité, de plus en plus insupportable au plus grand nombre, entre politique et argent.

L’ombre de la Cagoule

J’en reviens à mon point de départ. Dans le document révélé par ”Le Point”, Mme Bettencourt devise avec Patrice de Maistre, lointain rejeton de Joseph, cette haute figure de la pensée contre-révolutionnaire française. À un moment, le 19 novembre 2009 apparemment, évoquant l’héritier de la fortune Agnelli en Italie, la femme la plus riche de France s’exclame, à l’énoncé du patronyme « Elkann » : ”« C’est un nom juif ? »” Ce à quoi, en riant à en croire l’enregistrement, son interlocuteur lui répond : ”« Oui. C’est bizarre, ils vont toujours là où il y a de l’argent. »” Sinistre ou accablant ?

Ces gens-là n’ont décidément pas changé. Mme Bettencourt est, avant d’avoir en 1950 pris le nom de son époux, lequel fut plusieurs fois ministre de la V° République, la fille d’Eugène Schueller, initialement fondateur de la Société française des teintures inoffensives pour cheveu, devenu ensuite L’Oréal. Les amitiés de M. Schueller furent toujours orientées à l’extrême droite. Il finança la Cagoule, appelée aussi Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale, structure créée par Eugène Deloncle afin de déstabiliser le pays au moyen de divers attentats et d’amener l’armée à déclencher un coup d’État sur le modèle du pronunciamento du général Franco. C’était au temps où, sur fond de grève générale en France et de guerre civile en Espagne, les élites françaises disaient volontiers préférer ”« Hitler au Front populaire »”. On retrouva le même Schueller, sous l’Occupation, dans le soutien au parti de Marcel Déat, le Rassemblement national populaire. Notre homme ne mâchait pas ses mots pour en appeler à ”« la nouvelle Europe en coopération avec l’Allemagne et toutes les autres nations européennes libérées comme elle du capitalisme libéral, du judaïsme, du bolchevisme et de la franc-maçonnerie »”.

Bien sûr, M. Schueller eut ensuite, avec quelques autres (pas très nombreux, au demeurant) quelques démêlées avec les services en charge de l’Épuration. Il s’en sortit grâce à l’action influente de cette pépinière de cagoulards ou sympathisants de ladite Cagoule, formés idéologiquement à l’école des Camelots du Roi, qu’avait été avant guerre le foyer des Pères maristes du 104, rue de Vaugirard à Paris. Ces enfants de la bonne bourgeoisie de province, élevés aux valeurs du catholicisme conservateur, devinrent plus tard des noms célèbres : André Bettencourt, François Mitterrand, François Dalle. Ils se retrouvèrent tous dans les couloirs de Vichy, y furent parfois décorés de la Francisque à l’image du futur président « socialiste », mais surent faire preuve de suffisamment d’intelligence, la situation se retournant en Europe au détriment du Reich, pour mettre quelques œufs dans le panier de la Résistance. C’est ainsi que l’on oublia, quelques décennies durant (jusqu’à ce que, au crépuscule de son existence, le premier président de gauche de la V° République fût rattrapé par ses amitiés avec René Bousquet, l’organisateur de la rafle du Vel-d’Hiv), les écrits antisémites nauséabonds d’André Bettencourt, ou encore les appels enflammés de François Mitterrand (c’était dans la revue ”Révolution nationale”) à une remise en cause radicale de l’héritage des Lumières.

Droite « moderne », droite de toujours…

La bourgeoisie, du moins celle formée à la très pieuse pratique de la rémission des péchés – surtout lorsqu’il s’agit des siens – sut faire preuve de mansuétude envers Eugène Schueller. Et L’Oréal devint, sous la houlette de François Dalle, l’instrument du recyclage des anciens vichystes au passé cagoulard. Mitterrand, pour ne parler que de lui, devint le directeur de ”Votre Beauté”, la revue du groupe, et il resta un fidèle visiteur de l’hôtel particulier des Bettencourt, à Neuilly. Un philosophe, ayant depuis acquis une certaine renommée, qualifia un jour d’”« idéologie française »” cette pensée qui autorisa les grands noms cités – et quelques autres avec eux – à faire oublier leurs turpitudes à un État d’avance complaisant. Ils conservèrent entre eux ces liens indéfectibles qui menèrent un François Miterrand au seuil de l’indignité, lorsqu’il fut l’une des seules personnalités publiques de la IV° République à aller se recueillir (c’était en 1956, à peine dix ans après la capitulation nazie) devant le cercueil de Deloncle, à faire longtemps fleurir la tombe de Pétain lorsqu’il accéda à l’Élysée, à retarder autant qu’il le put le procès Papon, et à recevoir à sa table le sinistre Bousquet.

Pourquoi écrire encore sur cet épisode sordide, me diront peut-être certains d’entre vous ? Tout simplement, parce que d’un seul coup, à la faveur de la révélation des tristes pratiques d’un grand capitalisme financier se nourrissant de la globalisation, se renoue le fil noir d’une certaine histoire française. Celle d’un camp n’ayant jamais accepté le legs subversif d’une Révolution honnie jusqu’à la haine, et qui croit l’heure venue de prendre sa revanche sur ce qu’elle aura dû concéder au fil des décennies. Les saillies d’un Copé et d’un Duhamel contre l’égalitarisme prennent soudain une autre dimension, ne croyez-vous pas ?

Depuis 2007, Nicolas Sakozy se sera voulu le pourfendeur des archaïsmes hexagonaux, au nom de la modernité exemplaire que devraient nous inspirer les démocraties anglo-saxonnes, notamment dans leur rapport au « mérite » et à la « rémunération de l’effort ». Il n’est, en fin de compte, comme beaucoup d’entre nous l’avaient dit à son entrée en fonction, que le représentant de la droite de toujours, qui a seulement eu l’intelligence de « ripoliner » son discours et son projet… sans rien changer de ses objectifs.

Christian_Picquet

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