L’épuisement du social-libéralisme
Sous ce titre, cette note n’entend pas réagir à la déculottée que vient de subir l’administration Obama, même s’il y aurait beaucoup à dire sur le dégonflement d’un mythe en lequel bien des dirigeants de la gauche française auront cru trouver la martingale gagnante des prochains rendez-vous électoraux. Les coordonnées de la conjoncture nord-américaine sont trop spécifiques pour en tirer des enseignements de portée trop générale. En fait, l’envie de m’arrêter sur l’impasse du social-libéralisme me taraudait depuis quelque temps déjà. Moins, d’ailleurs, pour m’en gausser que pour souligner à quel point il peut conduire à d’authentiques désastres. Et puis est arrivé le résultat de l’élection présidentielle au Brésil…
Ne tournons pas autour du pot, l’élection de Dilma Rousseff à la tête de la huitième puissance mondiale est une bonne nouvelle. N’en déplaise à cette fraction de l’extrême gauche brésilienne qui avait fait le choix de renvoyer dos-à-dos les deux candidats restant en lice (et qui, à l’instar du Parti du socialisme et de la liberté, a payé son gauchisme ossifié d’un score inférieur à 1% au premier tour, alors qu’elle avait totalisé près de six millions de votes voici quatre ans). Tout homme et toute femme de gauche se sentait de cœur, dimanche soir, avec ce peuple des usines et des favelas célébrant, sur des airs de samba, la défaite du tenant des droites, l’auto-intitulé « social-démocrate » José Serra. Jamais, depuis la première victoire de « Lula », campagne électorale n’avait été si dure. Appuyée par une hiérarchie catholique et des Églises évangélistes convoquant les « valeurs morales » contre le Parti des travailleurs, le camp conservateur sera parvenu à rendre l’issue du second tour bien plus incertaine que ne le prédisaient les sondages. La mobilisation des réseaux militants, des organisations populaires et des intellectuels aura finalement fait la différence. Comment toutefois ne pas être frappé par l’extrême inconsistance de la campagne emmenée par la candidate « pétiste » ?
Tel apparaît bien le grand paradoxe de la situation de cet immense pays. Si le charisme et la légitimité de l’ancien syndicaliste devenu président, tout comme les dispositions ayant par exemple permis de sortir 20 millions de personnes de la pauvreté, sans parler des politiques publiques déployées en faveur de la recherche et du développement, auront une fois encore contenu les assauts de la réaction, la gestion des gouvernements de « Lula » restera d’abord marquée par le grand désenchantement ayant succédé à un immense espoir, espoir qu’avait au demeurant partagé la masse des déshérités de tout le continent.
De l’espoir au désenchantement…
C’est si vrai que, pour le premier tour de ce scrutin d’octobre, 20% des suffrages critiques se seront portés vers l’écologiste Marina Silva, elle-même passée de l’engagement révolutionnaire et du combat syndical aux côtés de Chico Mendes à un discours moralisateur et créationniste (au point qu’une part non négligeable de ses partisans se sera reportée sur la droite, le 30 novembre). On ne saurait mieux décrire une tendance à la désintégration idéologique d’une gauche qui, en quelques années, aura vu sa représentation incontestée – le PT – renier l’essentiel de ses engagements sociaux (notamment pour ce qui a trait à la réforme agraire), consentir à une concentration inégalée des richesses à un pôle de la société, se convertir à l’alliance gouvernementale avec certaines fractions de la droite, s’adapter à la norme du néolibéralisme afin d’accéder au rang de partenaire privilégié de l’Empire en Amérique latine, s’abîmer dans des comportements délétères de corruption, faire sans cesse droit à la pression des lobbies religieux.
N’aura-t-on pas vu, entre les deux tours de cette présidentielle, madame Rousseff renoncer à changer la législation toujours en vigueur qui interdit l’avortement ? Ce qui n’aura fait que rendre un peu plus pathétique son approche froide et technocratique, privée du souffle que donnait à « Lula » sa place passée dans la reconstruction du mouvement ouvrier brésilien au sortir des années terribles de la dictature militaire, et surtout dépourvue de la moindre ambition transformatrice.
Pourquoi m’être arrêté si longuement sur la perte de substance qui affecte le mythique Parti des travailleurs brésilien ? Tout simplement parce qu’elle fait écho à la désagrégation caractéristique de la plupart des formations sociales-démocrates ralliées à l’accompagnement d’un néolibéralisme lui-même sorti discrédité des tourmentes financières à répétition agitant le capitalisme mondial. L’Europe en est le laboratoire grandeur nature.
Déperdition généralisée
On eût pu imaginer que la crise systémique ouverte en 2008, révélatrice aux yeux de dizaines de millions d’hommes et de femmes de la perversité d’une mondialisation marchande et financière, ferait refluer massivement des droites ayant lié leur sort à ce modèle économique et social. Il n’en aura rien été. Non, pourtant, que les libéraux n’aient pas, eux-mêmes, subi les retombées de la délégitimation de ce dernier. Simplement, aucun adversaire ne vint sérieusement les bousculer, comme si l’ébranlement de l’ordre capitaliste prenait les sociaux-libéraux au dépourvu, comme si cela venait souligner à quel point ils étaient privés de toute vision alternative de l’avenir.
Résultat, le scrutin de juin 2009 représenta un désastre pour le Parti socialiste européen. Ses diverses composantes nationales accusèrent un recul souvent sans précédent. Par la suite, on vit le SPD allemand supplanté dans les sondages par les Verts, ou encore les socialistes espagnols reconnaître la perte de plus de trois millions d’électeurs depuis leur retour au pouvoir. Symbole encore plus fort d’un moment de délitement de cette famille politique, une majorité de droite se sera succédé à elle-même en Suède. Du jamais vu dans l’histoire de ce pays…
La raison de cet état de fait n’est guère mystérieuse. Confrontée à l’émergence d’un nouvel âge du capitalisme, la social-démocratie abandonna son keynésianisme traditionnel et se résolut à la mise en pièces de l’État-providence. Partout, presque avec enthousiasme, elle se plia à la loi du marché et au déchaînement des logiques concurrentielles. Non seulement, elle amena ce faisant la gauche tout entière à des défaites dont le poids se fait toujours sentir, avec leur lot de terribles régressions sociales et de précarité croissante pour le monde du travail, mais elle le paya de ses propres reculs, fréquemment ramenée à ses étiages électoraux les plus bas. Retournée dans l’opposition, elle ne se montra nulle part en capacité de revenir réellement sur ses dérives et ses renoncements successifs. Et là où elle se maintint aux affaires (ou lorsqu’elle y revint à la faveur de l’usure de ses adversaires, comme en Grèce), l’offensive spéculative des banques et des fonds d’investissement ne mit pas longtemps à la contraindre d’opérer un tournant vers une austérité drastique que la droite, là où elle gouverne, ne conduit pas avec davantage de brutalité.
Le plus frappant est que, en dépit de l’amenuisement de leur crédit, les sommets de la social-démocratie se montrent impuissants à se redisposer, ce qui serait la condition pour retrouver une partie de l’influence perdue auprès de leurs bases populaires. De fortes secousses ne les ébranlent pas moins, on l’a vu récemment avec la désignation d’Ed Miliband à la tête du Labour, grâce au vote des syndicats britanniques. Ce qui atteste d’un souci de réorientation à gauche… Sauf que, quelques jours à peine après ce coup de semonce, Will Hutton, l’un des théoriciens du blairisme, persistait en répondant aux questions du ”Monde” : ”« Il faut donner plus de flexibilité aux entrepreneurs. Ce qui veut dire un marché du travail bien plus risqué pour les salariés. »” Et le même d’enjoindre les dirigeants de notre Parti socialiste à se poser ”« la bonne question : comment moderniser l’architecture du vieux capitalisme ? »” Il n’est évidemment pire sourd que celui qui ne veut pas entendre l’attente de ce qui constitue en principe son camp…
J’eus pu encore citer l’inénarrable Pascal Lamy, descendu de son perchoir de l’Organisation mondiale du commerce pour faire l’éloge, dans les colonnes du ”Journal du dimanche” (c’était le 10 octobre), d’une Allemagne élevée au rang d’exemple d’une économie tournée frénétiquement vers l’exportation : ”« L’Allemagne est le pays d’Europe qui a le plus délocalisé. Mais elle l’a fait de façon maîtrisée, pensée et active. Elle a établi à l’étranger les usines à moindre valeur ajoutée et a conservé sur son sol celles qui génèrent le plus de richesses et d’exportations, dans les biens d’équipement et les machines. Elle dispose aussi d’un réseau de PME exportatrices” (…). ”Cette stratégie a été menée à l’échelle nationale, elle a associé les entreprises, les syndicats et les politiques. »” Il n’est, naturellement, pas venu à ce libéral-socialiste l’idée que cette réorganisation de l’appareil productif aura, d’un même mouvement, produit des effets aussi calamiteux pour les ouvriers d’outre-Rhin que… pour les conditions de vie dans les pays qui accueillent cette quête d’une main-d’œuvre bon marché de la part des firmes allemandes.
Encore plus instructif me paraît un événement passé à peu près inaperçu ici. Je veux parler du rapport sur la crise présenté, devant le Parlement européen, par la députée socialiste française Pervenche Berès. Cette dernière n’est même pas un clone de Lamy ou de « DSK ». Figure du courant fabiusien, elle suivit son chef de file dans le camp du « non » au traité constitutionnel européen. Les députés de la Gauche unie européenne vous le diront, la version initiale de son travail comprenait des passages incontestablement intéressants sur la financiarisation de l’économie, le laisser-faire des gouvernements ou l’inégalité de la répartition des richesses. Il se trouve néanmoins que, suite à l’intervention de la droite, ledit rapport se transforma substantiellement. Jusqu’à prendre ”« acte de ce que le grand krach éclaire d’un jour nouveau le défi démographique et celui du financement des retraites »”, et considérer ”« que le financement des pensions ne peut être entièrement laissé au secteur public, mais doit reposer sur des systèmes à trois piliers, comprenant des régimes de retraite publics, professionnels et privés, dûment garantis par une réglementation et une surveillance spécifiques destinées à protéger les investisseurs »”. Jusqu’à cautionner une purge d’austérité que le continent n’avait jamais connue depuis la Libération, lorsqu’il insiste ”« pour que les dispositions du Pacte de stabilité et de croissance soient renforcées, en particulier leur volet préventif, dans le cadre duquel les pressions par les pairs sont l’instrument le plus puissant actuellement disponible pour contraindre les États membres à se conformer aux recommandations du Conseil »”. Jusqu’à demander que l’on renforce ”« la surveillance économique exercée par la Commission »” et à estimer qu’il y avait” « lieu d’examiner la possibilité de mettre en place des mesures encourageant l’assainissement budgétaire »”. Jusqu’à prier ”« instamment la Commission d’instaurer, dans la zone euro, un système contraignant de sanctions relevant sans ambiguïté de sa compétence, afin d’obliger les États membres à respecter les règles du pacte de stabilité et de croissance »”.
Autant dire que le vote négatif des parlementaires de la GUE s’avérait, dans ces conditions, inévitable. Au-delà de l’anecdote, cette palinodie est symptomatique des mille liens par lesquels les formations du PSE s’avèrent dorénavant subordonnées aux aristocraties libérales, aux milieux d’affaire ou aux appareils d’État nationaux. S’agissant de l’Union européenne, elles se trouvent enlisées dans une cogestion, qui ne fait que les discréditer, avec le Parti populaire européen, qui fédère l’essentiel des droites européennes, à commencer par l’UMP. L’excellente madame Béres se sera ainsi retrouvée piégée, sans qu’elle eût un instant songé à retirer sa signature d’un rapport aussi éloigné de ses intentions initiales.
Un choix vital… et urgent
Gardons-nous bien de la posture facile du commentateur extérieur à des enjeux dont nul à gauche ne saurait se désintéresser. Sur l’ensemble de notre continent, gronde une colère impressionnante contre l’emprise d’une oligarchie financière obnubilée par sa volonté d’abaisser à tout prix le « coût du travail », d’augmenter sans fin les dividendes des actionnaires, de faire enfler toujours davantage la bulle financière. La fracture ne cesse de se creuser entre les peuples et les élites censées parler en leur nom.
De la Roumanie à l’Espagne, de puissantes mobilisations réagissent à un ordre international dont l’absurdité n’est plus à démontrer. Y compris là où le mouvement social tarde à se manifester, les forces syndicales se réorganisent et élaborent des cahiers de revendications à la convergence éloquente : derrière la défense de l’emploi, des salaires, de la protection sociale ou des services publics, c’est une répartition de plus en plus inégalitaire des richesses qui est mise en cause, c’est la nécessité de faire prévaloir l’intérêt général sur les égoïsmes de la fortune qui s’impose comme l’unique choix réaliste d’un moment crucial.
Hélas, lorsque la gauche ne se montre pas à l’écoute, cette exaspération finit par profiter aux pires ennemis des travailleurs et de la démocratie. L’extrême droite connaît aujourd’hui un retour en force sur l’échiquier européen, elle entre dans des Parlements où elle n’avait encore jamais mis les pieds auparavant (tels les prétendus Démocrates de Suède), elle devient l’apport indispensable à la stabilité de divers gouvernements conservateurs (ce qui est le cas pour le Danemark, les Pays-Bas ou l’Italie). Et c’est maintenant dans notre Hexagone que les enquêtes d’opinion laissent entrevoir la possibilité que Marine Le Pen ramène son Front national au centre de la vie publique.
Le « cas français »… Justement… Il est présentement observé avec une grande attention sur l’ensemble du continent… Comme une menace par certains… Telles une boussole, une contre-tendance prometteuse, une lueur d’espoir possible par beaucoup d’autres… Le soulèvement actuel d’une classe travailleuse appuyée par l’immense majorité du peuple peut représenter une authentique chance pour la gauche. Y compris pour celles et ceux des socialistes – je suis convaincu qu’ils sont bien plus nombreux qu’on ne le croit – qui constatent que, sur deux décennies, il n’y eut que des échecs gravissimes au bout de la route balisée par le social-libéralisme. Il convient simplement d’oser prendre le parti des classes populaires et d’accepter d’en revenir à une confrontation sans concession avec les forces dominantes.
Dit autrement, la rupture sociale et écologique, la révolution démocratique, le grand mouvement populaire pouvant mener à la République sociale redeviennent des idées neuves. Qui peuvent seules rouvrir le chemin de la victoire sur la droite… En tout cas d’une victoire durable et dynamique, qui change la vie de la population… Non d’un succès qui peut se révéler d’autant plus éphémère qu’il aura été obtenu par défaut…