Le mouvement n’abdique pas
De retour chez moi, ce samedi, après avoir subi la pluie diluvienne ayant douché la manifestation syndicale à Paris, j’éprouve la nécessité de faire un point d’étape de la mobilisation sur les retraites. Comme vous, du moins je l’imagine, j’ai pesté et tempêté en entendant nos icônes cathodiques assommer leur public sous le poids de leurs sentences définitives sur l’échec du mouvement et la division inévitable de l’intersyndicale. Leurs commentaires étaient sans surprise : les eût-on imaginé adopter une position dont les porte-parole du pouvoir n’eussent pu s’emparer afin de proclamer, contre l’évidence, que les Français auraient enfin admis l’inévitabilité de la loi ?
Il n’est pas dans mes habitudes de pratiquer la langue de bois. Aussi admettrai-je sans barguigner que la lame de fond levée voilà deux mois, et qui n’a cessé de déferler au fil de huit journées impressionnantes de grèves et de manifestations, se trouve aujourd’hui à un tournant. Incontestablement, ce 6 novembre, les cortèges auront été moindres que précédemment. Les grèves reconductibles et les blocages marquent le pas. Le mouvement de la jeunesse scolarisée n’aura pas, à cette étape, trouvé l’élan qui eût pu lui permettre de consolider encore le rapport des forces. Pour autant, et toujours sans langue de bois, il ne se dégageait pas de cette journée un air de défaite.
En dépit de l’arrivée des frimas et de l’humidité automnaux, c’est encore par centaines de milliers que les salariés auront affiché une combativité et une détermination inentamées par plusieurs semaines d’affrontement, par un si grand nombre de journées amputées sur bien des feuilles de paie, et par le passage en force des gouvernants au Parlement. Nulle trace, nulle part, de découragement ou d’abattement… Plutôt une colère intacte et un refus obstiné de s’incliner devant la force injuste de la loi… Et même, je l’ai vérifié au hasard d’innombrables conversations avec des interlocuteurs syndicaux, un réflexion embryonnaire sur les moyens à mettre en œuvre pour se débarrasser de la droite sans perdre l’acquis d’une levée en masse dont chacun sent intuitivement qu’elle s’avère historique…
Un nouveau cycle politique et social
Je lis en ce moment beaucoup d’analyses fines et intelligentes sur un événement qui est sans doute appelé à bouleverser la donne politique et sociale sur la durée. J’ai, pour ma part, avancé l’idée que nous avions sans doute affaire à l’amorce d’un processus faisant quelque part penser à un « Mai rampant » – c’est-à-dire à cette secousse de plusieurs années qui travailla l’Italie dans la foulée du 68 français. Certaines réflexions vont exactement dans le même sens. D’autres, sans parvenir à une conclusion analogue, insistent sur la nature inédite d’un soulèvement social qui aura mis des millions d’hommes et de femmes dans les rues, acquis un écho majoritaire dans le pays, vu les secteurs les plus divers du salariat entrer dans une action réellement interprofessionnelle, exprimé une exigence d’unité déclinée à l’échelle de diverses villes.
Sauf à considérer que ces traits ne relèveraient que d’une explosion de colère ponctuelle, le mouvement de ces dernières semaines marque sans nul doute le début d’un processus de repolarisation sociale et politique, d’aiguisement de la conscience des travailleurs, de redécouverte de la force de changement que représentent ces derniers dès lors qu’ils savent affirmer la puissance de leur nombre et la place dont ils disposent dans l’économie. Il est évidemment, à ce stade, difficile d’émettre le moindre pronostic sur les effets à long terme de ce qui travaille en profondeur notre société. Simplement, il est d’ores et déjà certain que notre réalité nationale ne sera plus jamais comme avant.
Je m’explique. À ce stade, la poussée populaire ne sera pas parvenue à faire plier un pouvoir ayant choisi l’épreuve de force, qu’elles qu’en soient les conséquences. Elle n’en a pas moins remporté trois batailles essentielles : celle de la démonstration de l’utilité de la lutte et de l’organisation pour résister aux empiètements d’un capital assoiffé de rentabilité et pour trouver le chemin de la contre-offensive ; celle de la légitimité, en révélant à l’opinion une droite gouvernante recroquevillée sur le noyau dur de ses supporters, ce qui ne lui laisse le soutien que de 20 à 30% de la France ; celle de la logique alternative à un libéralisme qui amène inexorablement le peuple à un authentique recul de civilisation, les citoyens adhérant désormais en masse à la nécessité de remettre en question une répartition des richesses injuste comme jamais …
Telle est la raison pour laquelle ce serait pure folie que de mettre un terme à la mobilisation. Au contraire, l’urgence commande de travailler à son enracinement et à sa pérennisation. Le combat s’annonce long, plus long que prévu ? Probablement. Mais c’est le sarkozysme qui sort profondément affaibli de cette tourmente. Non le camp des travailleurs…
Les divisions intestines de la droite, un temps recouvertes par la nécessité qu’éprouvaient ses diverses factions de faire face à une rue si menaçante pour leurs privilèges, refont surface. Les postulants à l’hôtel Matignon, siégeant tous à la table du même Conseil des ministres, s’écharpent maintenant avec entrain. Le fait que leurs échanges aigres-doux portent sur une hypothétique inflexion « sociale » de l’action gouvernementale est, en soi, révélateur des inquiétudes taraudant la droite devant le rejet dont elle fait l’objet. L’adoption de la contre-réforme des collectivités territoriales a fait resurgir les turbulences entre élus UMP et centristes (j’y reviendrai dans une prochaine note). On pourrait multiplier à l’infini les touches de ce tableau… Bernard Thibault a, à cet égard, raison d’en appeler à de nouvelles échéances de centralisation d’une épreuve de force qui est loin d’avoir pris fin ce soir.
Une attente profondément politique
Au-delà, pour prendre les choses d’une autre manière, la majorité sociale du pays s’est de nouveau affirmée, marquant ”de facto” son attente d’une majorité politique qui lui corresponde. Mesurons bien la portée de cette donnée : c’est la première fois qu’un pareil événement surgit depuis que la dérive libérale de l’expérience mitterrandienne mina durablement l’espérance de changement chez nos concitoyens. J’en trouve la confirmation dans le sondage Harris Interactive que ”l’Humanité-dimanche” vient de publier. Il y apparaît que 67% des personnes interrogées ne font pas confiance au gouvernement pour satisfaire leurs attentes, que 63% d’entre eux attendent de la gauche qu’elle fixe le prix de l’immobilier, qu’ils sont 57% à se dire favorables à la retraite à 60 ans et à taux plein, qu’ils se prononcent à 51% pour le retour de La Poste dans le secteur public, qu’à 53% ils veulent la suppression des exonérations de cotisations sociales. Plus, ils sont 78% à demander l’augmentation du Smic et des minima sociaux, 74% à penser qu’il faut développer les services publics, 67% à exiger la création d’un impôt sur les revenus du capital, 78% à considérer qu’il convient d’augmenter la fiscalité des plus riches.
L’hebdomadaire communiste m’avait invité à commenter cette instructive enquête. Comme il n’a, en fin de compte, publié qu’un très court extrait de ma réaction, je vous en restitue l’intégralité : ”« Ce sondage est une confirmation. Le mouvement social actuel marque un tournant de situation. La politique suivie par Nicolas Sarkozy est illégitime. La défense des retraites cristallise toutes les attentes de l’heure : l’attachement aux conquêtes nées du programme du Conseil national de la Résistance ; la révolte contre les inégalités sécrétées par un capitalisme avide ; le refus d’une oligarchie financière toute-puissante ; le rejet d’une droite en connivence avec un petit cénacle d’affairistes et de spéculateurs. Retraite à 60 ans et à taux plein, augmentation des salaires et des minima sociaux, redéploiement des services publics, redistribution radicale des richesses : nous avons décidément besoin d’une gauche à la hauteur des aspirations de l’écrasante majorité du peuple. Pas d’une gauche qui composerait, une fois encore, avec les exigences des marchés ou du FMI, qui se résignerait à l’austérité comme cela se fait en Grèce ou en Espagne. Mais d’une gauche qui prenne en compte un changement majeur de la donne politique. Qui s’appuie sur les aspirations et la mobilisation populaires, mette l’intérêt général au cœur de son projet, place sous contrôle public les secteurs clés de l’économie, n’hésite pas à sortir des clous de l’ultralibéral traité de Lisbonne. Dit autrement, il faut changer la gauche pour gouverner contre les banques et les actionnaires, pour en finir durablement avec la droite, pour ouvrir le chemin à un nouveau Front populaire. N’est-ce pas la raison d’être du Front de gauche ? »”
En écrivant ces lignes pour ”l’Huma-dimanche”, j’avais en tête de souligner qu’au sursaut social doit correspondre, sur le théâtre directement politique, un sursaut de la gauche. Une autre enquête d’opinion en fait d’ailleurs foi, le peuple se soucie vraiment comme d’une guigne de savoir si Dominique Strauss-Kahn choisira, comme l’y incitait récemment ”Newsweek”, de devenir maître de la France ou s’il préférera demeurer maître du monde au Fonds monétaire international. Bien plus important lui apparaît manifestement que la gauche politique, même s’il la crédite de son soutien à l’action intersyndicale, n’a apporté qu’une plus-value modeste à cet affrontement pourtant essentiel pour l’avenir. Il commence à exprimer le souci des propositions que les partis sont disposés à défendre pour répondre à ses aspirations. Tout démontre aussi, depuis les élections régionales et avec le mouvement présent que, s’il souhaite ardemment l’unité, comme il l’a fait valoir en plébiscitant le front syndical, il n’éprouve guère le désir d’une nouvelle alternance qui poursuivrait, sous des formes éventuellement atténuées, dans la voie de la soumission aux marchés financiers, aux actionnaires et aux agences de notation.
C’est une alternative que le mouvement sur les retraites appelle objectivement de ses vœux. Les exigences de celui-ci sont une chance pour définir, sans attendre la campagne de 2012, les quelques points clés de rupture dont dépend un changement concret de la vie des salariés, de la jeunesse et de la population. Et qui pourraient au cœur d’un gouvernement tirant son autorité de son rapport à la mobilisation sociale. C’est la mission du Front de gauche que de porter un tel projet dans le débat politique à gauche.