Temps de “chaos” et de “désordre”
Nous voici de nouveau en cette période qu’il est convenu de désigner sous l’appellation de « Trêve des confiseurs ». D’année en année, j’abhorre un peu plus cette expression. Immanquablement, elle réveille dans ma mémoire le trait si juste de cette grande figure de la sociologie contemporaine qu’était Émile Durkheim, lequel discernait dans ce genre de rituels socialisés une manière de ”« renforcer le sentiment d’appartenance collective et de dépendance à un ordre moral supérieur sauvant les individus du chaos et du désordre »”.
Le ”« chaos »” et le ”« désordre »” ne s’en invitent pas moins dans notre quotidien, y compris lorsque les élites politico-médiatiques ont, un bref moment, déserté les plateaux de télévision. La planète continue de flamber, de Haïti en Côte d’Ivoire, de Biélorussie en Palestine, d’un point à l’autre de notre Union européenne, avec ses peuples victimes d’un ordre injuste comme rarement il le fût pour nos générations. Dans notre Hexagone même, sous le choc de l’âpreté au gain d’un capitalisme littéralement rapace, la fin d’année voit s’égrener discrètement des statistiques accablantes : entre 2002 et 2008, on aura dénombré un demi million d’emplois industriels détruits ; depuis 2008, avec l’éclatement d’une crise provoquée par le comportement frénétique des marchés, ce sont encore 328 000 postes de travail que l’on aura fait disparaître ; révélés à la veille de Noël, alors que la plupart de nos concitoyens songeaient surtout à assurer un peu de douceur à leurs familles, les chiffres de l’Insee auront établi à plus de 4,6 millions le nombre des chômeurs, soit une progression de 6,6% en un an ; de quoi éclairer d’un jour nouveau cette autre enquête, qui vient de démontrer que l’industrie ne pèse plus guère que 15% de la valeur ajoutée française… Et point n’est besoin de vouloir noircir le tableau pour évoquer encore ce que sera venue nous rappeler la vague hivernale des derniers jours, au cœur d’un pays qui n’a pourtant jamais produit tant de richesses : cette masse de nouveaux miséreux, qui fait désormais le spectacle poignant de nos rues et à laquelle il faut de toute urgence assurer un hébergement provisoire si l’on veut éviter une longue liste de morts ; ces routes et ces pistes d’aéroports que l’on ne parvient plus à déneiger, ces trains qui ne sont plus en mesure de circuler, tant on a sacrifié, en vertu du dogme de la rentabilité maximale et de la diminution du « coût du travail », les budgets de maintenance des opérateurs privatisés et les effectifs des services de l’État…
Arrêtons ici l’énumération. Oui, le ”« chaos »” et le ”« désordre »” s’avèrent, en ce début de millénaire, l’inquiétante réalité à laquelle une gauche soucieuse de se montrer à la hauteur devrait avoir à cœur de répondre. Les fins d’années étant généralement consacrées aux bilans, je voudrais, pour cette dernière note de 2010, et profitant de l’accalmie de la semaine, m’adonner à mon tour à l’exercice. Pour contribuer à une réflexion sur le contexte où nous évoluons. Une réflexion que, je l’avoue, je souhaiterais bien plus collective dans notre camp, routine et gestion des positions acquises m’y apparaissant décidément mortifères.
LA CRISE POUR SEUL HORIZON…
La crise, je veux naturellement parler de celle qui affecte l’ordre capitaliste, constitue en effet l’arrière-plan de nos existences. L’économiste Daniel Cohen relevait récemment – c’était dans ”Le Monde” du 11 décembre – que, ”« comme dans les années 1930, une crise venue d’Amérique a mis l’Europe en feu, et son système monétaire en péril. Ce qui est vexant est que le cœur de l’Europe, la zone euro, soit devenu le foyer de la crise, alors même que la monnaie européenne avait été conçue comme un bouclier contre les déséquilibres monétaires internationaux »”. Parfait résumé de l’absurdité des orientations qui ont placé la planète tout entière au bord de l’abîme, comme de l’inanité des constructions imaginées ces deux dernières années pour faire face aux surenchères spéculatives des banques et des fonds d’investissement.
La référence à la Grande Dépression née du krach de 1929 n’est, hélas, pas surfaite. Comme l’illustrent les cas grec et irlandais, les plans de « sauvetage » mis en place par l’UE et le Fonds monétaire international profitent avant tout aux banques ayant des créances sur les institutions financières et les États concernés. Ils aggravent donc l’endettement des pays de la zone euro, sans alléger vraiment celui des nations que l’on prétend aider. Loin de calmer les appétits des spéculateurs, les dispositions adoptées les aiguisent, plaçant de nouvelles contrées dans l’œil du cyclone, à l’instar du Portugal, de l’Espagne, de l’Italie, voire à plus longue échéance… de la France. Les canons monétaristes, en vogue à la tête d’une Banque centrale rendue indépendante par des traités voulus par les gouvernements eux-mêmes, se trouvent simultanément à l’origine de la remontée des taux de change de la monnaie unique, au prix du renchérissement des exportations hors de la zone euro. Ce qui ne fait qu’alourdir le fardeau des politiques d’austérité sur la demande intérieure et, par conséquent, sur l’investissement.
Tout cela n’est donc pas sans rappeler le scénario récessif de l’Entre-Deux guerres, avec pour circonstance particulière que l’issue pourrait, cette fois, en être l’éclatement de la zone euro, les logiques de concurrence se déchaînant au point de voir monter en puissance une tentation allemande d’en revenir à l’ancienne zone mark. Signe que nous arrivons à un seuil critique de la tempête économique et financière, où plus grand chose n’est réellement maîtrisé par les élites continentales, cette hypothèse est désormais ouvertement discutée. « L’euro va-t-il tuer l’Europe ? », titrait ainsi ”Le Monde” du 15 décembre. Ce qui, loin de produire de nouveaux mécanismes stabilisateurs, voire de desserrer l’étau des assainissements budgétaires drastiques, comme d’aucuns se hasardent imprudemment à le pronostiquer, risque de dessiner de nouvelles catastrophes et, pour les populations, d’ajouter de la crise à la crise…
… ET UNE INSTABILITÉ GÉNÉRALISÉE
Pareille crise à rebonds vient alimenter une instabilité politique et sociale sans précédent depuis fort longtemps sur le Vieux Continent. Longtemps vanté pour ses performances économiques prétendues, le modèle libéral enregistre partout un discrédit à la mesure des désastres engendrés par une finance qu’il aura rendue aussi toute-puissante qu’incontrôlable. Rarement le fossé se sera-t-il autant creusé entre les peuples et les classes dirigeantes censées parler en leur nom. Dans la plupart des pays de l’Union, les pouvoirs en place se retrouvent sur siège éjectable, quelle que soit leur couleur, sans d’ailleurs que leurs opposants institutionnels n’obtiennent en retour un crédit équivalent, compromis qu’ils se trouvent eux-mêmes, en règle générale, par le concours qu’ils ont apporté à la gestion d’un système en faillite. L’exaspération sociale croît et met des foules considérables dans les rues. Jusque dans une Irlande hier encore dépeinte comme le « Tigre celtique » et que les observateurs croyaient domestiquée, sa fiscalité outrageusement favorable aux puissants et aux banques, son boom immobilier et l’endettement encouragé des ménages étant censés lui apporter la prospérité éternelle. Au final, la bulle financière se dégonflant et l’aveuglement idéologique des puissants se dissipant, l’euphorie se sera avérée aussi éphémère qu’elle n’était artificielle.
La France s’apparente, à cet égard, à un cas d’école. Victorieux en 2007 à la faveur de l’impéritie de sa concurrente socialiste, Nicolas Sarkozy se sera immédiatement efforcé de la plonger dans le grand bain glacé d’une révolution néoconservatrice entraînant la liquidation de l’héritage des combats du mouvement ouvrier et l’annihilation des valeurs fondatrices de la République. Il ne sera parvenu, en quelques mois, qu’à dilapider les acquis de la campagne démagogique qui avait su lui attirer les faveurs d’une fraction de l’électorat populaire. Les résistances, qui s’étaient égrenées tout au long des premiers mois de son mandat, auront fini par se solder dans la défaite retentissante des élections régionales de cette année et, surtout, par donner naissance, cet automne, au plus puissant mouvement social que l’on ait connu depuis la grève générale de 1968. À l’épreuve décapante de la crise, le roi se sera retrouvé nu, impuissant à endiguer la détestation montante que lui valent ses connivences affichées avec le monde l’argent, dans une société déstructurée comme elle l’est par la précarité des conditions d’existence de millions d’hommes et de femmes. Pire, le discours présidentiel tourne dorénavant à vide, qu’il s’agisse des postures martiales adoptées devant les mouvements erratiques des marchés ou des appels à l’effort des citoyens pour, prétendument, en revenir à l’équilibre de comptes publics (dont tout un chacun sait parfaitement qu’ils ont été grevés par les innombrables cadeaux consentis au grand patronat, aux banquiers ou aux rentiers).
Ne reviennent plus en boucle, pour tenter échapper à une déroute lors de la prochaine présidentielle, que la ritournelle sécuritaire la plus effrayante et les odes aux vertus prêtées à la rigueur budgétaire allemande. L’une et l’autre de ces thématiques eurent jadis une certaine efficacité – c’était au milieu des années 1980 -, pour éviter à la droite de parler de la question sociale, ou encore pour convertir le pays au libre-échangisme européen et à l’austérité. Elles révélèrent toutefois vite n’avoir eu pour seul résultat que l’ascension du Front national et la désindustrialisation massive que j’évoquais précédemment…
Cette illégitimité inégalée des gouvernants va, à présent, jusqu’à rejaillir sur les grands équilibres institutionnels. Poussant à son degré ultime la dynamique du passage au quinquennat, et croyant ce faisant en retirer un surcroît d’autorité au service de son projet de refonte réactionnaire de notre société, le nouveau résident de la rue du faubourg Saint-Honoré aura cherché à installer une hyper-présidence inspirée du modèle américain. Endossant simultanément les habits de monarque élyséen et ceux de Premier ministre, il sera en réalité descendu dans l’arène des joutes politiques et sociales courantes, concentrant tous les coups sur sa personne, en subissant un discrédit difficilement réparable, contribuant involontairement à la désacralisation de sa fonction, phénomène potentiellement désagrégateur dans la mesure où cette dernière est le clé de voûte de la V° République. Il sera, de la sorte, devenu le premier facteur de déstabilisation de son camp, rouvrant ”de facto” et à chaud le débat sur les institutions, provoquant la prise de distance de secteurs de la droite qui le pensaient jusqu’à ce moment imbattable, générant même chez ceux-ci la recherche compulsive d’une alternative… au cas où.
À ENJEU DE CIVILISATION, POLITIQUE DE CIVILISATION
Si l’on voulait résumer l’enchaînement des événements de l’an finissant, on devrait sans doute dire que nous nous trouvons à l’un de ces moments où l’histoire peut bifurquer, où tout devient imprévisible pour ne pas dire insaisissable, où le pire côtoie souvent le meilleur. La question est, en l’occurrence, de savoir si la sortie de la crise, dont nul ne songe plus à nier la durabilité, s’effectuera par la voie du néolibéralisme ou par celle d’une réponse progressiste. Dans l’un et l’autre cas, elle ne fera pas l’économie de solutions radicales.
L’option libérale s’inscrit dans le prolongement de l’exacerbation des concurrences précisément à l’origine des turbulences européennes présentes. C’est par une course effrénée à la compétitivité et au moyen de la quête constante de parts de marché, autrement dit dans une lutte de tous contre tous et à travers la plus brutale des austérités, que les plus forts tireront, croit-on, leur épingle du jeu. Sauf que, sur fond d’aiguisement des tensions internationales que ces démarches alimentent quotidiennement – à rebours des promesses de paix qu’eût dû apporter la construction d’un grand marché européen -, la réduction massive des dépenses publiques, la baisse des salaires et l’attaque contre le droit du travail, la dislocation des services publics comme la rétraction du nombre des fonctionnaires ou du périmètre d’intervention de l’État, créent une spirale régressive des plus dangereuses. Une spirale qui accentue vertigineusement les inégalités, engendre de la souffrance et du délitement social, nourrit une colère de nature à encourager les tentations du repli, la recherche du bouc-émissaire ou les emportements nationalistes, si du moins elle ne se voit pas offrir de débouché positif.
La réponse progressiste ne peut, dès lors, que se hisser à la hauteur de cette ”« politique de civilisation »” un jour convoquée par Edgar Morin, avant que notre petit César élyséen ne tentât de lui en dérober le sens. Elle n’a ni le droit, ni le loisir de se perdre dans des tentatives illusoires de réguler le système à sa marge. Pour conjurer les catastrophes à l’horizon et mobiliser à une large échelle, il lui faut placer la recherche du bien commun au centre de ses propositions. Ce qui suppose, tout à la fois, de s’attaquer à la répartition des richesses et des revenus, de reprendre le contrôle de l’économie et de mettre au pas la finance, de relocaliser les emplois et d’en créer de nouveaux en faisant à cette fin prévaloir des critères d’utilité sociale autant qu’écologique, de briser le carcan des contraintes internationales et des pressions spéculatives en substituant des principes de coopération entre peuples et nations à ceux sur lesquels ont été élaborés les traités en vigueur, de faire en permanence appel à l’intervention populaire. Pour dire les choses autrement, l’heure est à la confrontation sans concession avec les intérêts dominants… pour ne pas avoir à se résigner au pire !
À défaut de s’engager sur ce chemin de la volonté et du courage, quels qu’en fussent les risques – des risques qu’il importe simplement de savoir anticiper, comme le dit souvent, et si justement, l’ami Michel Husson -, on ouvrira immanquablement un boulevard à l’extrême droite. À l’unisson de ce qui se produit chez nos voisins, on assiste actuellement à la remontée fulgurante des intentions de vote au profit d’un FN en passe de surmonter ses problèmes de leadership. Les manœuvres cyniques et hasardeuses d’une UMP s’employant à souffler sur les braises de la xénophobie et de l’ethnicisme ne suffisent pas à rendre compte du phénomène. C’est, en premier lieu, l’absence de réponse crédible à l’attente sociale, à l’urgence écologique, à l’aspiration démocratique qui, comme toujours, pousse des citoyens déboussolés et excédés par les difficultés de la vie à se tourner vers le faux radicalisme des pêcheurs en eau saumâtre de la droite extrême.
GARE AU DÉCALAGE !
Un signal d’alarme vient, de ce point de vue, de retentir : on ne perçoit aucun « désir de gauche » dans les profondeurs du pays, bien que le sarkozysme y fasse l’objet d’un impressionnant rejet , que l’envie de sanction à l’occasion des prochaines échéances électorales se manifeste à la moindre occasion, que les salariés viennent d’afficher la force que leur conférait l’unité de leurs organisations syndicales et leur volonté de voir changer de fond en comble les orientation suivies à la tête de l’État. À preuve, deux scrutins municipaux importants, à Noisy-le-Sec et Corbeil-Essonne, ont enregistré des revers sans appel pour les listes de gauche…
Point de vraie surprise dans ce constat. La gauche n’apparaît pas porteuse d’un message d’espoir faisant écho aux revendications exprimées par la grève et dans les rues : sa composante majoritaire, le Parti socialiste, se complaît dans la soumission aux logiques de personnalisation de la politique, que la course de petits chevaux des « primaires » pousse à son paroxysme, ce qui pourrait amener à la désignation pour 2012 du directeur général du FMI, quoi que celui-ci portât la responsabilité des tourments présentement supportés par les peuples européens ; l’écologie politique affiche une identité de plus en plus vacillante, écartelée qu’elle se trouve entre adhésion au capitalisme vert et combat cohérent contre un productivisme inhérent à la mondialisation marchande ; l’extrême gauche s’emmure dans ses lectures approximatives des potentialités du moment et dans un isolationnisme à prétention révolutionnaire ; le Front de gauche lui-même, bien que crédité de la volonté rassembleuse de ses trois forces fondatrices, n’a pas encore su acquérir le crédit que lui offrirait une ambition plus franchement assumée de porter au cœur de la gauche une perspective de refondation majoritaire, la seule à même d’assurer une défaite durable de la droite.
Les prochains mois, les premiers de 2011, vont ainsi se révéler particulièrement décisifs. Il conviendra de les aborder avec, chevillée au corps, la conviction que, dans notre camp, renoncement social-libéral, comportements routiniers et gauchisme incantatoire conjuguent leur impuissance. Il va nous falloir mettre toutes nos énergies à contribution, si nous voulons révolutionner la gauche et la mettre rapidement au service d’une authentique alternative. Prenez des forces en prévision de cette bataille. Et que chacun d’entre vous passe heureusement le cap de la nouvelle année…