Le Front de gauche face à ses responsabilités
Voilà une semaine que s’est achevée la consultation des cantonales. Comme prévu, son second tour aura accouché d’un paysage sens dessus dessous. Les cordonnées en sont désormais appelées à former la toile de fond de la séquence qui nous conduit aux rendez-vous de 2012. Le mal français est là… Relayant celui qui ronge le capitalisme globalisé de ce début de siècle et s’aggrave régulièrement… Dans toute l’ampleur que lui confère l’enchevêtrement d’une crise sociale telle que le pays en aura rarement connue, d’une crise démocratique perceptible à travers un taux d’abstention qui aura progressé d’un tour à l’autre du dernier scrutin, d’une crise majeure de l’insertion de la France dans le processus de la mondialisation marchande et financière… Chacune des forces politiques candidates à gouverner se trouve ainsi placée devant le défi d’y apporter une réponse audible, sauf à prendre le risque de ne catalyser aucune dynamique autour d’elle. Une nouvelle fois, c’est l’ex-Médiateur de la République, le très UMP Jean-Paul Delevoye, qui dresse le bon diagnostic : ”« Le burn-out de la société française trahit un besoin urgent de bâtir de nouvelles espérances à la hauteur des efforts fournis. »”
Dans l’immédiat, alors que les cartes viennent à peine d’être rebattues, que les citoyens éprouvent avec une rage sourde le sentiment de ne pas obtenir le moindre écho à leurs attentes et à leurs souffrances, le chaos s’installe progressivement. Il règne à présent au sommet de l’État, le monarque élyséen ayant encore perdu de son autorité sur son propre camp, jusqu’à voir son parti s’entredéchirer à propos de la dernière de ses initiatives destinées à creuser les divisions du corps social pour mieux assurer la pérennité de son règne, je veux évidemment parler de celle qui porte sur l’islam et qui se recouvre pudiquement (et frauduleusement !) du drapeau de la laïcité.
Atmosphère crépusculaire… Voilà que le Premier ministre s’oppose publiquement au président qui l’a reconduit dans ses fonctions voici quelques mois à peine, qu’une brutale polémique oppose le locataire de Matignon au secrétaire général de la formation majoritaire, que les ministres en rajoutent dans la cacophonie… Voilà que l’on s’interroge, de toutes parts à droite, sur l’aptitude d’un président aussi démonétisé à exercer un nouveau mandat… Voilà que même les autorités religieuses invitent, d’un même élan, ce dernier à mettre fin à ses opérations nauséabondes de stigmatisation d’une partie de la société… Et voilà que c’est le Front national qui tire les marrons du feu et se façonne, à vitesse accélérée, à la faveur du passage de relais du père à sa fille, les traits d’une formation susceptible d’accéder un jour aux responsabilités, voire de recomposer la droite à partir des thématiques qu’elle aura habilement su lui imposer… Comment ne pas percevoir, dans cette secousse tellurique qui propage à l’infini ses répliques, le terrible reflet de la léthargie qui frappe la gauche ?
CRISE DU RAPPORT AU PEUPLE
Dans les meetings de la campagne des cantonales, je n’ai cessé de répéter que le problème de la situation française se concentrait dans l’inaptitude de la gauche à délivrer le message ”« d’espérance »” dont parle à juste titre M. Delevoye. Au soir du 27 mars, l’évidence sautait aux yeux : la crise hexagonale est aussi celle du rapport de la gauche au peuple. Que, dans un contexte où l’adversaire s’explose au point de ne plus être audible, elle apparaisse si peu portée par les événements résonne comme un signal d’alarme. D’autant que, à l’inverse des assertions d’un ministre de l’Intérieur tentant aussi laborieusement que maladroitement de manipuler les chiffres, le spectre politique français ne se droitise nullement. En dépit de l’angoisse qui monte de ses profondeurs, d’une abstention record et de la pression qu’exerce l’extrême droite, la France a voté majoritairement à gauche. Le cas n’est pas si fréquent pour qu’on le néglige, comme le font la plupart des commentateurs…
Sauf que les composantes à ce jour encore dominantes du camp progressiste paraissent ne savoir que faire de cette victoire. Le Parti socialiste, enregistrant qu’il n’a lui-même progressé ni en voix ni en pourcentage, se sera empressé de retourner à la gestion de ses primaires, la palme revenant à un François Hollande allant jusqu’à instrumentaliser son élection à la tête du Conseil général de Corrèze pour afficher sa prétention à un destin national. Quant à Europe Écologie-Les Verts, ses dirigeants doivent à présent se débrouiller avec la quasi candidature d’un Nicolas Hulot dont le programme reste un mystère comparativement à des ambitions de plus en plus visibles. Rarement décalage se sera-t-il révélé aussi spectaculaire : alors que la question sociale va dominer les confrontations de la prochaine période, ce sont les personnalités les plus mal placées pour s’en emparer, en l’occurrence « DSK » et l’animateur d’Ushuaïa, qui semblent devoir porter les couleurs de leurs familles respectives dans la course à l’Élysée.
Dans une configuration aussi déprimante, le Front de gauche s’avère la seule force qui bénéficie d’une authentique dynamique. Si, à l’issue du second tour des cantonales, avec un gain d’environ 250 000 voix (sur une moitié des cantons, rappelons-le, et en dépit du phénomène de désertion des isoloirs déjà signalé), il est devenu la deuxième composante de la gauche – et, par voie de conséquence, la quatrième sensibilité du pays -, il ne le doit pas uniquement à la coalition, qu’il représente, de trois traditions historiques du mouvement ouvrier français, celles du communisme politique, du socialisme républicain et de la gauche révolutionnaire la plus ouverte. C’est la construction en elle-même qui a arraché la conviction, c’est l’étiquette « Front de gauche » qui a été plébiscitée. D’évidence, pour des centaines de milliers d’électeurs la démarche représente un espoir, et pour des millions d’hommes et de femmes, elle est perçue comme porteuse d’un renouveau du discours et des pratiques à gauche.
C’est sur la ligne de crête où se rencontrent les deux lignes de fracture traversant notre société que doit résolument se tenir notre Front de gauche : celle qui voit le peuple se dresser avec de plus en plus de colère rentrée contre l’oligarchie impudente qui prétend parler en son nom ; celle qui oppose, de manière plus traditionnelle, la gauche et la droite. Ce qui lui dicte une triple mission.
PROPOSER, RASSEMBLER, S’ÉLARGIR
Il lui incombe, en premier lieu, de s’illustrer par des propositions en rupture franche avec un ordre mondial qui voit la planète faire face à tous les dangers. Le modèle libéral, qui s’imposa à la faveur de l’effondrement du bloc bureaucratique de l’Est européen, engendre désormais des catastrophes en série, sur les plans social, économique, alimentaire, écologique. Cela interdit que l’on se contente, comme s’y résolut si longtemps la social-démocratie, de demi-mesures seulement destinées à en atténuer la portée dévastatrice pour l’humanité. Fukushima en aura été l’ultime illustration : à force de privatiser et de déréglementer tous les secteurs de l’économie qui peuvent être sources de profits fabuleux pour le capital et les actionnaires, on crée les conditions de tragédies mettant en péril l’existence humaine. Ce n’est donc pas simplement à la sortie maîtrisée de la production d’énergie nucléaire que nous invite le drame que vivent nos sœurs et nos frères du Japon, c’est à l’invention d’un nouveau mode de développement. Un mode de développement qui fasse de cet ”« individu humain »” dont parlait si bien Jaurès, donc de ses besoins fondamentaux, la priorité des politiques publiques. Qui, en d’autres termes, ose s’affronter aux logiques aveugles et égoïstes du marché et de la compétitivité à outrance. Ose reprendre la main sur l’économie en ne craignant pas d’en replacer les secteurs clés (à commencer par les banques) sous le contrôle de la collectivité. Ose lier indissolublement urgence sociale et exigence environnementale au moyen de choix démocratiquement déterminés dans le cadre d’une planification réhabilitée. Ose redonner au peuple la souveraineté hors de laquelle il ne saurait maîtriser son destin. Ose, de nouveau, faire preuve de volontarisme en renégociant des traités internationaux dont la seule finalité est de rendre immuable un ordre mondial qui piétine le bien commun.
Sur cette optique, qui constituerait un salutaire retour aux grands principes transformateurs de la gauche au terme de décennies d’errements sociaux-libéraux, il nous revient de rassembler les forces vives de la gauche et, au-delà, du peuple travailleur. Des millions d’hommes et de femmes sont manifestement en attente d’une perspective audacieuse qui, à la différence du gauchisme stérile, ne se dérobe pas à l’impérieuse nécessité de conquérir une majorité et de gouverner, sans pour autant retomber dans les ornières de la Gauche plurielle d’hier, ce à quoi pourrait nous mener tout droit l’offre d’une ”« gauche solidaire »” dorénavant avancée par une Martine Aubry peinant manifestement toujours à tirer le bilan des cinglants échecs du passé. Il importe que les lignes bougent en profondeur à l’intérieur de la gauche, que le rapport des forces s’y modifie afin qu’y soient irréversiblement battus les tenants de l’accommodement avec le système. Telle est la grande nouveauté de la stratégie qu’esquisse le Front de gauche : ni repli sur une attitude de pure protestation, ni soumission au prétendu réalisme qui revient à s’incliner systématiquement devant les intérêts dominants. Et c’est pour la faire triompher qu’il entend se tourner sans frilosité vers le peuple de gauche dans toute sa diversité – militants et électeurs socialistes ou écologistes, secteurs de la gauche radicale et alternative, syndicalistes et acteurs associatifs, sans partis… -, pour convaincre qu’il est un autre chemin, pour débarrasser la France du sarkozysme et des menaces de l’extrême droite, que le « moindre mal » qui a tôt fait d’amener aux impasses d’un désespoir accru. Devant ce qui est devenu un enjeu de civilisation, l’heure n’est plus à cet aménagement des prescriptions du Fonds monétaire international auquel excellent les gouvernants socialistes de Grèce, d’Espagne ou du Portugal, elle est à un Front populaire du XXI° siècle. La seule perspective à même de gouverner contre les actionnaires et les banquiers, dans la mesure où il s’appuierait en permanence sur la mobilisation sociale.
Pour nous hisser à la hauteur de nos nouvelles responsabilités, il importe d’ouvrir grandes les portes de notre construction commune. Militants de terrain, hommes et femmes engagés dans l’action populaire, forces disposées à participer à l’élan qu’à trois organisations nous avons initié sur la base de propositions programmatiques réfléchies et d’une ambition majoritaire, doivent pouvoir maintenant s’impliquer pleinement. La campagne électorale qui s’approche en offrira l’occasion. À travers le processus qui verra très prochainement notre « plate-forme partagée » être soumise au plus vaste débat public. Par l’engagement de la bataille présidentielle autour de la personnalité la mieux à même de porter nos couleurs communes tout en incarnant notre diversité – pour ce qui nous concerne, à Gauche unitaire, nous venons de confirmer notre préférence pour la candidature de Jean-Luc Mélenchon – et de celle des législatives autour de candidats qui donneront à voir la réalité multiforme de notre rassemblement. Grâce à la prolifération de comités locaux, ou d’assemblées citoyennes, du Front de gauche, notamment à l’échelon des circonscriptions où se jouera la désignation des députés.
La semaine passée, avec Pierre Laurent et Jean-Luc Mélenchon, nous avons donné l’impulsion d’une nouvelle étape pour le Front de gauche. Un premier texte a été rendu public, fixant le cadre politique de notre activité d’ici 2012. La mise au point de la première version de notre programme devrait suivre. Avant que ne fussent désignés nos candidates et candidats aux deux scrutins qui s’annoncent. Ce week-end, Gauche unitaire a réuni son conseil national afin de commencer à se mettre en ordre de bataille. La semaine prochaine, ce sera au tour de nos partenaires communistes et « pégistes ». Le travail n’est qu’amorcé mais la voie est tracée. L’enjeu n’est autre que l’avenir… Celui de la gauche et du pays !
”PS.” Le Monde ”daté des 3 et 4 avril nous livre une excellente photographie de la désintégration qui menace la gauche tout entière. D’un côté, José Luis Rodriguez Zapatero nous y explique doctement que la” « compétitivité » ”- dont les gouvernements de l’Union européenne entendent rendre les règles intangibles, au moyen du « Pacte pour l’euro plus » et pour le plus grand avantage du marché roi -, serait le” nec plus ultra ”d’une gestion progressiste. Une bonne illustration de la totale inaptitude des sommets de la social-démocratie européenne à prendre la mesure du basculement en cours de l’ordre du monde. Deux pages plus loin, tout en s’exaltant sur cette notion qui me paraît singulièrement brumeuse d’un” « capitalisme coopératif », ”Arnaud Montebourg appelle à” « plus de courage que ce à quoi les socialistes se sont habitués ». ”Belle posture de gauche, qui ne l’empêche cependant pas de promettre qu’il se rangera derrière le vainqueur des primaires de son parti, quoi qu’il fustigeât, chez ses concurrents, des” « choix différents » ”du sien. C’est ainsi, par ce genre de comportements velléitaires, que l’on prépare de grands désastres. Point d’orgue d’un panorama qui laisse pour le moins inquiet, Michel Onfray, que l’on a connu plus pertinent, revendique à présent son adhésion à une” « gauche libertaire française » ”qui permettrait” « de faire la révolution sans prendre le pouvoir ». ”En clair, qui laisserait les mêmes se succéder sans fin au cœur de l’appareil de l’État pour y imposer leurs vues, évidemment au détriment du plus grand nombre qui resterait l’éternel exclu d’un « pouvoir » dont les « révolutionnaires » mettraient un point d’honneur à se tenir à l’écart. Avec de semblables représentants des gauches, l’oligarchie peut dormir sur ses deux oreilles…”