L’autre Israël
Dans la mesure où l’accalmie aoûtienne me laisse un peu plus de temps que d’ordinaire pour réagir à l’actualité, j’ai voulu vous faire partager le sentiment que m’inspire un événement susceptible, à terme, de redistribuer les cartes au Proche-Orient. Je veux parler du surgissement d’une sorte de mouvement des « Indignés » en Israël. Que, ce 30 juillet, de 150 000 à 200 000 manifestants soient descendus dans les rues d’une dizaine de villes, avec Tel-Aviv pour épicentre, sur des revendications sociales mettant en cause le tourbillon libéral qui, à l’image de la planète, saccage la vie et les droits du plus grand nombre, là-bas également : voilà qui est exceptionnel dans l’histoire de ce pays.
D’autant plus exceptionnel que tout s’est enclenché à la manière des explosions révolutionnaires de Tunis ou du Caire, et qu’elle n’est pas sans rappeler l’irruption d’une jeunesse ivre de colère à force de subir l’austérité, à Madrid ou Athènes. Le 14 juillet, une jeune femme ne parvenant plus à se loger, en dépit de son statut d’avocate, plante sa tente sur le boulevard Rothschild de Tel-Aviv avant d’exposer les raisons de son action sur Facebook. Presque instantanément les principaux centres urbains voient naître des camps de toile, le mouvement fait tache d’huile et entraîne à sa suite la confédération syndicale Histadrout ainsi que l’association des maires, le gouvernement de Benyamin Netanyahou s’en retrouvant complètement déstabilisé (il n’est présentement plus crédité que de 32% d’opinions favorables dans les sondages). Pêle-mêle, cet été social inédit conteste la flambée des prix du logement, le creusement insupportable des inégalités ou le démantèlement des services publics. Cela ne vous rappelle rien ?
Phénomène bien trop souvent négligé, y compris de celles et ceux qui se sont engagés en faveur du droit et de la justice en terre de Palestine, totalement occulté en tout cas par les discours sécuritaires de ses dirigeants, sans parler de la prétention de ces derniers à parler au nom des Juifs du monde entier, la société israélienne connaît une crise majeure. Son économie se trouve depuis toujours minée par l’effort de guerre incessant consenti à l’encontre de son environnement arabe et des Palestiniens, et il lui faut vivre sous la perfusion constante de l’aide massive que lui apporte, notamment, Washington. La vague néolibérale déferlant sur le globe, à la faveur de la mondialisation marchande et financière, sera venue porter cette situation à son point de rupture.
LES DÉVASTATIONS DU CAPITALISME VORACE
Initialement fondé sur le mythe d’un modèle d’inspiration socialiste hérité des pionniers du sionisme ouvrier venus d’Europe de l’Est, Israël s’est en deux décennies adapté à la norme du capitalisme vorace. Si le taux de croissance du produit intérieur brut et les grandes banques ont plutôt bien résisté au maelström agitant en ces temps troublés les marchés, et si la percée israélienne dans le domaine des nouvelles technologies (grâce, entre autre, à la militarisation de l’économie) a compensé le repli du secteur agricole, le processus mis en œuvre de déréglementation sauvage aura vu le chômage devenir le quotidien du salariat (même s’il aura fini par se stabiliser à 7% de la population active) et, surtout, le grand dénuement opérer des ravages dans la population. Selon l’OCDE, qui a pourtant récompensé ce bon élève des préceptes du Fonds monétaire international en l’intégrant à ses rangs l’an passé, 20% des Israéliens vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, avec moins de 3500 shekels (autour de 700 euros) mensuels. Ce qui représente la proportion de démunis la plus forte des 31 membres de l’organisation des pays développés, devant le Mexique, la Turquie et les États-Unis. C’est Gilles Darmon, le président de l’association caritative Latet, qui résumait le mieux, en mai 2010, la nouvelle réalité israélienne : ”« Le gouvernement a adopté une politique de sortie de crise par le haut, en favorisant les entreprises et sans appliquer de politique de relance de la consommation. Au contraire, c’est la population qui paie, avec la hausse de la TVA et des impôts sur le revenu. Israël est un excellent élève du FMI, un champion de l’orthodoxie budgétaire, mais il a sacrifié son idéal social. »”
C’est la spéculation engendrée par la profitabilité escomptée des investissements dans le secteur de l’immobilier qui a catalysé la révolte. Parce que 100 000 logements sont actuellement recensés comme vacants et que, simultanément, les prix du marché interdisent à de très nombreux Israéliens de se loger décemment. Ce ne sont plus simplement les laissés-pour-compte qui font les frais des orientations ultralibérales des gouvernants et d’une logique concurrentielle soustraite à tout contrôle, mais toute une population généralement répertoriée comme appartenant à la « classe moyenne », souvent jeune et très diplômée. Celle qui s’est emparée de la rue, n’ayant d’autres moyens de faire entendre son désarroi et son ras-le-bol. Celle aussi qui, à l’instar de ses semblables de Tunisie ou d’Égypte, d’Espagne ou de Grèce, a vu s’évanouir ses illusions envers un système ne tenant plus aucune de ses promesses de promotion sociale, et n’en peut plus de l’emprise tentaculaire d’une oligarchie insouciante du sort de ceux d’en bas.
Dès lors qu’il met, plus ou moins explicitement, en cause le partage des richesses, l’actuel mouvement est de nature à approfondir la désintégration à l’œuvre des fondations de l’État hébreu. Celui-ci s’avère, en effet, tout à la fois en proie à une crise politique violente (marquée par le délitement des partis traditionnels et la montée en puissance des formations communautaires ou religieuses), à une crise démographique irrésistible (avivée par la baisse constante de l’immigration juive), à une crise morale (l’état de guerre permanent d’Israël avec ses voisins arabes et musulmans finit par lui poser l’épineuse question de son devenir même), et d’une crise identitaire (comme l’a souvent pointé l’ami Michel Warschawski, cette nation arrivée au seuil de l’explosivité se retrouve interrogée sur sa définition de la judéité, laquelle légitime, rappelons-le, le sacro-saint « droit au retour » des Juifs autant que les discriminations institutionnalisées dont sont l’objet ses citoyens arabes).
SALUTAIRE NORMALISATION
L’une des conséquences les plus salutaires de la mobilisation qui vient de s’amorcer est, incontestablement, qu’elle concourt à la « normalisation », à la « banalisation » d’Israël. Aux origines de l’entreprise sioniste, l’édification d’un ”« Homme nouveau »” en ”« Terre promise »” avait justifié, avec le concours actif de la bureaucratie de la Histadrout, l’ignorance – ou, à tout le moins, l’extrême relativisation – de la question sociale dans le nouveau pays. David Ben Gourion, grande figure de la proclamation de 1948 et l’un des pères des thèmes identifiants du sionisme « socialiste » de l’époque, avait d’ailleurs théorisé la dilution de la classe travailleuse dans une ”« nation au travail »”, donc sa collaboration structurelle avec le ”« capital national »”.
Par la suite, ”« l’obsession de la vengeance et de la force »”, la ”« méfiance perpétuelle envers tous, à tout moment et à tout propos, sans distinguer l’ami de l’ennemi »”, pour reprendre les termes d’Avraham Burg, un ancien président de la Knesset, de l’Agence juive et du Congrès juif mondial (il faut lire, pour celles et ceux qui ne l’auraient déjà fait, son excellent ”Vaincre Hitler”, paru chez Fayard), ont enfermé la nation hébraïque de Palestine dans une idéologie particulière, retardant jusqu’à nos jours l’apparition d’un mouvement social véritablement indépendant de l’appareil étatique, autant que la structuration de courants politiques affichant une ambition majoritaire tout en s’émancipant du consensus belliqueux ambiant.
Ainsi pourrait-ce être, tout simplement, la lutte des classes qui fait aujourd’hui son grand retour sur la scène israélienne. Avec pour double spécificité que l’explosion de colère actuelle sort des cadres catégoriels étriqués que revêtaient les quelques grandes confrontations sociales du passé, qu’ils se manifestent à travers des exigences relevant du bien commun, et qu’il fait pour cette raison exploser des divisions aussi traditionnelles que paralysantes (entre ashkénazes et sépharades, Orientaux et originaires de l’Est européen, Juifs et Arabes, religieux et laïques…). Il est, à cet égard, permis d’espérer que cela vienne accélérer les processus, indispensables à l’insertion d’Israël dans la vaste région qui l’entoure, de déconfessionnalisation du pays et de laïcisation de l’État, conditions de sa démocratisation et de l’accès de l’ensemble de ses citoyens à des droits égaux…
DES GRAINES SEMÉES
Ne soyons évidemment pas naïfs. Surtout dans le contexte d’incertitude caractérisant le mouvement national palestinien, la révolte contre les orientations d’une élite dirigeante ultraréactionnaire et corrompue ne saurait embrasser spontanément la politique de spoliation et de colonisation mise en pratique pour priver le peuple voisin de son droit à disposer, aux côtés d’Israël, d’un État souverain sur l’intégralité des territoires occupés en 1967. L’intransigeance brutale du pouvoir de Tel-Aviv peut parvenir à user une mobilisation qui, du fait de sa jeunesse, ne dispose pas d’une organisation à la hauteur d’un affrontement au plus haut niveau avec les autorités du pays et ne peut, ce qui fait sa grande fragilité, s’appuyer sur une gauche en état de relayer ses demandes sur le champ politique.
Des graines n’en sont pas moins semées, de nature à provoquer des prises de conscience globales. Tel le questionnement qui se fait progressivement jour à propos du bien-fondé de choix consistant à absorber 50% du budget national dans l’extension des colonies de Jérusalem et de Cisjordanie…
Mesurons bien l’extraordinaire rapidité avec laquelle des événements de cette importance historique s’accomplissent sous nos yeux. Ils sont la marque d’une époque balayée de vents tourbillonnants, où se cherchent, dans l’accélération souvent confuse des rythmes politiques et sociaux, les voies d’une contre-offensive des peuples. En moins d’une année, surpassant les rêves les plus fous que nous aurions pu faire, la vague formée au cœur du monde arabe vient sans doute de toucher… Israël ! L’internationalisme ne se divisant pas, il n’en est que plus essentiel d’apporter notre soutien à la jeunesse et aux travailleurs israéliens en lutte pour leurs droits.