“Tapie-Lagarde”, la nouvelle affaire d’État
Décidément, cet été ne fera pas relâche sur le front de l’actualité la plus brûlante. Ainsi, comme nous fûmes un certain nombre à l’anticiper dès le lendemain du sommet bruxellois du 21 juillet, aura-t-il fallu quelques jours seulement pour que la frénésie spéculative sur les marchés financiers ne place, de nouveau, la zone euro en état de convulsions, l’Espagne et l’Italie se retrouvant cette fois dans l’œil du cyclone. Et, comme en politique, généralement, « les emmerdements volent en escadrille », comme aimait à le dire si élégamment le prédécesseur de Nicolas Sarkozy, la décision de la commission des requêtes de la Cour de justice de la République, ce 4 août, sera venue gâcher un peu plus les vacances de notre Prince élyséen…
Nul doute, en effet, qu’elle ne pouvait plus mal tomber pour le petit clan qui s’est accaparé tous les pouvoirs à la tête de l’État. À peine installée dans le fauteuil de « DSK » au Fonds monétaire international, voilà donc que Mme Lagarde va devoir subir une longue et fort déstabilisante enquête pour ”« complicité de détournement de biens publics »” et ”« complicité de faux »”. Toutes les pressions imaginables avaient pourtant été organisées pour dissuader les membres de la juridiction concernée de suivre l’avis de l’ancien procureur général Jean-Louis Nadal : l’ancienne locataire de Bercy avait été propulsée à Washington en deux temps trois mouvements, un intense battage médiatique était venu compléter l’opération sur le thème de la « dernière chance offerte à la France de défendre sa place dans le concert international » à un moment de crise financière paroxystique, le verrouillage de l’appareil judiciaire avait été renforcé avec la nomination d’un très proche de M. Sarkozy à la tête du parquet…
Rien n’y aura fait ! La procédure ayant permis à Bernard Tapie d’obtenir plus de 400 millions d’euros en dédommagement du prétendu préjudice subi de la part de l’organisme public chargé de la gestion du passif du Crédit lyonnais était par trop contraire à la « préservation des intérêts de l’État », pour reprendre les mots mêmes de M. Nadal. Et l’intervention directe de Christine Lagarde ne pouvait être escamotée dans le choix d’un tribunal arbitral pour régler le litige dans lequel un homme d’affaire sulfureux se trouvait impliqué, puis valider ”in fine” les conclusions de cette structure.
DÉVOIEMENT OLIGARCHIQUE DE LA DÉMOCRATIE
Comment contester la nature parfaitement arbitraire d’une opération paraissant n’être qu’une des innombrables manifestations de cet esprit de cour et de ce système conçu à l’unique avantage des copains, même lorsqu’il s’avère qu’ils sont d’authentiques coquins, qui caractérise le sarkozysme depuis son installation aux commandes du pays ? Ignorer, en l’occurrence, que le sieur Tapie, passé sans coup férir du poste de ministre en vue de la Mitterrandie à celui de laudateur d’une droite décomplexée dans sa relation à l’argent, après une étape à la case prison, a dans cette affaire glauque perçu les dividendes de son ralliement au vainqueur de la présidentielle de 2007 ? Fermer les yeux sur le fait qu’un acte ayant de pareilles conséquences sur les finances de la collectivité n’eût jamais pu demeurer, du moins dans le fonctionnement monarchique de notre V° République, du ressort d’une « simple » éminence ministérielle, mais qu’elle requérait à coup sûr une consigne du « Château » ?
C’est en cela que le dossier « Tapie-Lagarde » me paraît, en réalité, être surtout une « affaire Sarkozy », autrement dit un nouveau scandale d’État ! Celui-ci vient boucler la spirale nauséabonde amorcée avec la fameuse nuit du Fouquet’s et qui vit par la suite, pêle-mêle, d’affaire Bettencourt en tentative de promotion du « Prince Jean » à la tête de l’un des organismes les plus lucratifs et stratégiques du département des Hauts-de-Seine, de « boucliers fiscaux » destinés à protéger les plus riches contribuables en ouverture des fleurons de notre secteur public à la cupidité des grands groupes multinationaux, de récompenses juteuses accordées aux affidés du souverain en bannissements de celles ou ceux qui avaient cessé de plaire, s’opérer une ahurissante privatisation des institutions françaises. Un processus entamé à la manière d’un mauvais vaudeville, avec cette sauterie mondaine où se pressaient, le 7 mai 2007 au soir, les principales fortunes de l’Hexagone, pour s’achever dans une ambiance crépusculaire digne du Second Empire finissant. Avec, néanmoins, pour principale et dramatique conséquence, une insidieuse mise à mort de la République, du moins dans ce qu’elle affichait encore de ses principes originels. C’est le journaliste Joseph Macé-Scaron qui eut un jour les mots justes pour décrire cette ”« décomposition oligarchique d’une démocratie dévoyée »”.
Pour être une mauvaise nouvelle, à l’orée d’une campagne dont l’un des principaux enjeux consistera à savoir si le tenant du titre sera ou non reconduit dans son palais, l’ouverture de l’enquête visant le somptueux cadeau accordé à Bernard Tapie épargnera toutefois l’hôte de l’Élysée. Non seulement parce que les deux mandats de Jacques Chirac auront été l’occasion de perfectionner l’impunité présidentielle pour tout acte commis dans l’exercice de ses fonctions et son immunité de fait à propos de ses actions antérieures (ce qui a permis à l’ancien maire de Paris de n’avoir toujours pas eu, jusqu’à présent, à répondre des pratiques qu’on lui reproche de détournement de fonds publics au bénéfice de l’ex-RPR). Mais, comme le relève très justement un éminent juriste dans les colonnes du ”Monde” daté du 4 août, parce que la révision constitutionnelle de 2007, qui pourrait en théorie permettre d’incriminer le chef de l’État pour « un manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat », n’a jamais fait l’objet de la loi organique qui, seule, en permettrait l’application… En quatre ans… L’auteur du point de vue publié par le quotidien vespéral en est, à cet égard, fondé à conclure que, ”« première dans toute l’histoire de la République, un président aura pu effectuer tout un mandat à l’abri en droit de toute possible mise en cause de sa responsabilité et ce, quelle que soit la nature de ses actes publics ou privés, sauf crimes passibles de la Cour pénale internationale »”. Eh oui, nous en sommes là…
VITE, UNE NOUVELLE NUIT DU 4 AOÛT…
Point n’est besoin, au regard de cet affaissement sournois des mœurs politiques de notre élite, de cet étranglement organisé des règles élémentaires qui caractérise d’ordinaire un État de droit, de longs développements reprenant les raisons pour lesquelles la gauche ne peut plus faire l’impasse sur l’exigence d’une VI° République. Il se trouve cependant que la décision de la commission des requêtes de la CJR a été prise… un 4 août. Hasard des dates qui vient nous rappeler que le coup d’envoi le plus symbolique de cette Grande Révolution s’étant autorisée à décréter la souveraineté du peuple fut… l’abolition des privilèges, le 4 août 1789.
L’irruption d’un mouvement des campagnes, aiguillonné par la rédaction des Cahiers de doléance, se révéla alors si irrépressible que tous les efforts déployés pour le faire rentrer dans son lit furent totalement vains : les États généraux adoptèrent, cette nuit-là, le principe d’égalité devant l’impôt et les charges, l’abolition des corvées et servitudes personnelles, la suppression des justices seigneuriales, du droit exclusif de chasse, des dîmes et de toutes les immunités pécuniaires, de la vénalité des offices etc. Ce n’est pas pour rien que, dans ses travaux, tout en notant que sa dynamique populaire avait seule permis au processus de dépasser ses limites bourgeoises, le grand historien Albert Soboul relevait toujours les efforts des classes possédantes ”« pour dénier à la Révolution française, précédent dangereux, sa réalité historique ou sa spécificité sociale et nationale »” (in ”La Révolution française”, Presses universitaires de France, 1989).
Nous parlons, quant à nous, dans la bataille électorale qui s’ouvre, de ”« révolution citoyenne »” et de convocation d’une Assemblée constituante. Loin de rester circonscris à la définition d’une nouvelle architecture institutionnelle, il leur faudra, en premier lieu, procéder de nouveau à l’éradication des privilèges indus d’une aristocratie de l’argent qui se croit tout permis, afin de rendre effectifs des droits que, jusqu’à présent, on s’était contenté de proclamer pour mieux les piétiner ensuite…