Ce que permet le basculement du Sénat
Ce qui apparaissait hier comme une simple hypothèse est devenu réalité… Le Sénat a basculé… Ne boudons pas notre joie devant cette raclée méritée du camp qui en avait fait sa place forte depuis si longtemps, et devant une victoire à laquelle auront contribué toutes les composantes de la gauche…
L’événement n’est pas seulement sans antécédent, l’institution ne s’étant jamais placée sous direction progressiste depuis le rétablissement de la République, à la fin du XIX° siècle. Il résonne comme un authentique séisme par le rejet qu’il manifeste du président de la République et du petit clan qui, autour de son auguste personne, s’est accaparé tous les leviers de commande… parfois au détriment de courants ou personnalités bannis par un système de cour aujourd’hui porté à son paroxysme. Ainsi, rien ne sera-t-il parvenu à conjurer la défaite de la majorité sortante : ni l’utilisation discrétionnaire de la « réserve » financière de M. Larcher, ni les intenses pressions s’étant multipliées sur quelques dissidents ou « grands » électeurs susceptibles de faire défaut à l’UMP, ni les tripatouillages par lesquels le ministre de l’Intérieur tenta par exemple de brouiller les cartes en publiant les listes de candidats sans étiquettes partisantes…
D’évidence, plusieurs facteurs se sont conjugués pour aboutir à ce résultat. De manière déterminante, a joué l’amenuisement, au fil des scrutins et du glissement à gauche des représentations territoriales, des bases électorales du pouvoir en place. Toutefois, compte tenu d’un mode de scrutin et d’un découpage électoral ayant toujours eu pour objet de déformer la réalité française, cela n’eût pas mécaniquement suffi à bouleverser la donne sénatoriale sans le puissant vent de révolte qui s’est levé à l’encontre de ceux qui nous dirigent. À cet égard, la poussée de la gauche dans les zones rurales exprime-t-elle significativement le rejet sans appel des politiques libérales qui déchirent le tissu social, font disparaître l’essentiel des services publics – MM. Sarkozy et Fillon paient ici lourdement la facture de la liquidation de centaines de bureaux de poste ou de la loi Bachelot privant nombre de territoires de leurs hôpitaux ou maternités de proximité -, étranglent politiquement et financièrement les collectivités au profit d’une recentralisation autoritaire de l’État.
Bien sûr, on ne saurait totalement exclure que, au terme de manœuvres désespérées, la droite ne parvienne à conserver le contrôle de la « Haute Assemblée ». Les petits arrangements ayant toujours eu cours au sein de cette dernière, les ponts jetés entre groupes théoriquement opposés dans le but d’en cogérer le fonctionnement, le rôle charnière du groupe radical (où siègent amis de MM. Baylet et Borloo), ou encore le ralliement de quelques non-inscrits peuvent toujours amener un tel rebondissement. Il n’en demeure pas moins que, ce 25 septembre, la crise française aura connu une spectaculaire accélération. Jamais président et majorité sortants n’auront abordé les scrutins déterminants de la présidentielle et des législatives avec un semblable handicap. Jamais, à l’aune des divisions ayant pour partie contribué à ce Sedan électoral de la droite, l’autorité de l’hôte de l’Élysée ne se sera-t-elle révélée aussi faible jusque chez ses propres partisans. Jamais régime ne sera-il sorti à ce point délégitimé de quatre ans de mandat présidentiel. Jamais, surtout, le divorce entre le pays et sa représentation officielle ne sera-t-il apparu si irréductible.
AU PIED DU MUR…
Quoique la nouvelle configuration du Sénat ne puisse, institutionnellement parlant, aboutir au changement radical de cap qu’attendent les citoyens au sommet de l’État, elle n’en est pas moins de nature à engendrer une onde de choc porteuse d’espoir. En clair, elle peut considérablement renforcer les possibilités de vaincre la droite l’an prochain. Au-delà de la désignation de celui ou de celle qui succédera à Gérard Larcher au « plateau », c’est sur sa détermination à profiter de sa nouvelle position de force pour s’opposer jusqu’au bout à une régression sociale et démocratique rejetée par le pays que la gauche sera maintenant jugée. À commencer par la formation sortie largement bénéficiaire de ce scrutin, le Parti socialiste…
De ce point de vue, les propos convenus de quelques figures de celui-ci, s’engageant à ne pas recourir demain à la tactique de ”« l’obstruction »”, constituent une bien mauvaise manière de faire face à une nouvelle donne en principe prometteuse. D’autant que ”« l’ambiance consensuelle »” que la droite nous vante désormais à propos de l’hémicycle du Palais du Luxembourg déforme sciemment la réalité : ces dernières années, quoique les dissensions internes à la majorité s’y soient parfois exprimées avec plus de visibilité qu’ailleurs, cette institution n’a pas fait preuve d’une modération la distinguant substantiellement de l’Assemblée nationale ; en plusieurs occasions, elle sera même allée jusqu’à durcir des dispositions gouvernementales !
Un Sénat à gauche doit, par conséquent, être conçu comme le nouveau théâtre d’une confrontation sans concessions avec le régime. Lorsque l’action des gouvernants n’a plus la moindre légitimité, c’est un devoir d’y faire obstacle par tous les moyens possibles, donc de ne pas se dérober à l’affrontement avec elle, et même d’oser ouvrir une crise politique qui, dans de telles circonstances, ne peut avoir qu’un effet salutaire. Ce qui est vrai de la ”« règle d’or »”, dont Nicolas Sarkozy doit se voir interdire l’inscription dans la Constitution, ne l’est pas moins d’autres domaines cruciaux, tout particulièrement dans le contexte d’aiguisement que nous connaissons de la crise financière : les orientations budgétaires pour 2012, par lesquelles le gouvernement entend concrétiser sa soumission aux marchés financiers, durcir l’austérité exigée par ceux-ci, pérenniser l’inégalité fiscale qu’il n’a cessé de creuser depuis 2007, intensifier la Révision générale des politiques publiques ; la loi de financement de la Sécurité sociale, comme le futur texte annoncé par Xavier Bertrand, qui préluderont à de nouvelles saignées en matière de santé publique et à un affaiblissement supplémentaire de la protection des plus fragiles ; les tentatives du même ministre du Travail de contourner le Parlement pour modifier une série de dispositions du code du travail (pour promouvoir, par exemple, ces fameux ”« contrats de sept heures »” dans le cadre du RSA) ; sans parler des projets sécuritaires ou anti-immigration annoncés par le chef de l’État et le locataire de la Place Beauvau…
Plus généralement, la nouvelle configuration du Sénat doit être mise à profit pour faire adopter des textes législatifs que l’ancienne majorité y avait arrêtés depuis des années. Tel le droit de vote des étrangers aux élections locales et européennes, adopté au Palais-Bourbon à l’époque de la Gauche plurielle, qui doit pouvoir à présent franchir le barrage de la Seconde Chambre. Martine Aubry l’a évoqué au soir de la victoire… Rien ne s’oppose, dès lors, à ce que l’on passe dès que possible aux actes. Ce qui, en un moment où l’extrême droite caracole à de très hauts niveaux dans les sondages, serait une réponse concrète et courageuse au poison du racisme et de la xénophobie qui se répand de nouveau dans la société.
OUVRIR LE CHANTIER DE LA RUPTURE INSTITUTIONNELLE
De la même façon, la nouvelle majorité sénatoriale se doit d’engager un processus législatif d’abrogation des contre-réformes des collectivités territoriales et d’une intercommunalité actuellement imposée par les préfets avec la dernière brutalité. Et une identique volonté doit se manifester à propos des changements institutionnels dont nul, à gauche, ne peut plus nier l’urgence.
Soyons précis : je n’entends pas, à cet instant, parler de VI° République. Même si la mise en chantier d’une nouvelle architecture constitutionnelle apparaît chaque jour plus impérative, au miroir de la dégénérescence des mœurs politiques résultant de l’hyper-présidentialisation des institutions en place, autant qu’à celui de la putréfaction d’un système mis en lumière par l’éclatement en cours d’affaires plus glauques les unes que les autres. Mais cela fait partie du débat auquel la gauche tout entière ne pourra échapper et dont les campagnes qui s’ouvrent devront faire juges nos concitoyens. Sans attendre que les équilibres se modifient sur ce point et puissent faire surgir l’Assemblée constituante que le Front de gauche appelle de ses vœux, il est au moins possible de battre immédiatement en brèche des dénis de démocratie scandaleux.
De par sa conception, un mode de scrutin et un découpage des circonscriptions avantageant outrageusement la ruralité, le Sénat reste cette ”« anomalie de la démocratie »” dont parla un jour Lionel Jospin, cette Assemblée ”« du seigle et de la châtaigne »” si bien fustigée par le François Mitterrand du ”Coup d’État permanent”. La majorité sortie des urnes ce 25 septembre dispose des moyens légaux de s’atteler à la rédaction de la loi organique qui prendra les citoyens à témoin de sa volonté d’en finir avec ces pratiques d’un autre âge. Il possède tout autant la faculté d’engager la réforme de tous les modes de scrutin et de faire avancer, entre autres, l’objectif de l’interdiction du cumul des mandats.
Autant d’actes qui modifieront substantiellement les coordonnées de la bataille de 2012 et seront de nature, au terme d’années de contre-révolution libérale, à poser en de nouveaux termes la réflexion indispensable sur une refondation de la République. Le basculement à gauche du Sénat n’est donc pas, on le voit, un épisode anodin de notre vie publique. Il ne doit, en tout cas, pas rester sans conséquence perceptibles sur le quotidien du plus grand nombre.