Ce que nous disent les “primaires”

Dans ma précédente note, j’annonçais mon intention de revenir sur les enseignements des « primaires » socialistes. Je m’exécute. Pour souligner tout d’abord, d’un trait supplémentaire, ce que nombre de commentateurs ont déjà mis en exergue : la participation exceptionnelle au premier tour de cette consultation, entraînant des hommes et des femmes n‘ayant pas nécessairement l’intention de se prononcer en faveur de la candidature du PS au premier tour de la présidentielle, ne saurait être banalisée. Phénomène sans précédent dans la tradition hexagonale, elle aura révélé un désir de politique et une attente de démocratie que quatre ans de sarkozysme ont littéralement piétinés, un souhait d’implication des citoyens dans le débat du scrutin cardinal de nos institutions, une volonté plus forte que jamais d’en finir avec une droite destructrice des protections sociales et de la souveraineté du peuple, un désir patent de cette fraction du peuple de gauche ayant faut le déplacement aux isoloirs de voir la gauche aller réellement à gauche. Même si, avec mes camarades de Gauche unitaire et du Front de gauche, j’ai considéré que cette initiative concernait seulement celles et ceux qui entendaient départager les prétendants issus de la famille socialiste, il m’est impossible de relativiser la charge positive de l’événement. Encore moins d’ignorer que bien des sympathisants de toutes les composantes de la gauche et de l’écologie politique auront cherché, en mettant leur bulletin dans l’urne, exprimé leurs aspirations.

Résumons. De toute évidence, les 2,7 millions de participants à ce scrutin (peut-être seront-ils davantage ce 16 octobre, si l’on se fie à l’audience record du débat télévisé ayant mis aux prises les deux finalistes), comme le million d’électeurs ayant tenu à laisser leurs coordonnées aux organisateurs du vote, auront reflété le mouvement d’une société ne supportant plus l’étouffement auquel la soumet l’oligarchie politico-financière aux affaires. De même, le succès d’une entreprise contre laquelle l’UMP avait déclenché un tir d’artillerie des plus grotesques, allant jusqu’à invoquer le fichage des électeurs, aura représenté un acte impressionnant de rébellion face à un pouvoir que chaque élection sanctionna depuis 2008… sans qu’il ne daigne entendre les souffrances d’un corps social meurtri par ses orientations libérales et son inégalitarisme forcené. Quant au score inattendu d’Arnaud Montebourg, qui défendait des propositions de confrontation avec les marchés ayant plus d’un point commun avec notre « programme partagé », et même l’écart plus réduit que prévu entre François Hollande – chantre assumé d’une stricte orthodoxie budgétaire au nom de la réduction prioritaire des déficits – et une Martine Aubry à la posture se voulant plus ouverte aux revendications populaires et plus volontaire face aux banques ou à la spéculation financière, ils auront une nouvelle fois désigné le centre de gravité véritable de la gauche… Bien loin d’un social-libéralisme parfaitement impuissant à relever les défis du moment historique présent.

Reste à savoir si ces « primaires » sont, pour autant, la réponse aux espérances dont elles ont favorisé la manifestation spectaculaire. Chacun, même s’il a approuvé le choix du Parti socialiste de les organiser, pourra convenir que tel n’est pas vraiment le cas.

UN VICE FONDATEUR

Ce grand rendez-vous aura, en effet, souffert d’un vice fondateur. Mis en œuvre après que les adhérents du parti aient adopté leur projet, entretenant sciemment l’ambiguïté sur ses objectifs (choisir celui ou celle qui porterait les couleurs de la rue de Solferino en avril et mai prochains, ou préempter l’issue de la présidentielle au bénéfice de la force à ce jour toujours dominante dans la gauche ?), il aura vu ramener son enjeu à un choix de personnes.

Bien sûr, tout en ayant souscrit au même programme, les prétendants portaient des options substantiellement différentes, pour ne pas dire opposées – que trouvera-t-on de similaire entre un Manuel Valls se situant de facto à l’aile gauche du sarkozysme, et un Arnaud Montebourg se réclamant du « non » de gauche au traité constitutionnel européen ? -, mais la procédure retenue en gommait les aspérités au point de concentrer les affrontements sur les ”« caractères »”, les ”« tempéraments »” ou les ”« compétences »” de chacun. Une fois n’est pas coutume, je partage la remarque formulée par Alain Duhamel dans ”Libération” du 13 octobre : ”« La mécanique même des élections primaires aboutit nécessairement à une extrême personnalisation du scrutin. C’est son principe et c’est son talon d’Achille. À partir du moment où la primaire organise une véritable élection populaire au sein d’une élection populaire, un premier tour partisan avant l’élection nationale,” a fortiori ”à partir du moment où le vote préalable du projet neutralise les clivages idéologiques les plus profonds, l’attention se porte irrésistiblement sur la personnalité des candidats. »”

C’est probablement cet ”« inconvénient »”, dont parle l’éditorialiste adulé du paysage audiovisuel, qui explique le malaise et les alliances à fronts renversés de la campagne de l’entre-deux tours. Si les ralliements de Baylet ou Valls à François Hollande paraissaient quasiment naturels au vu des positions défendues pour le premier tour, ceux de Ségolène Royal et Arnaud Montebourg laissent derrière eux un parfum d’arrangements en coulisses et de négociations secrètes des rapports de force futurs dans les structures de la campagne de 2012, nous ramenant du coup à la grande tradition des congrès socialistes. Le député et président du Conseil général de Saône-et-Loire, concepteur de ces « primaires », a coutume de les présenter comme une anticipation de la VI° République qu’il appelle, à notre instar, de ses vœux. À leur première mise en pratique, celles-ci seront toutefois apparues comme la consécration de la présidentialisation de notre vie publique, qu’installa la Constitution imaginée par et pour le général de Gaulle avant que tous ses successeurs, sans exception, en amplifient la dérive autocratique. Ainsi, en formulant leurs choix de second tour, tant Ségolène Royal qu’Arnaud Montebourg n’auront-ils pas, fusse à leur corps défendant et en pensant sans doute se préserver un espace d’existence dans l’avenir, fait prévaloir leur position – aussi prééminente que solitaire – sur la délibération collective des instances d’animation de leurs campagnes respectives ?

Ce qui m’amène à une réflexion plus globale, que j’aurai l’occasion de prolonger ces prochains jours. Du côté des sommets du Parti socialiste, mais également de celui d’une UMP en mal de leadership incontesté du fait de l’impopularité inégalée du président sortant, on présente fréquemment les « primaires » comme une possible issue à la crise de légitimité qui mine les institutions. C’est un peu vite oublier que l’usure accélérée de la V° République, dont je traitais la semaine passée, aussi bien que l’affaiblissement régulier des partis dominants ont une même origine : un système de concentration des pouvoirs au plus haut niveau de l’État, la confiscation des décisions par un monarque entouré d’une élite agissant dans l’opacité la plus absolue (au prix de la reproduction régulière de phénomènes délétères de corruption), la relégation des Assemblées élues dans une subordination permanente à l’exécutif, la reproduction de ce mécanisme hyper-délégataire à tous les échelons, l’asphyxie du débat d’idées du fait de l’emprise tentaculaire d’un monde médiatico-sondagier aux mains de gigantesques empires financiers, et l’atrophie de la citoyenneté qui en résulte. Voilà ce qui n’a cessé d’éloigner le peuple de la politique. Si c’est dans une réaction justifiée à leur expropriation organisée de la vie publique que des millions d’hommes et de femmes ont répondu à l’appel des « primaires », les redistributions de cartes, fort peu transparentes, auxquelles le second tour de ces dernières a donné lieu, attestent que nous sommes encore loin de la révolution démocratique annoncée.

LE VRAI DÉFI POSÉ À LA GAUCHE

À l’heure où j’écris ces lignes, Martine Aubry et François Hollande achèvent leurs campagnes destinées à se départager. Le débat à gauche n’en est pas pour autant clos. Ni sur le plan de l’exigence démocratique qui monte des profondeurs du pays, je viens d’en parler, ni sur celui des solutions à mettre en œuvre afin que l’initiative change de camp, que l’espoir renaisse du côté des classes populaires.

De ce point de vue, et au risque de me répéter, l’urgence du moment ne peut se résumer au choix de celui ou celle qui affrontera la compétition présidentielle pour le compte de la rue de Solferino, aussi estimable fût-il. Face aux catastrophes dont le capitalisme menace l’Europe et la planète, pour mettre un terme aux régressions imposées par Nicolas Sarkozy et l’UMP à la société française, c’est d’un grand débat sur le fond que le peuple a besoin. D’autant qu’il existe à gauche d’autres réponses et d’autres propositions que celles aujourd’hui portées par le PS. À commencer par celles du Front de gauche et de son candidat à l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon.

Comment mettre au pas les marchés et échapper à l’austérité qu’ils veulent imposer aux peuples ? Comment rompre la chaîne de la globalisation capitaliste, du libre-échangisme intégral et de la dérégulation généralisée de la finance ? Comment reprendre le contrôle de l’économie, au moyen de la nationalisation des grandes banques et de la création d’un pôle financier public, allant de pair avec le redéploiement d’un puissant secteur public ? Comment, de cette manière, faire émerger un nouveau modèle de développement, orienté vers la satisfaction des besoins populaires, la relocalisation des emplois et une réindustrialisation s’insérant dans une grande politique de planification écologique ? Comment, et sur quelles mesures de rupture avec un système en faillite, peut-on agir prioritairement contre l’insécurité sociale en redistribuant radicalement les richesses ? Comment en finir avec les règles étouffantes du traité de Lisbonne pour refonder l’Europe sur des critères sociaux, démocratiques et écologiques ? Comment rendre au peuple le pouvoir que les institutions de la V° République et l’oligarchie politico-financière en place lui ont dérobé ?

Tels sont les vrais enjeux du moment, ceux à propos desquels il importe de s’expliquer, entre toutes les composantes de la gauche et devant le pays, au cours des prochains mois. Sans faux-fuyants, ni recours à des petites phrases aussi ronflantes que vides de sens ! Les résultats de ce 9 octobre prouvent qu’une large part de la gauche y est prête et qu’elle entend que le pays soit demain gouverné sur une authentique politique de gauche. Sans le moindre doute, est-elle même majoritaire, comme le fut le rejet de l’européisme libéral le 29 mai 2005 ou de la retraite à 60 ans. Reconnaissons d’ailleurs à Arnaud Montebourg le mérite d’avoir signifié que ce débat était tout aussi indispensable aujourd’hui qu’hier par sa lettre ouverte à ses deux concurrents restés en lice pour ce 16 octobre.

Par conséquent, au-delà du second tour des « primaires » et quel qu’en fût le vainqueur, l’exigence démocratique qui vient de s’y frayer un chemin doit trouver un prolongement dans une vaste confrontation des projets en présence, faisant les citoyens juges des bases sur lesquelles doivent se constituer, en 2012, une majorité et un gouvernement répondant aux attentes populaires et soucieux de changer la vie du plus grand nombre. Plus que les « primaires » de cet automne, ce sont des assemblées populaires, rassemblant militants de partis et animateurs du mouvement social, hommes ou femmes de gauche et citoyens souhaitant travailler au changement indispensable, qui devraient être organisées sur tout le territoire. Non seulement pour solliciter l’opinion des participants, mais pour requérir leur expertise, leur donner les moyens de délibérer et, surtout, de peser sur les engagements d’une gauche victorieuse. C’est à cette ambition que tente de répondre le Front de gauche avec les assemblées citoyennes qu’elle appelle à réunir partout dans les prochaines semaines.

Christian_Picquet

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