La question sociale au centre de la campagne

Nous abordons, en ce tout début d’année, le premier tournant de la campagne électorale. Non point, comme auront un moment tenté de nous le faire croire les chevau-légers de l’UMP, par l’effet du propos que se serait autorisé François Hollande sur la personnalité si particulière du président de la République (cela dit, les zélateurs de l’auteur du ”« Casse-toi pauvre con »” sont-ils vraiment fondés à s’indigner du trait ayant prétendument visé leur héraut ?)… Mais avec le retour, au premier plan du débat public, de cette question sociale que nos élites eussent tant voulu évacuer, comme à l’accoutumée, et qui déjoue présentement leurs tentatives dès lors que la crise capitaliste s’inscrit à notre horizon, les marchés exigeant toujours plus d’austérité et de sacrifices pour le monde du travail.

Pour une partie de la gauche, du côté du candidat socialiste et de la représentante d’Europe écologie, cela aura au moins eu le mérite de remettre les pendules à l’heure. L’illusion selon laquelle il eût été possible de l’emporter, face à la droite, en articulant un discours d’orthodoxie budgétaire avec une posture courageuse sur le seul terrain « sociétal » se sera vue dissipée en quelques jours. Tout comme celle, d’ailleurs, qui postulait que l’identité verte eût pu se résumer à l’acceptation – mal assumée, au demeurant – de la logique de gestion sans aspérités qui transpire de l’accord de gouvernement cosigné avec le PS, couplée à l’affirmation de propositions dissidentes dans le seul domaine de l’énergie nucléaire. Sans même parler de cette incongruité qui aura vu Eva Joly se singulariser, à l’occasion de la présentation de ses vœux à la presse, en suggérant un accord de désistement réciproque, au second tour de la présidentielle, entre les candidats de la gauche et… François Bayrou. Comme si le seul enjeu du scrutin d’avril et mai prochains se ramenait à la nécessité d’éliminer Nicolas Sarkozy, sans grands égards pour les choix de société à proposer au pays à un moment où c’est un défi historique qu’il convient de relever.

Ainsi que j’aurais eu l’occasion de le développer maintes fois sur ce blog, la question sociale constituera bel et bien, comme en 2002 ou en 2007, le trait discriminant de la confrontation qui se dénouera au printemps. Et c’est un paradoxe que ce fût, de nouveau, de la droite que nous en vînt la confirmation. Terrible réquisitoire de la déliquescence à laquelle s’est abandonnée une fraction entière de notre camp dès lors qu’elle aura renoncé à contester en ses fondements un système ayant érigé en normes intangibles la profitabilité et l’enrichissement sans fin d’une poignée d’actionnaires et de boursicoteurs au détriment du plus grand nombre.

SARKOZY VEUT REPRENDRE L’INITIATIVE

Faut-il rappeler qu’en 1995, au sortir des années Mitterrand, c’était déjà un Chirac qui s’octroyait le beau rôle de pourfendeur de la ”« fracture sociale »” ? Que sept ans plus tard, pour avoir ignoré l’attente de ces millions de salariés qui forment désormais l’immense majorité d’un pays comme la France, Lionel Jospin se vit éliminé du second tour de la présidentielle, laissant le même Chirac se présenter comme un rempart face aux destructions sociales et démocratiques symbolisées par Jean-Marie Le Pen ? Qu’en 2007, Nicolas Sarkozy faisait perdre à Ségolène Royal une consultation réputée imperdable pour la gauche, dès l’instant où il avait su rendre crédible son positionnement démagogique en direction de travailleurs dont la dame du Poitou-Charente avait négligé les véritables attentes ? Et voilà que, tentant de mettre son concurrent socialiste en porte-à-faux là où celui-ci eût dû fonder l’essentiel de sa stratégie, le tenant du titre s’emploie, une fois encore, à préempter le thème du travail.

L’offensive du personnage dont le patronyme demeurera associé, dans l’histoire contemporaine française, à la liquidation sans précédent de droits conquis sur des décennies par le mouvement ouvrier, se révèle tout à la fois habile et à hauts risques. À l’heure où, sur fond de récession continentale émergente, le chômage de masse, conjugué aux plans de licenciements et aux fermetures d’entreprises (de SeaFrance à Pétroplus) risquent de marquer le climat pré-électoral, exprimant le plus terrible acte d’accusation du quinquennat qui s’achève, le pouvoir s’efforce de donner le change. Il se réapproprie une dimension politique qui pèsera de manière déterminante sur le verdict des urnes, tente de conserver l’initiative en imposant son tempo à ses adversaires, et s’emploie à reprendre l’offensive sur le terrain idéologique. L’éditorialiste du ”Figaro”, Yves Thréard, ne s’y est nullement trompé qui décrivait à merveille, le 9 janvier, le sens de la manœuvre. À l’en croire, M. Sarkozy ”« n’est pas encore officiellement en campagne, mais c’est lui qui en donne le rythme, qui en maîtrise désormais l’agenda. Hollande contre Sarkozy, la prudence contre l’audace, le figurant contre l’acteur, c’est à un match à front renversé entre le candidat PS et le président sortant que l’on assiste »”.

Qu’il s’agisse de l’encouragement au travail à temps partiel, de la formation des chômeurs, de la TVA prétendument sociale, des accords d’entreprises visant à amplifier la flexibilité en liant salaires et temps de travail à la compétitivité des firmes, tous ces dispositifs sont présentés comme autant de réponses aux problèmes de l’emploi ou de la réindustrialisation du pays. Bien que leur mise en musique se trouvât favorisée par l’annonce concomitante que la France pourrait aller jusqu’à instituer solitairement une taxation des transactions financières (ce qui a toute chance de demeurer un vœu pieux, la mesure ne pouvant pratiquement pas être adoptée avant la clôture de la législature et risquant, pour cette raison, de se voir vite inscrite au nombre des promesses non tenues du sarkozysme), elles ne s’en inscrivent pas moins dans une logique libérale pure et dure.

COHÉRENCE 100% LIBÉRALE

Ainsi, nul ne saurait-il ignorer que la ”« baisse du coût du travail »”, en clair la diminution des cotisations patronales à la solidarité sociale, figure depuis des lustres au rang des revendications prioritaires du Medef. Pour ne prendre que ce cas, l’augmentation de la taxe sur la valeur ajoutée ne créera, selon toutes les études disponibles, qu’un nombre infime d’emplois ; elle n’aura, en pratique, que peu d’implications sur le renchérissement des importations des pays dont la compétitivité commerciale provient de la surexploitation de leurs travailleurs ; elle pourra même s’avérer extrêmement avantageuse pour les services financiers (dont les activités ne sont pas actuellement soumises à la TVA et qui auront donc tôt fait d’exiger l’abaissement de leur propre imposition sur les salaires qu’ils versent, avec les conséquences que l’on peut sans peine deviner sur l’aggravation des déficits publics). Elle aura, en revanche, pour principal effet d’approfondir les inégalités, d’abord en pénalisant lourdement la plupart des catégories du salariat autant que les secteurs les plus pauvres de la population, ensuite en ouvrant la voie à une nouvelle étape du démantèlement des mécanismes fondant notre protection sociale depuis 1945. La fiscalisation de celle-ci n’aboutira-t-elle pas, en effet, à ruiner la conception tenant son financement pour la redistribution d’un salaire différé, ce qui consacrera la prédominance des exigences de rentabilité financière immédiate ? Je partage, en ce sens, le point de vue énoncé par Philippe Askenazy dans ”Libération” du 5 janvier, lequel considère que cette mesure ”« fait partie d’une vaste offensive antiredistributive du système fiscal français. Elle est raccord, à ce titre, avec ce qui s’est fait l’an dernier avec l’allègement de l’ISF »”.

Pour dire les choses d’une autre manière, il nous faut maintenant affronter l’approche libérale des plus cohérentes grâce à laquelle notre droite cherche à apporter une réponse dévoyée à une question sociale devenue si prégnante dans notre Hexagone qu’elle menace à tout moment de déboucher sur une explosion. À l’inverse de ce qu’une analyse superficielle pourrait conclure, il apparaît une absolue continuité entre les gesticulations tentant d’abuser les salariés en matière d’emploi ou de salaires et l’assaut dont l’école va maintenant faire l’objet. La suppression de milliers de postes d’enseignants, sous prétexte de Révision générale des politiques publiques, et la mise en concurrence des établissements d’enseignement supérieur dans la foulée de la loi LRU annonçaient la mise en coupe réglée de toute l’Éducation nationale par le marché. Nous savons, depuis les vœux présidentiels, que nous y sommes arrivés, ”« l’autonomie »” censé régir demain notre système éducatif depuis le primaire n’étant qu’une manière d’habiller sa privatisation accélérée…

Il n’est, à cet égard, pas certain que l’entreprise aboutisse aux résultats escomptés. Les règles imposées par la finance mondialisée font désormais l’objet d’un rejet colossal dans notre société. Les contre-réformes initiées par le clan aux affaires, à commencer par celle ayant ciblé la retraite à 60 ans en 2010, ont déjà mis des millions d’hommes et de femmes dans les rues, avec l’appui de l’immense majorité de l’opinion, comme l’ont parfaitement mesuré les sondages. Alors que le pouvoir d’achat ne cesse de régresser, du fait de la baisse des salaires et des pensions, d’une précarité galopante et de la hausse des prix des produits de consommation courante, l’alourdissement de la fiscalité la plus injuste qui se puisse imaginer, celle qui ne pénalise que les moins favorisés, pourrait représenter la faute fatale de Nicolas Sarkozy. Sauf s’il parvenait à prendre une partie de ses opposants au piège de leur propre indécision…

LA GAUCHE DOIT SE DÉGAGER DU PIÈGE

Voici donc le porteur des couleurs socialistes et radicales contraint d’ajuster en catastrophe sa démarche. Impossible désormais, sauf à risquer de se retrouver dans les cordes, d’en rester à des intentions générales au prétexte qu’un temps de tempête financière interdirait les ”« catalogues »” d’engagements… Difficile aussi de tenir très longtemps sur un créneau s’inspirant de l’attitude de Monsieur Rajoy en Espagne et consistant à surfer sur le rejet de l’équipe en place (”« Il ne faut pas désespérer Billancourt. Mais on fait aussi attention à ne pas effrayer les grands-mères »”, aurait dit au ”Monde” un collaborateur de Michel Sapin, le chargé du projet au sein de l’équipe Hollande).

On enregistrera en ce sens positivement que François Hollande n’ait plus repris ce qui semblait appelé à devenir son slogan de campagne, ”« Donner du sens à la rigueur »”. On se félicitera de même qu’il se soit engagé à abroger la TVA sociale si, d’aventure, Nicolas Sarkozy parvenait à la faire voter par le Parlement avant de se soumettre aux suffrages des électeurs (il n’y a pas si longtemps, nombre de personnalités socialistes, de « DSK » à Manuel Valls, ne juraient que par ce symbole de la « modernité »). On l’encouragera vivement à poursuivre dans la voie qui le conduit parfois à préconiser la taxation du capital au même niveau que le travail. Cela ne suffira toutefois pas à dessiner un projet alternatif cohérent à la démagogie sociale du chef de file de l’UMP.

L’ancien premier secrétaire du PS n’aura jamais manqué de se présenter comme celui qui introduirait une réforme globale de la fiscalité en France. Très bien ! Encore convient-il d’en préciser les axes directeurs. Le recul, perceptible dans l’entourage du candidat, sur la défiscalisation des heures supplémentaires, offerte tel un somptueux cadeau au patronat dès les premiers moments du quinquennat sarkozyste, n’est de ce point de vue pas de bon augure. Il en va de même pour l’incertitude planant sur les éventuels ”« fusion »” ou ”« rapprochement »” entre impôt sur le revenu et contribution sociale généralisée, lesquels pourraient se traduire par l’élargissement à des foyers très modestes et aux retraités de l’assiette des assujettis à l’imposition. Voire pour la révision du « quotient familial » qui, s’il s’avère présentement fortement inégalitaire, ne saurait s’opérer au détriment de ceux que les sociologues intègrent généralement aux « classes moyennes », alors qu’ils ne sont au mieux que des salariés moyens.

Dit autrement, à force de faire droit aux antiennes de l’européisme libéral et de ses séides hexagonaux, selon lesquelles l’urgence commanderait de faire baisser le ”« coût du travail »”, on peut rapidement se trouver entraîné vers le contournement de l’indispensable effort de redistribution que représenteraient la taxation des profits, des revenus du patrimoine et des activités financières. Un effort pourtant indispensable à l’heure du plan de relance, socialement utile et écologiquement soutenable, qu’appellerait l’entrée de la France en récession…

Si elle a le souci de mobiliser celles et ceux qui forment son électorat naturel, et non de se tourner vers ce centre qui aura eu vite fait de reprendre ses marques droitières à la faveur de la crise, il faut à la gauche s’affirmer sur le programme à même de répondre aux terribles difficultés du quotidien, seule manière pour elle de faire de nouveau se lever le grand vent de l’espoir. À défaut, elle prendra le risque de ne susciter aucun engouement en sa faveur et de laisser la droite déployer en toute impunité sa stratégie du brouillage et du mensonge. Avec toutes les réserves qu’ils ne manquent pas d’inspirer, les sondages en évoquent la menace. Tandis que les courbes des candidats de l’UMP et du PS tendent à se rejoindre pour le premier tour, que le Front de gauche progresse lentement (jusqu’à atteindre 8% pour Jean-Luc Mélenchon dans une enquête de BVA pour ”Le Parisien”) bien qu’il doive en permanence desserrer les mâchoires de ce bipartisme qui prétend l’écrabouiller, notre camp ne bénéficie pas d’une dynamique d’ensemble. Le rapport de force entre droite et gauche, hors Front national, s’établit même nettement en faveur de la première, laissant la seconde sous la barre des 40%.

N’est-ce pas la confirmation que l’approche du Front de gauche ouvre la seule perspective qui vaille pour enclencher un élan populaire ? Qu’il est temps, grand temps, d’ouvrir les portes de la discussion à gauche ? Que militants et sympathisants de toutes les composantes de la gauche, acteurs et actrices du mouvement social, citoyens inquiets de l’éventualité d’une réélection de Sarkozy doivent pouvoir juger des propositions en présence, disposer des moyens de s’impliquer réellement dans un combat de la plus extrême importance, oeuvrer du même coup à faire grandir l’envie de gauche dans les profondeurs du pays ?

N’en déplaise aux apprentis sorciers qui imaginent qu’un « vote utile » au premier tour suffira à mener le Parti socialiste au succès, c’est la progression de toute la gauche, couplée à son rééquilibrage et à un solide ancrage sur une vision sociale déterminée, qui peut le mieux assurer la défaite indispensable de l’adversaire. Il nous reste cent jours pour en convaincre largement. Cent jours qui vont être décisifs. Cent jours qui requièrent l’engagement du plus grand nombre de celles et ceux qui partagent cette conviction. Cent jours pour nous enraciner fortement sur le terrain…

Christian_Picquet

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